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Essai sur les nomenclatures industrielles

 par Bernard Guibert, Jean Laganier, Michel Volle

" Économie et statistique " n° 20, février 1971

(en anglais : "An essay on industrial classifications")

Sans nomenclature, pas d'analyse économique possible. Seule la nomenclature permet de donner à ces mots qui occupent une si grande place dans les exposés d'économie, " l'industrie textile ", " l'ameublement ", " la sidérurgie ", un contenu suffisamment précis. Elle joue donc un rôle tout à fait fondamental. Et pourtant, il semble que ce sujet dégage un ennui subtil. Une nomenclature contient des énumérations fastidieuses, à peine égayées ici ou là par quelque cocasserie. Le spécialiste des nomenclatures fait figure de vénérable érudit en technologie ; et il faut bien qu'il en soit un, pour trancher les questions qui lui sont quotidiennement posées, et qui semblent au profane prodigieusement mesquines : faut-il classer la fabrication de chaussures en matières plastiques à la fabrication de chaussures, ou à la transformation des matières plastiques ? Comment définir la frontière entre la fabrication de bateaux de plaisance et la construction navale ? Faut-il classer la menuiserie en bois au travail mécanique du bois ou dans l'industrie du bâtiment ?

Dans le présent essai (1), les auteurs - qui ont eu soit à l'I.N.S.E.E., soit au ministère du Développement industriel et scientifique, à utiliser quotidiennement les nomenclatures industrielles - se sont efforcés d'expliquer puis de dépasser cet ennui. Leur présentation, qui s'applique à dégager les principes qui ont présidé, plus ou moins consciemment, à la construction des nomenclatures anciennes et actuelles, ne serait sans doute pas acceptée sans retouches par d'autres spécialistes. Mais leur mérite est certainement de rendre accessible, voire plaisante, une question considérée comme bien ingrate.

***

D'après Heidegger, Pour celui qui porte des lunettes - objet qui pourtant, selon la distance, lui est proche au point de lui " tomber sur le nez " - cet outil est, au sein du monde ambiant, plus éloigné de lui que le tableau accroché au mur opposé. La proximité de cet outil est si grande qu'à l'ordinaire il passe inaperçu. Commentant cette phrase, Bourdieu dit : C'est le même ethnocentrisme qui incline à tenir pour réaliste une représentation du réel qui doit d'apparaître comme " objective " non pas à sa concordance avec la réalité même des choses, (puisque cette réalité ne se livre jamais qu'à travers des formes d'appréhension socialement conditionnées), mais à, la conformité des règles qui en définissent la syntaxe dans son usage social avec une définition sociale de la vision objective du monde. En conférant à certaines représentations du réel (à la photographie par exemple) un brevet de réalisme, la société ne fait que se confirmer elle-même dans la certitude tautologique qu'une image du réel conforme à sa représentation de l'objectivité est vraiment objective [1].

Ainsi s'explique pourquoi les problèmes de nomenclatures paraissent superflus, ennuyeux et inutiles. Ce n'est pas parce qu'ils n'ont pas d'importance ; bien au contraire, c'est justement parce qu'ils sont fondamentaux. L'économiste ne s'intéresse pas, si on nous permet cette image, aux lunettes à travers lesquelles il voit l'économie : il s'intéresse par contre fortement à ce qu'il voit. Pour voir les lunettes que l'on porte, il faut d'abord les ôter, et cela brouille la vue : de même, les discussions sur les nomenclatures amènent à considérer comme fragiles, modifiables, finalement assez douteux des agrégats dont la solidité était jusque-là garantie. Des contours, nets auparavant, deviennent désagréablement flous.

Eh bien, pour une fois, nous demandons au lecteur de considérer ces lunettes avec quelque attention. Comment se présentent les nomenclatures ? comment les construit-on ? Quelles furent celles utilisées naguère ? et qu'en est-il aujourd'hui ?

1 - Qu'est-ce qu'une nomenclature ?

    Il ne s'agit pas de lier des conséquences, mais de rapprocher et d'isoler, d'ajuster et d'emboîter des contenus concrets ; rien de plus tâtonnant, rien de plus empirique (au moins en apparence) que l’instauration d'un ordre parmi les choses ; rien qui n'exige un œil plus ouvert, un langage plus fidèle et mieux modulé ; rien qui ne demande avec plus d'insistance qu'on se laisse porter par la prolifération des qualités et des formes. Et pourtant un regard qui ne serait pas armé pourrait bien rapprocher quelques figures semblables et en distinguer d'autres à raison de telle ou telle différence : en fait, il n'y a, même pour l'expérience la plus naïve, aucune similitude, aucune distinction qui ne résulte d'une opération précise et de l'application d'un critère préalable.

    Michel FOUCAULT : " Les mots et les choses ".

    Je pensai qu'Argos et moi appartenions à des univers distincts ; je pensai que nos perceptions étaient identiques, mais qu'Argos les combinait de façon différente et construisait avec elles d'autres objets.

    Jorge-Luis BORGES : " L'immortel ".

S'il est nécessaire de commencer par une définition formelle, ne serait-ce que pour distinguer ce qui est nomenclature de ce qui ne l'est pas, cette définition ne prendra son sens qu'autant qu'on aura examiné ensuite la démarche de construction et l'utilisation habituelle des nomenclatures.

Une suite de partitions emboîtées...

Nous allons examiner tout d'abord une nomenclature de produits, la nomenclature douanière, en nous guidant non sur la méthode qui a été suivie par ses rédacteurs mais sur l'aspect que présente une page ordinaire de ce document.

Elle contient une liste de classes élémentaires de produits " Manteaux de coton pour femmes et fillettes ", " Vis à bois filetées décolletées masse, épaisseur tige n'excédant pas 6 mm ", " Vitamines B2 ", etc.

On trouve d'autre part des regroupements désignés par des termes plus généraux : "Vêtements de dessus de femmes, fillettes ou jeunes enfants ", " Boulons et écrous etc. et articles similaires de boulonnerie et de visserie de fonte, fer ou acier, etc. ", " Provitamines et vitamines naturelles ou reproduites par synthèse, etc. ". Ces regroupements de premier niveau sont réunis eux-mêmes en regroupements de deuxième niveau : " Vêtements et accessoire du vêtement en tissus ", " Fonte, fer, acier ", " Produits chimiques organiques ".

Ainsi, cette nomenclature de produits apparaît en pratique comme une suite de partitions emboîtées (2). Tout se regroupe vers le haut dans un niveau final, non explicité, qui peut s'intituler "produits ".

Cette nomenclature comprend donc aussi bien des niveaux très regroupés que d'autres très détaillés.

On associe un code chiffré à chacune des classes élémentaires et à chacun des nœuds de la nomenclature. Les numéros des postes d'un même niveau comportent tous le même nombre de chiffres (on parlera de " niveau à deux chiffres, de " niveau à quatre chiffres " etc.) et le numéro d'un " nœud " permet, en même temps que sa propre identification, celle des regroupements de niveau supérieur qui le contiennent. L'attribution des numéros de code se fait donc " en descendant " à partir du "sommet de l'arbre " (3).

En résumé, une nomenclature se présente formellement comme une suite de partitions emboîtées sur un ensemble de postes élémentaires. La liste de ces postes élémentaires doit être elle-même définie de telle sorte qu'à chaque objet physique du champ d'étude corresponde une rubrique et une seule de cette liste : autrement dit, à l'ensemble de dénominations que représente la liste des postes élémentaires doit correspondre une dernière partition, celle de l'ensemble des individus (4) du champ d'étude.

Du général au particulier, ou vice versa ?

Nous avons maintenant un moyen de reconnaître aisément si un texte est une nomenclature ou n'en est pas une, en vertu d'un critère exclusivement formel. Mais ce critère ne nous renseigne en rien sur la signification des nomenclatures : sur la raison de leur existence, sur la façon dont elles sont fabriquées. La réponse formelle ne correspond donc qu'à une partie de la question posée : qu'est-ce qu'une nomenclature ?

On peut aborder un nouvel aspect de la question en regardant comment sont fabriquées les nomenclatures. On pourrait imaginer que la nomenclature soit construite " en montant ", c'est-à-dire en partant d'une liste de dénominations " de base " pour construire une série d'objets de pensée intermédiaires et, finalement, l'agrégat qui délimite le champ d'étude dans son ensemble ; on pourrait aussi, en partant directement de cet agrégat, puis en lui faisant subir des partitions successives, arriver à une liste de postes élémentaires suffisamment détaillée pour qu'il soit inutile d'aller plus loin.

Dans la pratique, ces deux cheminements, bien qu'ils soient formellement inverses, sont utilisés simultanément. Ceci est à rapprocher de la notion aristotélicienne des catégories définies " en extension " (c'est-à-dire par énumération exhaustive des individus désignés par la catégorie) ou, au contraire, " en compréhension " (c'est-à-dire par la spécification des propriétés communes à ces individus). Si l'on écarte les cas triviaux, il apparaît que les catégories ne sont jamais construites en extension ou en compréhension, mais selon une démarche qui comporte effectivement ces deux aspects contradictoires.

La liste des postes élémentaires est le point délicat de la nomenclature ; c'est là que le rapport avec le concret est le plus étroit.

Cette liste n'est pas un ensemble d'objets (c'est-à-dire de produits industriels, d'animaux, d'activités humaines, etc., selon le domaine considéré), mais un ensemble de dénominations : deux objets rangés sous la même dénomination sont de ce point de vue considérés comme équivalents.

Ces dénominations doivent, pour pouvoir servir de base à une nomenclature, obéir à certaines conditions :
- elles doivent être, comme nous l'avons vu, une partition de l'ensemble des individus singuliers ;
- elles doivent refléter la finalité de l'étude.

On sait que chaque individu est inassimilable à un autre, car un examen suffisamment détaillé amènerait toujours à percevoir une différence. On construit une dénomination à partir de propriétés communes aux individus qu'elle désigne, en négligeant les différences qu'ils peuvent présenter par ailleurs, et on obtient une liste de dénominations plus ou moins longue selon le détail recherché. Le seuil doit être posé par des considérations d'utilité, donc par l'intervention, dans la construction de la liste des postes élémentaires, de la finalité de l'étude entreprise.

Seule une considération d'utilité permet de dire, par exemple, si, dans une liste de produits, il faut distinguer les automobiles selon leur couleur ou non. Cela dépend ; cette distinction, sans intérêt pour un économiste, peut en avoir pour un spécialiste des ventes.

La construction des objets de pensée que recouvrent les dénominations n'est d'ailleurs pas refaite chaque fois que l'on entreprend de " nommer " les individus d'un champ d'étude. Ces objets de pensée nous sont donnés pour la plupart tout construits par le lieu historique où nous nous trouvons, en particulier le plus important d'entre eux : le champ même de l'étude (5). La constitution d'une nomenclature est donc inséparable d'un moment historique qui fournit la définition de l'objet, le matériel linguistique, la finalité de l'étude, bref pratiquement tout, sauf la nomenclature elle-même qu'il faut élaborer à partir de ce donné.

Formes et signification des formes

L'individu, objet physique situé dans le champ d'étude, nous est donné informe. L'appréhension intellectuelle de cet objet lui donne une forme, de façon à l'adapter aux besoins de l'action intelligente.

C'est ainsi qu'un objet prétendument simple, une marchandise - par exemple, une automobile - peut être considéré sous deux aspects différents. En tant que conglomérats d'atomes, morceau de " matière ", il a bien, si l'on veut, une existence ; mais n'importe quelle pierre ou parcelle minérale aurait la même existence. Le regard de notre société, posé sur cet objet, lui donne une signification tout autre. Les lois de la mode, de l'esthétique, du confort, les nécessités techniques auxquelles il obéit selon les moyens de l'époque, l'ensemble même des mécanismes affectifs qu'il met en jeu, tout fait de cet objet un signe, une phrase d'un langage social qui ne s'exprime pas par les mots mais qui n'en parle pas moins. Que dire alors ? Qu'une automobile est un ensemble d'atomes - ce qui serait d'ailleurs encore une représentation socialement construite, nous n'y échappons pas - ou un signe ? Elle est l'un et l'autre, et non l'un plus que l'autre.

De même, une activité économique peut être vue sous deux angles différents. Au plan le plus " matériel ", chaque activité économique peut être représentée par un input transformé, au cours d'un processus quelconque, en un output. Ainsi des planches et des clous, transformés par d'adroits coups de marteau, donnent une caisse. De même une formule de chèque, valorisée par une signature, devient un moyen de paiement.

On pourrait, certes, s'efforcer de reconstruire en esprit le fonctionnement de l'économie en restant au niveau de cet éparpillement objectif. On voit bien pourtant qu'il y a autre chose à faire que le pur enregistrement d'une poussière d'actes ; il est particulièrement net, dans le cas de la signature du chèque, que cet acte économique importe par sa signification sociale et non par son apparence matérielle anodine : par qui, pour qui et pourquoi est faite cette opération ? On peut d'ailleurs noter que la libération d'une dette perd progressivement tout support matériel avec le développement des cartes de crédit. Un décalage s'introduit ainsi entre la signification sociale et la perception subjective.

Dans le cas plus modeste de la fabrication des caisses, la situation est la même. Certes, des caisses sont fabriquées ; mais elles ont été demandées, ou du moins le producteur escompte une demande ; mais la technique utilisée, quoique bien fruste, a tout de même une histoire dans notre société. Ainsi, l'acte de production socialement situé a-t-il lui-même valeur de signe. Il en serait de même pour un acte de production techniquement plus complexe, par exemple pour la production déjà évoquée des automobiles.

L'économie tout entière, dans son désordre apparent d'opérations enchevêtrées, nous parle un langage. Dans tant d'actes, qui représentent une masse impressionnante de signifiants, se trouve du signifié. Mais le signifiant ne délivre le signifié que s'il est perçu et reçu selon des formes adéquates.

La construction des nomenclatures est un des éléments par lesquels notre société s'est efforcée d'élaborer ces formes. Elles représentent une tentative pour découper, dans le chaos du signifiant, des parties dont la juxtaposition fera, on l'espère, apparaître du signifié.

Confrontons maintenant ces idées à l'expérience concrète.

Universalité et univocité

Nous avons vu qu'à chaque individu singulier doit correspondre une dénomination dans la liste élémentaire : la nomenclature doit être universelle dans le champ d'étude ; il doit ne correspondre à cet individu qu'une dénomination : la nomenclature doit être univoque.

Ces deux exigences reflètent directement le fait qu'à chacun des niveaux de la nomenclature doit correspondre une partition de l'ensemble des individus singuliers.

Cette exigence est triviale si l'on veut ; il est cependant intéressant de s'y attarder, car nous allons voir sur quelques exemples sa signification.

Une expression comme : " Industrie de l'automobile et des cycles " évoque pour chacun, d'une manière assez vague, un ensemble d'établissements, de machines et d'hommes dont l'activité, saisie confusément comme assez complexe, trouve sa raison finale dans la mise sur le marché d'automobiles et de cycles. Si on cherchait à délimiter cet ensemble avec précision, il est cependant à craindre que, selon les points de vue, les frontières du domaine ne varient sensiblement. Pour un investisseur, cette dénomination recouvrira la construction ; pour un usager, elle comprendra aussi l'entretien et les réparations. L'utilisation d'une nomenclature commune permet - à condition qu'elle contienne la dénomination en question à l'un de ses niveaux - à tout le monde d'user d'un concept dont la définition n'est pas ambiguë. Ainsi, dans la N.A.E. le contenu du poste 26 (automobiles, cycles) est détaillé sur deux pages. Les postes de la nomenclature à trois chiffres sont [21] :

261. Construction de véhicules automobiles à moteur thermique.
262. Construction de carrosseries, de remorques et de bennes.
263. Fabrication d'équipements, d'accessoires et de pièces détachées pour automobile.
264. Réparation de véhicules automobiles.
265. Fabrication de pièces détachées et d'accessoires pour cycles et motocycles.
266. Fabrication de motocycles, de cycles.
267. Réparation de cycles et de motocycles.
268. Démolition d'automobiles.

Le contenu de l'agrégat est bien précisé. Il se pose des problèmes lorsqu'on a affaire à des activités qui pourraient apparemment se trouver aussi bien ici qu'ailleurs : faut-il placer les garages qui effectuent des réparations d'automobiles au poste 264, ou bien au poste 743 (garages, stations services, etc.) ? Lorsqu'on veut définir avec rigueur le contenu d'un poste qui semblait pourtant intuitivement être clair, on se voit obligé de régler une quantité de problèmes de frontière, d'accumuler les précisions et les mises en garde. La nomenclature se complique et s'alourdit, l'expérience montre qu'il reste toujours des questions en suspens.

Les choix qui sont faits pour délimiter les agrégats ont des conséquences importantes ; on peut se livrer à un petit exercice en regardant la page de Tendances de la conjoncture [15] où se trouve l'indice des textiles. Il est évident que si, lors de la définition du poste " industrie textile ", on avait exclu la bonneterie et les textiles artificiels et synthétiques (plaçant par exemple l'un à la confection, l'autre aux industries chimiques (6)), l'évolution de l'indice d'ensemble des textiles aurait été toute différente.

Les mots, commodes par leur brièveté, par lesquels on désigne les branches ou secteurs de l'économie (" l'ameublement", "le textile", etc.), ne reçoivent donc leur sens que si l'on sait selon quelle nomenclature ils sont définis. L'usage de nomenclatures différentes provoque, lorsqu'on veut procéder à des comparaisons - en particulier internationales - des erreurs d'interprétation. Les calculs de réajustement ne sont possibles que si l'on a pu définir un niveau commun et si la collecte est articulée de telle sorte que l'on puisse décrire le même domaine dans les nomenclatures utilisées.

Ces exigences sur la précision des contours à donner à chaque agrégat, sur la nécessité de veiller à l'établissement de passerelles chaque fois que l'on est contraint de " regarder " le même domaine " à travers " deux ou plusieurs nomenclatures différentes, sont évidemment importantes. Tout ceci porte cependant sur la qualité, le soin apporté à la rédaction de la nomenclature ; rien n'est encore dit sur ce que l'on attend, au juste, des agrégats que l'on va fabriquer. Il nous reste à déterminer les critères qui nous guideront pour constituer ces agrégats.

Quels critères ?

Face à une nomenclature parfaitement claire, parfaitement construite en tant que nomenclature, des utilisateurs peuvent très bien avoir une réaction de rejet. Supposons que l'on présente une nomenclature dans laquelle seraient réunies, sous le même poste, l'industrie de l'ameublement et celle de l'automobile. Il est clair qu'elle serait rejetée. "Cet agrégat n'a aucune signification ", dira-t-on. Pourquoi ?

Autre exemple : dans la nomenclature douanière des produits [19] les voitures d'enfants (87-13) sont classées tout près des chars de combat (87-08) parce qu'ils sont les uns et les autres des "véhicules ". Les pompes ordinaires, les pompes à essence et les pompes à injection pour moteur Diesel, qui n'ont en commun que la dénomination, sont classées ensemble dans la rubrique 84-10. Voilà des classements qui paraissent " naturels " aux rédacteurs de la nomenclature douanière, et qui sont rejetés avec force par les rédacteurs de la nomenclature d'activités [16].

Comme toujours, le mot " naturel " est employé par les interlocuteurs pour désigner un ensemble d'opérations ou d'attitudes qui leur paraissent aller de soi ; mais les différences des points de vue prouvent bien que rien ne va de soi. Les choix faits pour l'établissement de la nomenclature douanière découlent de son rôle administratif : faite pour permettre l'application de taxes différenciées, elle doit être rédigée de telle sorte que les risques d'erreurs de classement soient réduits le plus possible. Il est donc normal d'utiliser un classement partiellement mnémotechnique (" toutes les pompes ensemble ").

Un outil d'analyse économique

Nous voyons sur cet exemple comment les critères qui servent à construire une nomenclature sont déterminés par l'usage que l'on compte en faire. Dans le cas d'une nomenclature dont la fonction principale est de servir d'outil à l'analyse économique, on peut dire qu'un agrégat sera d'autant mieux accepté par un économiste qu'il recouvrira un ensemble plus cohérent dans le cadre de sa représentation de l'économie. Plus l'agrégat sera cohérent, plus l'économiste éprouvera de facilité à le considérer comme un objet unique de son analyse ; plus il pourra se représenter cet objet comme un sujet doué d'autonomie, donc d'un " comportement ", de " réactions ". Si l'économiste est entièrement dupe de sa représentation - c'est-à-dire s'il la considère comme le reflet même de la réalité - il peut aller jusqu'à attribuer à cet objet construit le rôle d'un sujet " naturel ", qui apparaît " spontanément ", " librement ", dans le champ de l'observateur " objectif ". Ainsi parlons-nous du comportement d'investissement de " la sidérurgie", ou de stockage du " commerce ".

Un instrument d'action

Mentionnons aussi un autre point de vue. La nomenclature n'est pas seulement un outil de l'analyse économique : elle est également un instrument de l'action économique. Les responsables des grandes entreprises, des organisations professionnelles, de l’Etat, demandent un découpage qui favorise la production des renseignements nécessaires à leur action ; comme leur action utilise comme outil, canal, ou objet, les institutions existantes, lis demandent souvent un découpage " institutionnel ".

Cette exigence " technocratique ", que l'on retrouve d'ailleurs aussi bien dans les organismes privés que dans l'administration, est évidemment parfois en contradiction avec les exigences de l'analyse économique pure.

L'examen historique auquel nous allons maintenant nous livrer montre comment les diverses représentations ont mis au point, pour construire leurs objets et leurs faits économiques, des critères et nomenclatures qui les servent ; comment aussi, l'action sur les structures économiques étant devenue possible pour l’État et les agents les plus importants, les nomenclatures sont influencées pour une part par la structure des institutions.

2 - Histoire des nomenclatures industrielles

L'histoire des nomenclatures industrielles est inséparable de celle de la statistique industrielle.

Le début de la statistique Industrielle en France -et, sans doute, dans le monde - date de 1669. Colbert prescrit alors de constater, par des termes numériques, la situation des fabriques du royaume [9].

Cette opération ne réussit que dans le domaine de l'industrie textile, de loin la plus importante. L'étude des renseignements fournis ne posa pas de problèmes de nomenclature.

La nomenclature physiocratique de 1788 : les matières premières

En 1788, après un siècle, au cours duquel l'industrie se développa sans qu'il soit procédé à de nouvelles investigations statistiques, M. de Tolosan, intendant général du commerce, se prévalut de sa position pour exécuter le projet conçu par Colbert. En complétant ses propres études au moyen des archives des différents départements ministériels, il dressa un tableau des principales industries de la France, et il l'accompagna d'une évaluation des produits fabriqués par chacune d'elles [9].

La première nomenclature de l'industrie française nous est donnée, dans ce document, par l'ordre et l'intitulé des rubriques. Elle va fournir le cadre des statistiques industrielles jusqu'en 1847 ; aussi est-il nécessaire de l'examiner d'assez près. L'industrie est divisée en trois grandes rubriques relatives à l'origine des matières premières employées : " Produits minéraux ", " Produits végétaux ", " Produits animaux".

I. Produits minéraux : Sel gemme, et marin. Faïence, porcelaine. Verrerie, glaces. Fer brut. Plomb. Cuivre. Quincaillerie, mercerie. Orfèvrerie, bijouterie.

Il. Produits végétaux : Papeterie. Amidon. Savon. Raffinerie de sucre. Tabac. Chanvre, lin, coton, toiles et autres tissus. Lin, bonneterie. Coton, bonneterie. Lin, dentelles. Chanvre, lin, cordages, filets, rubans de fils.

III. Produits animaux : Mode en soie. Tapisserie, ameublement. Pelleteries, salaisons. Étoffes de laine. Serge. Camelots. Draps communs. Draps fins. Bonneterie de laine. Chapellerie. Soieries. Bonneterie de soie. Rubans, blondes, gaze, passementerie.

Cette classification des activités industrielles se rattache à une représentation " naturaliste " de l'économie dans laquelle l'influence des physiocrates est sensible ; l'activité humaine fait " fructifier " la nature, mais l’accent est mis davantage sur celle-ci et sa " fécondité " que sur l’acte qui provoque cette fécondité. La représentation se fait dans le cadre d’une idéologie des " ressources naturelles ".

L’application du critère est impitoyable : ce que nous appelons aujourd’hui l’industrie textile est coupé en deux : chanvre, coton et lin sont du côté des produits végétaux, laine et soie du côté des produits animaux.

Notons que la rubrique " ameublement " désignait alors non pas la production de mobilier comme de nos jours, mais essentiellement la production de tapis, qui étaient en laine. Il était donc normal de la mettre dans les " produits animaux ".

On pourrait penser que cette nomenclature ne faisait que refléter la représentation personnelle de Tolosan. Il n’en est rien ; elle est reprise en gros par Chaptal, qui publie vers 1812 une estimation de l’industrie de la France à partir des statistiques impériales (7).

1833 : des monographies sur les établissements

La Statistique de la France est supprimée en 1814 ; le gouvernement rétablit en 1833 la Statistique générale du royaume, avec l'approbation des chambres et à la satisfaction de tous les esprits éclairés ([9], p. XVIII). Dès 1839, il est question d'étendre les investigations à l'industrie. Les instructions données aux préfets méritent d'être citées :

Il faut soumettre à un examen attentif le tableau général des patentés de chaque département, et en extraire une liste des fabricants, entrepreneurs et manufacturiers dont les établissements sortent de la classe des arts et métiers, et appartiennent à l'industrie manufacturière, soit par leur nature, leur étendue ou la valeur de leurs produits…

Procéder dans chaque arrondissement, d'après les notions que fourniront ces documents, à une enquête détaillée, ayant pour but d'établir, par des nombres, quelle est la production industrielle donnée annuellement par chaque fabrique, manufacture ou exploitation.

Ne tenir compte toutefois, que des établissements qui occupent à leurs travaux ou moins une dizaine d'ouvriers, excluant ceux qui en emploient un moindre nombre, comme devant rentrer, en général, dans la classe des arts et métiers, dont l'exploration n'aura lieu que postérieurement.

Recueillir les données statistiques relatives aux établissements industriels, soit en les demandant aux propriétaires ou directeurs, soit, à défaut des renseignements obtenus d'eux, en procédant d'office à des évaluations d'après la notoriété publique ou tout autre moyen d'investigation.

Consulter, à cette fin, tous les hommes éclairés qui peuvent fournir les renseignements nécessaires ou les confirmer, les vérifier ou les rectifier ([9], p. XIII).

L'opération fut pénible. Pour la première fois, on entend la plainte du statisticien industriel, surpris par la difficulté de son étude, qui se révèle bien plus grande que dans les autres domaines, plein d'amertume envers des prédécesseurs qui ont négligé de confectionner de bonnes méthodes :

Dans certaines fabriques, on n'emploie qu'une sorte de matière première dont on obtient dix produits manufacturés, divers, tandis que dans d'autres, au contraire, on ne tire qu'un seul produit manufacturé de dix matières premières ou diversement élaborées. Ces anomalies opposent de grandes difficultés à l'exécution des tableaux statistiques qui, soumis essentiellement à l'analogie des types, à la symétrie de l'agroupement des chiffres, à la similarité de leur espacement, ne peuvent se prêter à ces énormes disproportions. Rien de pareil ne s'était trouvé dans la statistique agricole, les productions du sol étant ramenées facilement à des expressions semblables ; et cet inconvénient ne s'était pas non plus rencontré dans les anciens essais de statistiques industrielles, attendu, qu'on s'était tenu constamment loin des obstacles, en restant à la surface des choses ([9], p. XXI).

Il semble cependant, à lire entre les lignes, que le cœur n'y soit plus, du côté des nomenclatures, s'entend. Cette publication reflète un prodigieux intérêt envers l'industrie, une curiosité émerveillée devant ses performances ; le statisticien ne se lasse pas de compter, et de recompter, tout ce que l'on peut faire avec une quantité donnée de main-d’œuvre et de force. Mais en même temps il est découragé par la complexité de son objet, la diversité toute nouvelle des activités et des produits, la variété de leurs combinaisons. Aussi baisse-t-il pratiquement les bras au niveau des agrégats. Les données relatives aux grandes sections (produits minéraux, végétaux, animaux) ne semblent fournies que pour mémoire. On ne se soucie même pas d'éviter, ou de signaler, les doubles comptes dans les ventes. Les comparaisons avec les recensements antérieurs sont faites sans sérieux.

Par contre on trouve de véritables monographies sur les établissements. Pour chaque établissement sont mentionnés :
- la nature de l'établissement, c'est-à-dire l'activité de l'établissement ; on ne dit pas comment elle est déterminée ; 
- la commune où il est situé ;
- le nom du fabricant ou manufacturier ; 
- la valeur locative ;
- le montant de la patente ;
- la valeur des matières premières utilisées annuellement ;
- la valeur des produits fabriqués annuellement ;
- le nombre d'ouvriers (hommes, femmes, enfants) ; 
- les salaires moyens (hommes, femmes, enfants) ;
- les moteurs, dont l'énumération est assez savoureuse : moulins (à vent, à eau, à manège), machines à vapeur, chevaux et mulets, bœufs ; 
- les feux : fourneaux, forges, fours ;
- les machines, dont la curieuse répartition montre bien la domination persistante du textile : métiers, autres, broches.

Il n'est à aucun moment question de secret. Les renseignements individuels sont publiés au grand jour. De plus, à part quelques totalisations, l'essentiel des résultats publiés n'est pas d'ordre statistique - si l'on admet qu'il n'y a statistique que lorsqu'on résume en une seule information un grand nombre de renseignements individuels.

Cet éclatement de la statistique industrielle, à l'intérieur même du cadre fourni par Tolosan, s'explique par la situation historique. L'industrie est conquérante, les pionniers ont devant eux un vaste champ d'activités sur lequel ils ne se gênent pas encore trop. La concurrence entre industriels n'est pas très vive ; l’État se contente d'impôts indirects : on n'a pas à cacher ses bénéfices, on est fier d'en faire et de le montrer. Il y a à la fois une relative indifférence à être connu, et un grand désir de connaître. Tout le problème, en effet, est d'utiliser le personnel et le matériel de manière à progresser le plus possible ; la nouveauté, l'inconnue, ce sont justement les performances que permet cette industrie toute nouvelle, qui étend son domaine d'activité au détriment d'un artisanat qu'elle écrase sans peine.

On s'intéresse beaucoup plus aux performances qu'aux moyennes. On n'a pas besoin d'agrégats.

Dans le cadre " naturel " construit par Tolosan, qu'elle fait éclater, la statistique industrielle atomise ses chiffres et ses rubriques. Elle se détourne des agrégats - c’est-à-dire de la nomenclature - pour satisfaire une industrie en pleine expansion, avide de connaître par le détail ses performances.

1861 : les produits

Le recensement industriel de 1861 marque un tournant.

Tout d'abord la nomenclature utilisée rompt complètement avec celle de Tolosan ; elle opère des groupements " naturels ", fondés surtout sur la destination des produits.

En effet, depuis 1840, les premiers regroupements patronaux sont nés. La lutte entre les libre-échangistes et les protectionnistes a amené les industries à se regrouper par familles de produits pour défendre leurs intérêts (8) . Elle a habitué les esprits à raisonner dans ce cadre.

Cette fois-ci, le recensement porte "sur la totalité des usines et fabriques sans distinction de taille" [10]. Il devient impossible de publier des résultats par établissement : on prend pour unité géographique l'arrondissement.

On a été obligé de renoncer au grand détail des nomenclatures, à cause de la complexité inextricable (déjà !) des intégrations (9).

La nomenclature de ce recensement décrit un monde industriel très différent du nôtre. En effet, si la liste des postes les plus agrégés ne nous dépayse pas trop (10), il n'en est plus du tout de même lorsque nous examinons de près le contenu de ces postes.

Par exemple :

Le poste Industrie du bois : scieries à vapeur, scieries à eau, bois de placage, bouchons de champagne, bouchons ordinaires, tonnellerie, n'a presque rien de commun avec ce que nous appelons aujourd'hui travail mécanique bois : la scierie est classée de nos jours à l'agriculture, les bouchons dans les " Industries diverses et mal désignées ".

Le poste Éclairage : usines à gaz, chandelles de suif, chandelles de résine, bougies, cierges, ne correspond plus à rien de nos jours.

Le poste Ameublement : glaces, tapisseries et tapis des Gobelins, tapisseries de Neuilly, tapis de Meaux, tapis d'Aubusson, tapis et moquettes d'Amiens, velours d'Utrecht, tapis de Tourcoing, tapis de feutre, papiers peints, toiles cirées, chaises cannelées, chaises cannées, n'a rien de commun - en dehors des chaises - avec ce que nous mettons aujourd'hui sous ce mot. Il faut croire qu'à l'époque les " Meubles meublants " (meubles de salle à manger, de chambre à coucher, etc.) relevaient surtout de l'artisanat.

Même constatation pour le poste Habillement et toilette : sabots avec bride, sabots en bois, chaussons, chaussures, chapeaux (soie et feutre), chapeaux (feutre et laine), chapeaux de feutre, chapeaux de paille, casquettes, parapluies, gants de peau (Millau), gants de peau (Grenoble), boutons de soie, boutons d'émail, boutons (nacre et os), peignes et brosses, parfumerie, que les nomenclatures d'aujourd'hui dispersent entre la parfumerie, la brosserie, les industries diverses de l'habillement, la chapellerie, l'industrie de chaussure, la ganterie - mais qui ne comprend rien de que nous appelons aujourd'hui " Industrie de l'habillement ".

Citons enfin, pour le plaisir, deux postes qui nous paraîtraient aujourd'hui parfaitement hétéroclites :

Sciences, lettres et arts : papiers blancs, papiers blancs et gris, papier d'emballage, papier à cigarettes, cartons, plumes, crayons, imprimeries, mesures linéaires, montures de lunettes, instruments de musique, horlogerie du Jura, pièces d'horlogerie de Montbéliard, montres de Besançon.

Luxe et plaisir : tréfilerie et bijouterie fausse, tabletterie, cartes à jouer, paillon.

On voit comme il serait dangereux de procéder à des comparaisons d'une époque à l'autre sans veiller à l'homogénéité des nomenclatures... C'est cependant une erreur qui est parfois faite (par exemple dans [12]).

Malgré tous les bouleversements, l'optique reste en gros la même qu'en 1841. Dans chaque arrondissement, on retrouve, par industrie détaillée, des renseignements qui permettent de mesurer des performances. Cet aspect est souligné dans l'introduction :

La seconde partie est affectée à l'étude de la situation économique des principales industries ; elle a pour objet de déterminer, dans la valeur d'un produit fabriqué quelconque, la part des capitaux engagés, celle des salaires, celle de la matière première et celle des frais généraux comprenant les frais de régie et d'administration, les impôts, les assurances et enfin les bénéfices.

On examine, dans la troisième section, d'après les éléments fournis par l'enquête, les rapports existant entre la matière première et les produits fabriqués et, entre autres faits, la quantité et la valeur du travail fourni par un ouvrier, une machine ou un métier. Cette section constitue une sorte de statistique technologique de l'industrie (1101, p- XV).

1895 : les techniques

Après la victoire libre-échangiste de 1860, un fossé de méfiance se crée progressivement entre le patronat et l’État. Les refus de répondre se font de plus en plus nombreux ; corrélativement, la doctrine en vogue chez les hauts fonctionnaires devient le libéralisme (11). On renonce à insister pour obtenir des indications sur l'industrie, et la statistique industrielle amorce une longue régression qui durera jusqu'à 1940.

C'est cependant au milieu de cette période, en 1895, qu'est accompli un travail important sur la statistique industrielle : le dépouillement, par Lucien March, du recensement de la population. Comme il est impossible d'envisager une enquête proprement industrielle, on étudie les établissements à partir des bulletins des personnes recensées, où elles font figurer à la fois leur profession, l'adresse de l'établissement, etc. En confrontant entre eux les bulletins relatifs à un même établissement, on détermine son activité principale. March fait contre mauvaise fortune bon cœur :

Si l'on connaît, d'une part, l'importance du personnel d'une industrie, d'autre part, le salaire annuel moyen des ouvriers de cette industrie, on calcule aisément le total des salaires distribués. On possède alors un chiffre qui peut servir d'indice pour caractériser l'accroissement de valeur qu'ont acquis les matières premières dans telle ou telle industrie, sans avoir besoin de poser aux chefs d'entreprise des questions auxquelles beaucoup, sans aucun doute, refuseraient de répondre ([10], p. 11).

La détermination de l'activité principale de l'établissement à partir des bulletins individuels pose des problèmes (dénominations floues, intégrations, juxtapositions) devenus depuis classiques, mais explicités pour la première fois.

Pour la première fois aussi, on voit apparaître fugitivement le critère d'association : construire des agrégats de telle sorte que l'on trouve dans le même agrégat des activités qui sont fréquemment associées au sein d'une même entreprise. Mais March le résorbe en fait dans ce que nous appelons le critère technique ; les activités sont alors regroupées selon la technique industrielle utilisée :

Dans chacune des sections, les industries ou professions sont placées les unes à la suite des autres, de manière à séparer le moins possible celles qui sont le plus souvent groupées ou juxtaposées dans la pratique... les industries voisines sur la nomenclature se rapprochent aussi par l’analogie des procédés industriels. C'est en effet l’analogie des procédés industriels qui détermine généralement l'association de plusieurs individus dans un même établissement ou un même centre industriel. Lors même qu'un fabricant est porté à s'adjoindre de nouveaux articles qui s'adressent à sa clientèle habituelle, articles dont l'application va avec celle des produits ordinaires de sa fabrication, il ne peut le faire sans tenir le plus grand compte des conditions de travail de son personnel et de son outillage [10].

La nomenclature confectionnée à cette occasion est restée en vigueur, avec quelques modifications, pendant un demi-siècle. Dans ses rubriques sont mélangées des activités collectives et des activités individuelles :

La nomenclature ne contient pas que des noms d'industries collectives, il y a aussi des noms de professions spéciales ; par exemple, sous le n° 5460 sont compris les livreurs, garçons de courses (sans autre indication), mais il faut observer qu'il s'agit seulement, dans ce cas, de personnes qui, faute d'indications suffisantes, n'ont pu être rattachées à l'industrie collective à laquelle elles coopèrent ; les autres personnes de la même profession sont classées sous le numéro de l'industrie exercée dans l'établissement auquel elles appartiennent.

Par la suite, la statistique industrielle restera un sous-produit des recensements. En 1931, une enquête industrielle annexe au recensement contiendra, pour la première fois, des résultats sur les productions [11]. La nomenclature sera utilisée d'une manière bien moins rigoureuse que March ne l'avait voulu, et le mélange d'activités individuelles et collectives au sein des mêmes rubriques diminuera leur signification.

A partir de 1940 : faire apparaître les centres de décision

Après la défaite de 1940, on s'efforce de copier en France l'organisation industrielle allemande ; la loi du 16 août 1940 (12) tournant le dos au pseudo-libéralisme de l'avant-guerre et aux abus de l'individualisme [7], [6], donne des pouvoirs importants aux Comités d'organisation (C.O.) para-corporatifs et autoritaires qu'elle crée. Très vite, il y eut fusion entre les personnes des organisations professionnelles, des C.O. et des services de répartition des matières premières créés par la loi du 10 septembre 1940 ([6], p. 84 et 85). Des travaux importants de statistique industrielle, sous-produits des activités diverses de l'amalgame association professionnelles - C.O. - services de répartitions, amenèrent à reposer les problèmes de nomenclature des activités.

On sépara les activités collectives et les activités individuelles. Celles-ci trouvèrent leur place dans une nomenclature à part, dite "des métiers".

Les travaux commencent en 1942. Comme les comités d'organisation existent, qu'ils sont les interlocuteurs des techniciens et d'ailleurs le seul intermédiaire entre l’État et l'Industrie, la nomenclature commencée en concertation avec eux reproduit le découpage patronal. Or les C.O. ont été construits comme des sortes de cartels d'entreprises [6] ; on peut dire, grosso modo, que les patrons se sont regroupés selon une application implicite du critère d'association qui consiste à mettre dans la même rubrique les activités qui se retrouvent dans la même entreprise : ce critère est donc utilisé sans qu'on le dise et sans qu'on s'en rende même bien compte.

Cette nomenclature de 1942 n'a pratiquement pas servi. On commence en 1945 les travaux qui devaient conduire à la nomenclature de 1949. Les deux spécialistes chargés de sa rédaction sont divisés (13). L'un utilise déjà le critère d'association, l'autre voudrait utiliser le critère "finalité". On retrouve une trace de ce conflit dans la préface de la nomenclature de 1949 :

Trois critères, parfois opposés, ont inspiré le classement des activités dans les différentes rubriques : finalité, matière première dominante, technique. Bien que ces critères n'aient pas fait l'objet d'une gradation hiérarchisée, le critère finalité a généralement prévalu. C'est ainsi, que, par exemple, les industries annexes de l'automobile ont été classées à automobile ; l'électricité, le gaz et l'eau ont été juxtaposés comme sources d'énergie. Mais, lorsque dans la structure réelle, la technique paraît primer nettement la finalité, c'est le critère technique qui a été retenu ; par exemple, les fabrications de chaussures en caoutchouc ont été classées avec les industries du caoutchouc et non aux fabrications de chaussures. Les carrières de matériaux de construction ont été rapprochées des carrières de matériaux divers [20].

Sans que le critère d'association soit mentionné, c'est lui qui, en réalité, permet de dire si, " dans la structure réelle ", la " technique prime la finalité "...

Les spécialistes des nomenclatures n'agissent pas dans un ciel abstrait. S'il est naturel qu'un spécialiste de la collecte comme M. Prévot ait défendu le critère d'association qui permet de simplifier les enquêtes statistiques, celui-ci se trouve aussi coïncider remarquablement avec les besoins exprimés par les économistes. En effet, le régime de la Libération ne marque pas un retour au libéralisme économique, bien au contraire. Le commissariat général du Plan est créé en 1945-1946. Les premières tentatives de synthèse économique apparaissent alors dans le cadre d'une comptabilité nationale, et dans la perspective d'une certaine planification. Une représentation planificatrice de l'économie se répand (14). Elle pose le problème de l'unité statistique qui doit être prise en compte dans l'élaboration de l'information nécessaire à une politique économique.

D'après la représentation qui se crée alors, l'unité pertinente est celle qui est susceptible de réagir à une initiative venant du centre, donc qui possède une certaine autonomie : l'entreprise.

Il est bien clair que tout effort visant à décrire et à explique l'évolution de la production doit raisonnablement faire apparaître les centres de décision fondamentaux que sont les entreprises. A priori, tout système statistique qui décompose les entreprises dans leurs éléments techniques laisse de côté des données essentielles, même s'il est correctement adapté à ses objectifs d'information particuliers ([7], p. 35).

Branches et secteurs

La réflexion sur les nomenclatures s'élargit alors à critique des objets qu'elles prennent en compte. Le déplacement de l'intérêt des statisticiens est à l'origine des débats qui ont eu lieu à propos de la contradiction entre branches d'activités (ensembles de parties d'entreprises consacrés à une même activité) et secteurs (ensembles d'entreprises).

En effet, on part d'une représentation où " l'individu " (l’agent " libre " qui " agit ", " réagit ", " se comporte " etc.) c'est l'entreprise : une sorte " d'atome de décision ". Si l'on veut diviser l'économie en sous-ensembles pour lesquels soit défini un " comportement ", cette représentation oblige à constituer des sous-ensembles qui contiennent un nombre entier d'entreprises : elle conduit donc à un découpage de l'économie en secteurs. Il faut bien voir qu'à l'époque, la nécessité de ce découpage est presque physiquement ressentie. On ne pense pas alors qu'il puisse convenir de découper les entreprises, ou qu'elles puissent être de taille trop importante, ou que les limites juridiques ne signifient pas grand chose, pas plus qu'il ne nous viendrait à l'idée, aujourd'hui, de faire une partition de l’ensemble des êtres humains où les sous-ensembles ne contiendraient pas un nombre entier d'individus.

Cependant, la notion de branche existait, et c'était même dans son cadre qu'étaient conçus la plupart des modèles économétriques, en particulier ceux de Léontieff. Voici la contradiction : d'une part, une représentation de l'économie qui oblige à considérer les secteurs (ensembles d'entreprises) comme des agents intéressants pour l'analyse économique ; d'autre part, une théorie économique qui ne fournit de modèles appropriés que pour l'étude des branches, êtres statistiques sans signification au regard de représentation.

Une controverse se développa donc dans les années 1951 à 1955 entre les partisans d'une représentation fondée sur un découpage en secteurs, et ceux d'une représentation fondée sur un découpage en branches. L'analyse des techniques employées dans l'industrie s'inscrit naturellement dans le cadre des branches. De même les modèles de Léontieff. Par contre l'analyse des décisions, des investissements etc., se fait plus naturellement dans le cadre des secteurs. Des modèles inspirés par M. Guilbaud tendaient à isoler les centres de décision et faisaient donc référence aux secteurs. Enfin les discussions qui eurent lieu à cette époque reflétaient aussi la diversité des comportements des chefs d'entreprises à l'égard de la collecte des statistiques sur les entreprises. Certains préféraient le cadre des branches, moins transparent, d'autres le cadre des secteurs qui favorisait l'étude des problèmes posés par les concentrations. Ainsi parmi les tenants des branches se trouvaient à l'époque des responsables de la statistique industrielle et des responsables du Plan ; parmi ceux des secteurs, M. Gruson et son " équipe ", des responsables des Finances et certains chercheurs en économie.

Le tableau économique qui fut construit en 1951 [13] à la suite de ces débats était un tableau complexe qui utilisait à la fois des secteurs et des branches définies par référence à des groupes de produits. Un premier tableau retraçait les ventes des secteurs par groupes de produits, un autre les achats. La lourdeur du procédé d'élaboration de ces tableaux conduisit à renoncer en 1956 [14] au croisement des secteurs et des produits, et au contraire à utiliser le cadre des branches.

L'avantage du critère d'association

L'application du " critère d'association " permet, on peut le démontrer [17], de minimiser la différence entre les statistiques de branches et les statistiques de secteur. Il tempère la contradiction entre secteur et branche. Il se trouvait donc particulièrement adapté aux besoins d'une planification qui identifiait les entreprises comme agents de l'économie tout en disposant des ressources d'une économétrie fondée sur l'étude des branches.

Lorsque la nomenclature est révisée en 1959, il est explicitement mentionné que :

On s'est efforcé dans le présent projet de mieux mettre en évidence les branches d'activité économique auxquelles concourent les établissements ou entreprises de façon que chaque rubrique rassemble des établissements comparables et constitue une unité économique ayant un sens ([21], p. 7 et 8)

C'est encore un peu flou. Il faut attendre 1962 pour que M. Prévot donne au critère d'association sa formulation définitive :

Les chances d'erreur sont d'autant moins nombreuses que les ensembles d'activités élémentaires qui définissent les branches sont plus proches des groupements d'activités élémentaires qui sont rencontrées effectivement au sein des établissements industriels. L'identité des groupements d'activités définissant les rubriques d'une nomenclature d'industries avec les groupements d'activités les plus fréquents dans les entreprises ou les établissements industriels peut donc être posée comme une condition nécessaire à l'élaboration d'une nomenclature d'industries [16].

3 - La situation actuelle

Nous avons décrit schématiquement les situations passées ; l'examen de la situation actuelle, plus approfondi, fera ressortir ses ambiguïtés et sa complexité.

Il serait faux en effet de croire que le critère d'association est défendu et admis par tous les spécialistes. Il ne correspond en réalité qu'à la logique de la collecte d'une part, et, d'autre part, aux besoins d'une économie planifiée dans une représentation qui identifie les entreprises comme des agents indépendants.

Les représentations qui, historiquement, avaient conduit à privilégier successivement les optiques " matières premières ", " technique " ou " produit " gardent toute leur valeur pour l'étude d'autres problèmes ; de plus, l'utilisation des nomenclatures à des fins réglementaires ou de gestion oblige à prendre en compte d'autres contraintes.

Un compromis unique

Une solution serait évidemment d'utiliser plusieurs nomenclatures différentes, chacune adaptée à une fin particulière, en les reliant toutefois par l'usage d'un niveau commun ; on a préféré construire, par arbitrage entre les exigences diverses, un compromis unique.

  • L'école la moins nombreuse de nos jours est celle qui défend l'idée d'une nomenclature fondée sur les matières premières ou produits consommés : il faudrait alors que l'on regroupe dans la même rubrique tout ce qui est fait à partir du même input. Ce critère repose sur la conception de l'économie comme technique de l'utilisation des ressources rares, et sur le souvenir des temps de pénurie de la dernière guerre, où il fallait bien considérer les problèmes d'approvisionnement d'une manière privilégiée. Il est bien adapté à l'examen de ces problèmes.

  • Beaucoup plus nombreux sont ceux qui regrouperaient volontiers les activités selon les techniques employées. Cette optique donne la priorité aux considérations relatives aux investissements matériels et humains ; c'est assez souvent l'optique des ingénieurs. Elle est particulièrement bien adaptée à l'examen des problèmes d'équipement.

  • Les économistes sont, fréquemment, partisans du critère produit. On classerait alors dans la même rubrique des activités faisant appel à des techniques et matières premières très diverses, mais fournissant des produits analogues. L'optique " produit " repose sur une représentation de l'économie où le marché est considéré comme l'élément dominant. Elle est en accord avec l'enseignement économique marginaliste diffusé actuellement (" c'est la demande qui provoque l'offre"), et aussi avec l'idée couramment répandue d'après laquelle les problèmes de marché deviennent importants.

  • L'usage du critère d'association amène, comme il l'est dit dans la préface de la nomenclature de 1949 [20], à utiliser tantôt l'un, tantôt l'autre des critères ci-dessus. Ils se retrouvent comme cas particuliers : lorsque, effectivement, le plus difficile pour les entreprises est de se constituer un marché, elles auront tendance à se spécialiser par produit et utiliseront, pour le fabriquer, toutes les techniques et toutes les matières premières possibles. L'usage du critère d'association amène alors à regrouper dans la même rubrique les activités élémentaires qui concourent à la fabrication d'un même produit à l'aide de techniques diverses : la priorité se trouvera donc donnée, dans ce cas particulier, au critère " produit ". C'est ainsi que la N.A.E. construit la rubrique " jeux et jouets ".

De même, lorsque la technique mise en œuvre exige des investissements lourds, ou du personnel très spécialisé, ou les deux, les industriels auront tendance à lui faire produire toute la gamme des produits possibles, car la prospection de nouveaux marchés présente pour eux, s'ils recherchent l'expansion, moins de difficultés que l'acquisition et la maîtrise d'équipements nouveaux. Le critère d'association amènera alors à regrouper la fabrication de produits divers selon la même technique, d'où la priorité au critère " technique ". C'est ainsi que la N.A.E. construit la rubrique " transformation des matières plastiques ".

Il arrive aussi - assez rarement de nos jours, mais il n'en serait pas de même en cas de pénurie - que le critère " matière première " se trouve privilégié par un mécanisme analogue. C'est ainsi que la N.A.E. construit la rubrique " Industrie du caoutchouc ".

En résumé, l'usage du critère d'association conduit à des usages partiels des critères produit, technique ou matière première, lorsque ces critères sont cruciaux pour les activités concernées.

Des contraintes institutionnelles

Ainsi le jeu combiné de divers critères - technique, matière, produit, et association qui propose un compromis entre les trois précédents - amènera-t-il à la confection d'une " prénomenclature ". Celle-ci demande à être amendée, à être confrontée à d'autres " prénomenclatures " pour devenir la nomenclature officielle. Les raisons sont doubles : techniques et institutionnelles. Nous allons examiner d'abord rapidement les raisons techniques, puis voir plus longuement les raisons institutionnelles :

  • On demande actuellement à une nomenclature de durer un certain temps (en général dix ans). Il est clair qu'elle doit être adaptée non pas à l'industrie d'aujourd'hui, mais à celle qui existera dans cinq ans : il faut donc faire des hypothèses sur l'évolution des structures industrielles. De plus, les indications fournies par le critère d'association demandent à être interprétées du point de vue de la signification statistique. Enfin, il est nécessaire d'assurer une bonne cohérence avec les nomenclatures étrangères. Cette obligation, tout en restant technique, est déjà à mi-chemin de l’institutionnel.

  • Celui-ci est, de plus en plus, pris en considération par les responsables des nomenclatures. D'après eux, en effet, les nomenclatures étudiées n'ont pas que des buts statistiques ou d'information, puisqu'elles servent aussi à la gestion et à la réglementation, et il ne s'agit pas, lorsqu'on établit une nomenclature, de bâtir un outil théorique visant à définir abstraitement la réalité. La nomenclature est essentiellement un outil de travail au service de la gestion, de la collecte et du traitement des données, ainsi que des études. Ainsi se trouve définie une mission complexe. La nomenclature doit servir à la gestion : il ne s'agit pas d'élaborer un instrument de connaissance pure (" abstraite "), mais de fournir aux gestionnaires - aux " décideurs " - les cadres de collecte et d'étude les plus commodes.

En effet, la nomenclature n'est pas directement un outil de décision ; elle est directement un outil d'étude : seulement le but des études qui l'utiliseront n'est pas la connaissance pure, mais la satisfaction des besoins des " décideurs ".

Il n'y aurait pas de contradictions si les décideurs avaient besoin d'une connaissance pure, d'un outil purement théorique finement élaboré. Mais il n'en est rien pour plusieurs raisons ; la principale est sans doute que le progrès de la connaissance théorique est très lent, et s'astreint malaisément à respecter des délais fixés à l'avance, tandis que les nécessités de l'action sont toujours urgentes. Les institutions apparaissent alors à l'homme d'action, même si leurs contours sont discutables, comme le cadre le plus disponible et le plus rapide.

Prenons un exemple qui existe réellement, mais que nous ne nommerons pas. Considérons une branche d'activités industrielles qui rassemble un certain nombre d'activités dont la juxtaposition était justifiée il y a bien longtemps ; celles-ci ont subi de telles transformations techniques qu'en fait, du point de vue de l'économie pure, il conviendrait de dissocier l'agrégat, de ventiler la plupart des activités sous d'autres rubriques, et de ne conserver sous la dénomination initiale qu'un noyau restreint.

L'économiste, armé en l’occurrence du critère d'association, est prêt à trancher superbement : les responsables risquent de s'y opposer. En effet, la branche d'activité qui n'existe plus au plan économique existe toujours en tant qu'institution. Les industriels, liés entre eux par une sorte d'esprit de famille, continuent à se rassembler au sein d'une organisation professionnelle qui est à la fois leur club et leur représentant vis-à-vis de l’État, des syndicats ouvriers, des autres associations affiliées au C.N.P.F., des collègues et concurrents étrangers ; cette organisation dispose d'un journal professionnel qui est lu, d'une influence sur la profession, etc.

Tout ceci n'exclut pas les luttes internes, ni la lente dégradation provoquée justement par l'évolution économique, mais la branche existe en tant qu'institution, en tant qu'interlocuteur pour les responsables ; et, finalement, cet agrégat sans intérêt pour l'économiste pur peut représenter pour le planificateur, pour les responsables d'une grande entreprise, un partenaire non négligeable et qu'il faut connaître.

Ajoutons d'ailleurs que l'institution elle-même tolérerait fort mal de disparaître en tant qu'agrégat économique, et qu'elle sait bien faire entendre sa voix pour s'y opposer.

Autre exemple : la nomenclature sert à définir le champ d'application de certains règlements, de certaines cotisations ; elle sert aux administrations pour bâtir des fichiers parfois très lourds. Les modifications peuvent entraîner de véritables bouleversements : on essaiera de les éviter autant que possible. Cette contrainte institutionnelle est moins sensible que la précédente, mais elle existe néanmoins.

***

Ainsi nous voyons la construction des nomenclatures se trouver au centre même de la contradiction entre l'activité scientifique et l'activité administrative. Cette dernière peut revêtir des formes scientifiques, car elle utilise les outils que lui fournit la science, mais elle a pour finalité une action à court et moyen terme qui ne peut tolérer la lenteur des démarches scientifiques.

Les nomenclatures posent, et résolvent à leur manière, un problème de compromis entre deux points de vue contradictoires qui ont chacun leur signification.

Mais ces deux points de vue, pour être contradictoires, n'en sont pas moins étroitement dépendants. En effet, comme la première partie a essayé de le démontrer, les cadres de la représentation qui servent à la pratique statistique ne peuvent être qu'étroitement liés aux déterminations très générales qui commandent les représentations, et donc, en particulier, à celles de la vie économique. Les problèmes posés par cette dépendance apparaissent dès qu'au delà de l'aspect purement formel de l'objet " nomenclatures ", l'interrogation se porte sur la signification de cet objet. La deuxième partie a tenté de montrer comment historiquement s'est manifestée cette dépendance, mais aussi comment cette dépendance s'est trouvée médiatisée par ce qu'on appelle communément inertie de l'administration et lourdeur des appareils. Un compromis s'est toujours établi, à propos des outils de la pratique statistique, ici les nomenclatures, entre les exigences théoriques qui font référence aux théories en cours, et les possibilités concrètes et institutionnelles des agents de la statistique ou de ceux qu'ils interrogent. De là l'aspect finalement ambigu et la difficulté des questions relatives aux nomenclatures, et aussi à la collecte et à la présentation des résultats statistiques dans les cadres qu'elles définissent.

Ensembles mouvants

En statistique industrielle, l'individu statistique lui-même est fuyant : alors qu'un être humain est repéré sans ambiguïté par son numéro d'état-civil, où figurent le lieu et la date de sa naissance et son numéro d'ordre, une entreprise ne peut pas être repérée si facilement ; sa localisation, son activité, sa raison sociale peuvent varier. Elle n'est jamais que le lieu par où passe un flux d'individus, de matières, de monnaie ; mais ce lieu se déplace comme un tourbillon se déplace dans un fleuve.

Rien n'est stable. Quelle que soit la façon dont on découpe l'économie industrielle - tailles des unités, régions, activité - elle sera toujours composée d'ensembles mouvants. L'édification de bases de sondages d'entreprises est une gageure : les concepts utilisés sont flous, toujours soumis à discussion : nous en avons vu un exemple avec les nomenclatures.

Quand on relit les publications des anciens statisticiens Industriels, et même de ceux d'aujourd'hui, on est frappé par la disproportion entre la difficulté de l'objet et la pauvreté des moyens utilisés pour l'étudier, qu'il s'agisse des organisations professionnelles ou de l'administration. C'est que l'on n'a jamais voulu reconnaître la difficulté. On a cru qu'il suffisait de se livrer à des comptages ; on s'est, au fond, reposé sur une représentation de la marchandise comme objet simple, évident - ce qu'elle n'est pas du tout ! - et on a cru pouvoir s'en tirer, pour maîtriser la production de la marchandise, avec des méthodes simples.

Bien souvent, on trouve sous la plume du statisticien industriel des considérations à la fois surprises et navrées sur la difficulté de son objet, et le flou des indications qu'il fournit. C'est que lui-même était parti avec des idées rassurantes. Il s'est retrouvé devant un monstre de complexité.

C'est donc une illusion à laquelle il faut renoncer. Le domaine de la statistique industrielle est un domaine difficile. Si les pionniers qui l'ont exploré depuis trente ans ont fait la part la plus méritoire du travail, nous ne sommes pas encore sortis de leur ère.

Il ne faut pas s'étonner alors, si comme le dit Desrousseaux [8] les considérations les plus sensées sur l'économie industrielle se trouvent souvent dans les textes des économistes littéraires. En l'absence d'une méthode véritablement élaborée de saisie de la réalité industrielle, le statisticien en est réduit à se fier à des outils encore trop rudimentaires.

Des progrès en cours

On peut espérer que les progrès en cours sur le plan méthodologique induiront une dialectique entre la qualité des données et l'adéquation de leur interprétation. Somme toute, la prise de conscience de l'imperfection des méthodes de saisie statistique est une mesure de la possibilité de leur rectification. Et si un symptôme du caractère scientifique d'une méthodologie est le caractère cumulatif des progrès réalisés à propos de cette méthodologie, les méthodes de la statistique industrielle apparaissent prometteuses. C'est pourquoi l'appréhension chiffrée de certains phénomènes industriels, du fait même de son imperfection et malgré toutes les difficultés qui ont été exposées théoriquement dans la première partie, historiquement dans la deuxième, possède un caractère de validité scientifique, provisoire comme toute conclusion scientifique.

Mais le contraste frappe entre la qualité et le raffinement de l'utilisation des données et la médiocrité de la réflexion sur les formes dans lesquelles ces données se moulent. Or la solidité de la pièce dépend bien de la qualité du moule. Le plan même de l'édifice de la statistique industrielle est défini par ce moule, les nomenclatures. Cet édifice comme l'industrie elle-même, est le lieu de transformations constantes et imprévisibles.

Les problèmes théoriques et administratifs des années qui viennent s'annoncent donc ardus. L'investigation statistique exige des outils plus fins, plus précis et de meilleure qualité. Les réflexions qui ont commencé à être menées sur ce sujet témoignent de l'existence de ces besoins dont le développement laisse présager une systématisation des efforts qui compensera le déséquilibre qualitatif entre la réflexion sur la forme et la réflexion sur le contenu.

Bernard GUIBERT appartient à la subdivision " Fichiers et nomenclatures économiques " de l’INSEE.

Jean LAGANIER et Michel VOLLE ont été mis par I'INSEE à la disposition du ministère du Développement Industriel et scientifique (Bureau de la statistique de la direction des Industries diverses et des textiles).

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Pierre BOURDIEU " Éléments pour une théorie sociologique de la perception artistique ".
[2] Michel FOUCAULT : " Les mots et les choses "
[3] Henri LEFEBVRE : "Logique formelle, logique dialectique ".
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Histoire économique et économie

[5] Roger PRIOURET " Les origines du patronat français ".
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[8] DESROUSSEAUX " L'évolution économique et le comportement industriel ".

Résultats statistiques.

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[13] S.E.E.F. " Les Comptes de la nation pour l'année 1951 ".
[14] S.E.E.F. " Les Comptes de la nation pour l'année 1956 ".
[15] I.N.S.E.E., Tendances de la conjoncture, n* 8, 1970.

Articles sur les nomenclatures.

[16] J. PREVOT : " Réflexions sur les problèmes des nomenclatures statistiques d'industries et de produits ", Informations statistiques, no 1, 2, de 1962.
[17] BENIER, GIUDICELLI, GROSMANGIN, GUIBERT, LAGANIER, MASSON, PIETRI, ROUSSEAU, VOLLE : " Une construction des objets de l'analyse économique, les nomenclatures de l'industrie ", note ronéotée établie pour le ministère du Développement industriel et scientifique.
[18] BENIER, GIUDICELLI. GROSMANGIN, GUIBERT. LAGANIER, MASSON, PIETRI, ROUSSEAU, VOLLE. : " L'analyse des données et la construction des nomenclatures d'activités économiques ", Annales de l'I.N.S.E.E., n* 4. à paraître.

Nomenclatures

[19] Nomenclature douanière.
[20] Nomenclature des activités économiques (I.N.S.E.E., 1949).
[21] Nomenclature des activités économiques (I.N.S.E.E.. 1959).

(1) " Essai : Ouvrage en prose, de facture très libre, traitant d'un sujet qu'il n’épuise pas ". Le petit Robert.

(2) Une partition d'un ensemble E est une famille de sous-ensembles tel que la réunion de tous ces sous-ensembles forme l'ensemble E et que l'intersection de deux sous-ensembles distincts soit vide. Une partition est dite emboîtée dans une autre si n'importe quel sous-ensemble de la première est inclus dans l'un des sous-ensembles de la seconde. On peut définir une relation d'ordre (niveaux plus ou moins hauts) entre les partitions qui définissent une nomenclature [17].

 

(3) Pour les exemples que nous avons cités, les numéros de code utilisés dans la nomenclature douanière sont les suivants
29. Produits chimiques organiques ;
29-38. Provitamines et vitamines naturelles ou reproduites par synthèse, etc.
29-38-23. Vitamines B2.
61. Vêtements et accessoires de vêtements en tissus.
61-02. Vêtements de dessus de femmes, fillettes ou jeunes enfants.
61-02-49. Manteaux de coton pour femmes et fillettes.
73. Fonte, fer, acier
73-32. Boulons et écrous, etc. et articles similaires de boulonnerie et de visserie en fonte, fer ou acier, etc.
73-32-21. Vis à bois filetées, décolletées masse, épaisseur tige n'excédant pas 6 mm.

(4) Selon le domaine, un individu peut être un être humain, ou un animal, une activité, un bien etc. Notons que pour certains auteurs, seule cette liste de postes élémentaires constitue la nomenclature, à l'exclusion de toute idée de regroupements. Nous ne ferons pas nôtre cette conception.

(5) Deux questions se posent alors : Quelle est la signification théorique des classes ainsi distinguées, quelle est la pertinence de leur construction particulière et de celle du champ global ? Que signifie par exemple, du point de vue théorique, la construction en objet de pensée d'un champ économique autonome ? Est-elle pertinente au regard d'une théorie qui embrasserait le champ socio-économique global ?

(6) Les textiles artificiels et synthétiques sont effectivement classés à la chimie dans la nomenclature allemande.

(7) La Statistique de la France avait été rétablie par Bonaparte en 1800. Les résultats publiés étaient systématiquement calculés au niveau de l'Empire tout entier, dont la France proprement dite n'était qu'une partie. Il fallut donc que Chaptal procédât à des estimations pour évaluer l'importance de l'industrie française

(8) Un même industriel peut très bien être, d'ailleurs. à la fois protectionniste pour ses produits et libre échangiste pour ses matières premières et ses facteurs de production : c'est alors le cas des industriels du textile [5].

(9) " L'administration avait beaucoup espéré pouvoir établir un classement détaillé par nature d'industrie. Mais sur beaucoup de points et principalement dans les grands établissements manufacturiers, les diverses opérations destinées à l'exécution complète d'un produit industriel se trouvant agglomérées dans la même usine, chaque branche d'industrie n'a pas toujours été désignée. C'est ainsi, par exemple, que pour les textiles on a souvent confondu sous le même titre les peignages, la filature, le tissage, les apprêts, etc. ; et pour la métallurgie les hauts fourneaux, les forges, les fonderies, etc. On a reconnu dès lors l'impossibilité d'effectuer un classement détaillé, et l'on a dû se borner à former d groupes généraux, en ayant soin de séparer nettement les industries dissemblables " [10].

(10) 1. Industrie textile.
2. Industrie extractive.
3. Métallurgie.
4. Objets en métal.
5. Industrie du cuir.
6. Industrie du bois.
7. Céramique.
8. Produits chimiques.
9. Bâtiment.
10. Éclairage.
11. Ameublement.
12. Habillement et toilette.
13. Alimentation.
14. Moyens de transport.
15. Sciences, lettres et arts.
16. Luxe et plaisir.

(11) " Les conceptions d'un haut fonctionnaire de cette époque... étaient strictement libérales. L'idée que l’État puisse intervenir avec utilité dans la vie économique était rejetée avec force " [7].

(12) Dite loi Bichelonne.

(13) MM. Prévot et Duon.

(14) Notons que planificatrice ne veut pas forcément dire étatiste. Des organisations professionnelles et des entreprises importantes avaient - et ont - exactement la même représentation.