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Commentaire sur :

Denis Robert, La boîte noire, Les Arènes 2002

10 février 2002

(cf. "les institutions contre l'intelligence")

Nous avions découvert Révélation$ l’an dernier ; voici la suite. Denis Robert raconte ses démêlés avec Clearstream après la publication de son premier livre, les pressions que ses témoins ont subies, les compléments d’information qu’ils ont fournis et qui confirment ses dires.

Denis Robert dit que cette affaire très technique ne peut être comprise que par des initiés. Pourtant cela ne semble pas très compliqué. Voici le mécanisme tel que je le perçois (si je commets des erreurs, corrigez moi !)

La compensation

Les entreprises de « clearing » (en français « compensation ») assurent pour les banques un service utile : les banques réalisant entre elles des opérations pour le compte de leurs clients (virements, paiement des chèques, opérations sur les titres etc.), une partie de ces opérations se compense (les montants qu’une banque reçoit d’une autre compensant ceux qu’elle doit lui verser) et le solde doit être réglé périodiquement (une fois par jour). Son calcul, l’exécution de son règlement, c’est la tâche de l’entreprise de compensation.

Les banques détiennent des comptes dans cette entreprise qui est ainsi le « banquier des banques ». L’exécution d’un règlement est une opération informatique : tel montant, inscrit au compte de la banque A, en est soustrait pour être inscrit au compte de la banque B. Les comptes peuvent se diversifier en titres et devises : pour gérer divers types d’actif l’informatique se complique, mais la logique reste la même.

Les opérations sont enregistrées de sorte que l’on puisse les vérifier a posteriori. La liste des comptes est publique.

Jusque là, tout est simple. Mais un jour une banque italienne a demandé que l’on distingue son propre compte des comptes de ses filiales sans que ces derniers apparaissent dans la liste publique. Cette opération a ouvert une brèche dans la transparence du système : il est devenu possible de détenir un compte non mentionné sur la liste publique. Cette possibilité sera beaucoup utilisée.

Initialement, seules les banques pouvaient avoir des comptes, mais elles ont ouvert des comptes pour certains de leurs clients, de sorte que finalement n’importe qui pouvait avoir un compte non publié auprès de l’organisme de compensation.

Le blanchiment

Quelques mots maintenant sur le blanchiment. On distingue l’argent « sale » et l’argent « propre ». L’argent propre, c’est celui que vous avez gagné légalement, sur lequel vous avez payé des impôts et dont vous pouvez donc expliquer l’origine. L’argent sale, c’est celui qui provient des opérations illégales : le « black », argent liquide que le détaillant fait passer de la caisse à sa poche ; l’enveloppe ou la valise reçues pour prix de la corruption ; les sommes que procurent le trafic illégal, le racket, la prostitution. Le repérage de l’argent sale étant une arme efficace contre la criminalité, il est important pour les délinquants de le « blanchir », c’est-à-dire soit de se mettre en mesure de fournir une explication légale de son origine, soit de faire en sorte qu’il soit impossible de prouver le caractère illicite de celle-ci.

Les entreprises où les paiements se font en liquide, comme les blanchisseries, peuvent être utilisées à cette fin : comment savoir si le chiffre d’affaires d’une blanchisserie provient des clients ou de la mafia qui aurait apporté de l’argent liquide ? Des mafieux américains ont acheté un réseau de blanchisseries : c’est de là que vient l’expression « blanchiment ». Les casinos peuvent également servir à blanchir l’argent : celui qui joue à la roulette perd en moyenne 2,7 % de ses mises, mais la revente des jetons procure de l’argent propre car on peut prétendre qu’il a été gagné au jeu.

Cependant ces procédés ne permettraient pas de blanchir les sommes importantes que procurent les trafics. Il fallait trouver des méthodes plus puissantes : c’est le système financier qui les fournit.

Pour blanchir l’argent, en effet, il n’est pas indispensable de faire en sorte que son origine semble acceptable : il suffit qu’il soit impossible de démontrer qu’il a une origine illégale. L’astuce est alors de lui faire parcourir des circuits tellement compliqués que l’enquêteur qui voudrait retrouver son origine s’égare dans un labyrinthe.

Bien sûr la loi prévoit que les banques doivent signaler les clients qui déposent des montants en liquide importants, donc d’origine a priori douteuse. Mais il existe des banques complaisantes, certains pays s’en sont fait une spécialité. Une fois qu’elles ont accepté un dépôt il ne s’agit plus d’argent liquide mais de monnaie scripturale. Une série de transactions fait passer l’argent à des banques de plus en plus respectables et ainsi son origine suspecte est masquée.

Compensation et blanchiment

Mais un enquêteur patient et têtu pourrait remonter jusqu’au premier versement. Il importe donc d’insérer sur le trajet des obstacles à l’investigation : c’est là que les comptes non publiés sont utiles.

Cet obstacle n’est cependant pas lui-même insurmontable. Ces comptes, s’ils ne sont pas mentionnés sur la liste publique, existent néanmoins et les opérations les concernant sont enregistrées. Un enquêteur disposant de pouvoirs élevés et de beaucoup de temps pourrait en retrouver la trace. Alors vient le procédé imparable : les opérations non enregistrées, les opérations dont les traces sont effacées.

Elles sont nées, comme les comptes non publiés, de façon fortuite. Lors de la mise en place du système informatique de l’organisme de compensation les informaticiens ont dû corriger de nombreuses bogues. Ils ont pour traiter ces « exceptions » écrit des scripts, petits programmes qui sont des sortes de rustines que l'on ajoute au gros programme informatique pour corriger ses défauts un par un jusqu’à ce que les bogues disparaissent. C’est là une pratique normale. Mais ce dispositif qui permet d’intervenir sur le programme ouvrait d’autres possibilités.

Supposons en effet qu’une banque veuille réaliser, pour le compte de l’un de ses clients, une opération non enregistrée. Elle téléphone à son correspondant dans l’organisme de compensation (téléphone, donc pas de trace). Celui-ci téléphone au service informatique. Un informaticien écrit le script à introduire dans le programme informatique. Ce script est du type « ifthen... » : « si la transaction présente telle caractéristique, alors il faut que tel compte soit augmenté et tel autre diminué de tel montant ». C’est le même genre de script que pour une correction d’erreur, mais il s’agit ici de masquer l’origine d’une transaction. Après le passage de la transaction, le script est ôté du programme. La transaction n’étant pas enregistrée, il faut bien sûr que les parties qu’elle concerne contrôlent elles-mêmes son exécution : mais cela, c’est leur affaire.

Le mur opposé aux enquêteurs éventuels est dès lors infranchissable, le mécanisme du blanchiment est parfait. Il peut porter sur des montants d'une importance quelconque. Il n’existe rien de plus efficace qu’un organisme de compensation pour blanchir l’argent sale.

Évidemment ces opérations sont illégales. Mais elles sont tentantes car très rémunératrices : le blanchiment n’est pas gratuit. Une commission de 10 % à 30 % serait prélevée par un script et versée sur un compte relevant d’une comptabilité indépendante de la comptabilité générale (p. 282). Or quand il y a tentation, et si l’on ne se sent pas surveillé, statistiquement il y a faute : tout moraliste sait cela. Il se trouve que les organismes de compensation, censés remplir un rôle technique et transparent, sont peu ou pas contrôlés (p. 47). Il était dès lors inévitable que certains d’entre eux se transforment en blanchisseries.

Pourquoi ces révélations ?

On peut se demander pourquoi la foudre est tombée sur Clearstream, pourquoi son système a été exposé au grand jour, alors qu’il n’en est pas de même pour les autres.

Une part de l’explication réside dans la ténacité de Denis Robert : il a trouvé une piste, il s’est posé des questions et n’a plus lâché le morceau. Visiblement il ne le lâchera jamais, c’est une question de personnalité.

Une autre part, la plus décisive à mon avis, est que Denis Robert a trouvé deux témoins. Sans leurs témoignages, sans les documents qu’ils ont fournis, sans les explications qu’ils ont données, Denis Robert n’aurait rien pu publier.

Ces deux témoins ont été dans le passé responsables de l’informatique de Clearstream et ils ont tous deux été virés par l’entreprise. Le patron de Clearstream ne supportait ni la contradiction ni la contrariété. Il s’est débarrassé de certaines personnes, puis il les a « grillées » sur la place de Luxembourg. Il s’est créé ainsi des ennemis dangereux car bien informés de ce que faisait Clearstream. C'était là le point vulnérable du dispositif : il suffisait d’une rencontre entre ces personnes et un journaliste têtu pour que l’explosion se produisît. Si la gestion des personnes avait été plus respectueuse ou plus paternaliste, rien ne serait sorti de Clearstream. D’ailleurs le cloisonnement empêchait les exécutants de comprendre ce qui se passait : l'informaticien à qui l’on demandait de programmer une « exception » pouvait croire qu’il s’agissait d’une opération technique et ignorer sa portée.

Une troisième part de l’explication peut résider dans une manipulation des plus subtiles (p. 340) : la Deutsche Börse voulait acheter Clearstream, ce qu’elle a d’ailleurs fait le 10 décembre 2001.

Suites judiciaires

Une fois « Révélation$ » publié, la justice et la police luxembourgeoises se sont mises en route. Elles ont adopté une attitude qui peut surprendre mais qui se comprend si l’on examine quelques ordres de grandeur. Le Luxembourg est un pays de 420 000 habitants. On y trouve 220 banques qui travaillent pour le monde entier (p. 27). Le secteur financier emploie 52 000 personnes et génère 38 % du PIB du pays (p. 93). Une affaire qui met en cause le secteur financier luxembourgeois est donc une affaire d’État. Il importe de l’étouffer.

Dès lors les méthodes utilisées s'expliquent : pression sur les témoins ; négation contre toute évidence de l’existence des preuves ; perquisition bâclée ; escamotage de pièces à conviction ; manœuvres d’intimidation. L’opinion a été travaillée par une campagne de presse chauvine. Mais des maladresses ont été commises. Ainsi lors d’une perquisition chez un témoin les policiers ont exagéré dans l’intimidation : « Ils sont allés jusqu’à fouiller dans les culottes de ma femme (p. 184) ! » Cette humiliation le poussera à témoigner devant la mission parlementaire française sur le blanchiment.

Vertige et sueurs froides

Ainsi les preuves s’accumulent. Au cœur du système financier, protégé par la technicité de la finance et celle de l’informatique, un système de blanchiment efficace fonctionne avec la complicité de certaines banques. Le blanchiment étant une opération hautement rémunératrice, il est naturel que des entreprises, par ailleurs pressées par leurs actionnaires de dégager toujours plus de profit, s’y livrent tant qu’elles peuvent croire que cela passera inaperçu. La plupart des personnes qui travaillent dans le système financier n’en ont pas conscience en raison de la spécialisation des tâches. 

Où sont passées les commissions perçues par Clearstream et versées dans des comptes indépendants de la comptabilité générale ? si les taux et montants évoqués par Denis Robert sont exacts il s’agit de sommes très importantes. Il y avait derrière le patron de Clearstream, homme puissant, d’autres forces plus puissantes encore et qui terrorisent certains témoins. 

Denis Robert avance une hypothèse. Après la publication de « Révélation$ », des informaticiens externes ont travaillé pendant plusieurs week-ends à Clearstream pour « nettoyer » le système informatique. On se demande pourquoi une entreprise qui emploie de nombreux informaticiens a dû faire appel à une SSII et quelle était la nature exacte de ce « nettoyage ». Denis Robert a identifié cette SSII : c’est la filiale luxembourgeoise de la branche française d’une multinationale de l’informatique dont le siège social se trouve à Clearwater, en Floride. Clearwater est aussi la capitale mondiale de l’Église de scientologie (p. 285). C’est une simple piste. Elle terrorise visiblement Denis Robert lui-même, l’intrépide journaliste.