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Commentaire sur :
Jean-Pierre Dupuy, « Les béances d’une philosophie du raisonnable », Revue de philosophie économique, n° 7 2003/1
6 décembre 2004


Liens utiles

- Mise en perspective
- Reconstruire les valeurs
- Qu'est-ce qu'un philosophe?

Dupuy dit que son opinion sur Rawls a changé : il l’aimait naguère, il le critique aujourd'hui. Les critiques qu’il formule sont un bon catalogue des reproches que l’on fait maintenant à Rawls :
- le « voile d’ignorance » (voir Mise en perspective) est irréaliste : comment peut-on supposer que des personnes puissent prendre des décisions en faisant abstraction de leur propre cas particulier ?
- le principe « minimax », selon lequel l’une des règles que doit vérifier une organisation sociale est de maximiser le bien-être des plus démunis (ce qui conduit Rawls à réfuter l’égalitarisme), ne tient pas compte de la désutilité que l’inégalité des conditions comporte pour eux ; 
- Rawls ne considère pas la qualité des relations interpersonnelles, alors que celles-ci sont souvent au plan moral plus importantes que les règles juridiques ; l’application concrète des règles suppose que l’on considère des cas particuliers, donc que celui qui applique la loi assume une relation personnelle avec ces cas particuliers ; et une loi que l’on définit sans considérer les conditions pratiques de son application n’est qu’une abstraction ;
- Rawls ne veut pas être un philosophe, or dans la situation actuelle de l’humanité, qui est à la veille d’une catastrophe, il convient de philosopher.

*  *

Arrêtons-nous sur cette dernière remarque qui, pour Dupuy, est cruciale. Dupuy estime que la face du monde a changé le 11 septembre 2001 : désormais, dit-il, la catastrophe est proche, inéluctable ; le XXIe siècle sera vraisemblablement celui de la disparition de l’espèce humaine sous l’effet conjugué de la folie des hommes et de la puissance des armes dont ils se sont dotés. La tâche du philosophe, c’est dit-il de voir venir la catastrophe sans en détourner le regard, et de l’annoncer.

On pourrait objecter à Dupuy que cette tâche, nécessaire sans doute à partir du moment où l’on est convaincu de la proximité de la catastrophe, est non pas celle du philosophe mais celle du prophète : Dupuy annonce les catastrophe que nous avons méritées (ou suscitées) tout comme l’ont fait les prophètes d’Israël.

En procédant ainsi, il prend une position dont la légitimité n'est pas celle de la philosophie. Si l’on définit la tâche de cette dernière en disant que le philosophe a pour fonction de penser le monde (en comprenant sous cette définition les mondes de la nature, du social, de la personne humaine et de la pensée elle-même), on voit que la tâche du prophète n’est pas la même : elle ne se situe pas sur le plan de la pensée mais de l’intuition (en l’occurrence horrible) qui précède, nourrit et motive la pensée.

Peut-on d’ailleurs reprocher à quelqu’un (ici Rawls) de ne pas vouloir être un philosophe ? Il existe bien des métiers utiles en dehors de celui-ci. Rawls n’a pas voulu philosopher, il est plus un juriste qu'un philosophe. Qu’importe, si son apport, quoique limité, reste substantiel ?

*  *

Il nous faut maintenant arriver aux critiques techniques qui sont faites à Rawls. Elles manifestent une étonnante incompréhension de sa démarche.

1) Rawls n’a écrit à ma connaissance nulle part que le « voile d’ignorance » était réaliste, en ce sens qu’il serait possible qu’une assemblée se réunît en se cachant derrière ce voile pour édicter des lois équitables. Le « voile d’ignorance » n’est pas une méthode opérationnelle pour produire des lois, mais une méthode qui permet d'évaluer les lois a posteriori : lorsque l'on considère une loi qui a été édictée, peut-on estimer qu’elle aurait pu l’être par des personnes qui se seraient placées derrière le « voile d’ignorance » ? Si oui, la loi est équitable ; si non, elle ne l’est pas. Ainsi, une loi qui opprime ou défavorise des personnes en raison de leur situation particulière (sexe, âge, race, métier etc.) est inéquitable : elle n’aurait pas pu être édictée par des personnes qui auraient fait abstraction de leur situation personnelle, qui l’auraient « ignorée », et qui auraient pris ainsi le risque de se retrouver parmi les défavorisés.

Ce « voile » est une fiction mais une fiction utile, tout comme le « contrat social » de Rousseau. Personne n’a négocié, écrit ou signé ce contrat, et pourtant cette hypothèse permet de fonder un raisonnement sur le fonctionnement de la société. Le « voile d’ignorance » est une version perfectionnée du « contrat social ».

2) Pour la critique du principe « minimax », la réponse est encore plus simple : il suffit d’introduire, dans la fonction d’utilité, la désutilité des inégalités sociales ; puis on dira que la société la plus juste est celle qui maximise l’utilité du plus démuni, compte tenu de cette désutilité. Évidemment il s’agit là de théorie – comme toujours lorsque l’on évoque l’utilité : personne n’a jamais vu une fonction d’utilité ! – mais cela permet de classer et discuter les priorités.

3) Rawls ne considère pas les relations interpersonnelles : en effet c’est là une limite de ses travaux. Rawls ne considère que les règles, les lois ; sa réflexion vise à préciser les critères selon lesquels on peut décider qu’une loi est équitable ou non. On peut lui reprocher d’ignorer la dimension relationnelle, concrète, qui se manifeste lorsque l’on passe de la loi à son application : mais il n’a pas, à ma connaissance, prétendu traiter les problèmes que pose l’application de la loi. Il s’est contenté d’évaluer la loi elle-même.

Il est cependant dangereux, dira-t-on, de ne considérer que la loi seule, indépendamment de ses applications : on risque de se réfugier dans l’abstrait. C’est vrai, et cette délimitation des apports de Rawls est importante et sévère ; mais cela n’enlève rien à la valeur d’une pensée qui, tout en se limitant, évalue l’équité des lois elles-mêmes. L’application relève d’une autre pensée, que Rawls n’a pas formulée, mais que l’on peut nourrir des apports de la phénoménologie.

*  *

J’interprète la vivacité des critiques adressées à Rawls (et que l’article de Dupuy passe en revue) comme un retour de balancier : les philosophes ont été d’abord sidérés par l’énergie et la clarté de la pensée de Rawls ; ils tentent maintenant, Rawls étant mort et ne pouvant plus se défendre, de s’affranchir de ses prestiges.

Ils reviendront à Rawls lorsqu’ils auront les idées plus claires. Ils auront alors mieux délimité son apport – que je persiste à juger considérable – et accepté ses limites – qui sont réelles.

Dupuy dira que lorsque la catastrophe s’annonce, les réflexions techniques et théoriques sur le caractère éthique de la loi ne sont plus de mise, que d’autres urgences s’imposent : il a peut-être raison, mais en prophétisant il sort du terrain de la philosophie alors même qu’il reproche à Rawls de ne pas avoir voulu y pénétrer.