Commentaire sur :

André Chieng, La pratique de la Chine, Grasset 2006

9 juillet 2006

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André Chieng est un ingénieur français dont la famille était d’origine chinoise. Il a été formé dans les deux cultures. Travaillant à Pékin pour des entreprises françaises qui font des affaires avec la Chine, il conseille les Chinois autant que les Français.

Des deux côtés, on lui demande souvent des conseils pratiques, des « trucs », comme s’il suffisait de posséder des recettes pour savoir s’y prendre avec l’Autre. Or elles ne suffisent pas : il faut comprendre et pour cela connaître, ce qui prend du temps et demande du soin.

Les Chinois sont-ils menteurs ? Non, certes, mais ils n’ont pas la même conception de la vérité que nous. Les Chinois sont-ils compliqués ? Pas plus que nous ne le sommes, mais d’une autre façon. Le régime communiste est-il efficace ? Eh bien oui, dans certains domaines : lorsqu’il s’est, après une longue indifférence, engagé dans la lutte contre le SRAS, la maladie a été éradiquée en deux mois – alors qu’il a fallu beaucoup plus longtemps au Canada pour s’en débarrasser. Dès que quelqu’un était malade, il était hospitalisé et isolé sans se soucier de ses droits. Qu’il meure ou qu’il guérisse, il ne pouvait contaminer personne. Ainsi l’autoritarisme a parfois du bon…

Les Chinois se sont détournés de la définition, par laquelle l’occidental prétend rendre compte de l’essence de tout être : ils estiment que l’on ne peut rendre compte d’une chose qu’à partir d’un point de vue, donc d’une intention, ce qui est exactement ce que l’on expérimente quand on construit un système d’information. Leur représentation n’étant pas figée dans une définition, il leur est aisé de penser la transformation des choses alors que nous peinons à libérer notre pensée du carcan conceptuel : c’est, encore une fois, ce que l’on expérimente dans un système d’information lorsque l’on modélise le cycle de vie d’un objet ou un processus de production (qui n’est autre qu’une transformation progressive de la matière première au produit fini).

La question de l’efficacité en Chine me semble faire souvent l’objet d’un contresens. On voit dans la Cité interdite un panneau calligraphié par l’empereur Qian Long et sur lequel est écrit wu wei, « ne pas agir ». Mais si l’on cite en entier le texte de Laozi auquel l’empereur se référait, on lit wu wei er wu bu wei, « ne pas agir, de sorte que rien ne soit pas fait » autrement dit que tout se fasse. Curieuse inaction que celle qui obtient tous les résultats !

La différence entre les Chinois et nous réside non dans le fait que nous serions actifs, et eux pas, mais dans une conception différente du ressort de l’action. Dans la tradition occidentale, l’homme d’action est un héros qui s’affirme contre le monde[1]. Aux yeux du Chinois, l’héroïsme est absurde car il conduit presque toujours à la catastrophe. Pour eux, l’action n’est pas une affirmation de soi ; elle vise à faire produire leurs fruits au contexte, à la situation. Ces fruits, certes, sont voulus de même qu’un cultivateur crée les conditions favorables à la récolte ; mais ils ne seront obtenus qu’en obéissant à la Propension des choses, pour reprendre le titre d’un livre de François Jullien.

Les Chinois ne sont donc pas prométhéens : ils ne pensent d’ailleurs pas pouvoir tout faire avec l’action, puisque l’efficacité requiert la collaboration des circonstances ; par ailleurs, ils sont intimement convaincus qu’il peut se produire des événements indépendants de l’action humaine et auxquels il leur faudra pouvoir s’adapter : c’est, dit Chieng, l’une des explications du haut niveau de l’épargne en Chine.

Des conceptions occidentale et chinoise de l’action, quelle est celle qui, étant la plus réaliste, est porteuse du plus haut potentiel d’efficacité ? Il me semble que poser la question, c’est y répondre.

Chieng illustre son analyse par de nombreuses anecdotes mettant en scène des hommes d’affaires et des hommes politiques chinois, européens et américains. L’ensemble de ces anecdotes permet de voir jouer la différence des cultures, des comportements, des représentations. Connaissant bien les deux univers mentaux, Chieng observe leur dialogue avec une curiosité sympathique, et avec le souci de contribuer à une meilleure compréhension réciproque. Il a trouvé dans l'œuvre philosophique de François Jullien un éclairage qui lui a été utile.


[1] On voit ainsi chez nous des parents ravis de voir « s’affirmer » un enfant capricieux.

www.volle.com/lectures/chieng.htm
© Michel VOLLE, 2006 GNU Free Documentation License