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Commentaire sur :

François Jullien, Éloge de la fadeur, Philippe Picquier 1991


Liens utiles

- Bibliographie de François Jullien
- Qu'est-ce qu'un sage ?
- Reconstruire les valeurs

Dàn (prononcer tan) signifie tout à la fois fadeur (du goût dans les aliments), détachement (intimité de la personne), réserve (attitude envers les autres et le monde). Parmi ces diverses traduction, François Jullien a choisi celui qui se rapporte au sens gustatif : l'art de vivre chinois accorde beaucoup d'importance à la cuisine (un poème chinois « se déguste »).

Dans la culture occidentale, on n'apprécie pas ce qui est fade. Par contre, on peut y apprécier le détachement ou la réserve. Mais les Chinois associent à dàn un quatrième sens, celui de disponibilité : celui qui reste « sur sa réserve », qui est « détaché », est en même temps « disponible ». Alors notre intuition s’éclaire : la fadeur, c'est certes l'absence de toute saveur marquée (« le goût de l'eau pure », qui n'est ni salée, ni sucrée, ni acide, ni amère), mais c'est aussi la disponibilité envers chacune de ces saveurs et donc toutes les saveurs à la fois.

Ici se présente un piège : si être « fade », c'est n'occuper aucune position particulière (et de ce fait être disponible pour toutes les positions, quelles qu'elles soient), cela ne peut pas être occuper la position de la fadeur : on ne serait plus disponible pour rien. C'est être capable de s'engager dans une voie quand elle est pertinente, puis de s'en retirer quand il le faut pour s'engager dans la nouvelle voie pertinente.

Représentons chacune des spécialités qui s'offrent à l’être humain par un doigt d'une main et la position du spécialiste comme l'extrémité d'un doigt. La position « fade » se trouve alors au centre de la paume. L'être humain « fade » peut, à partir de ce point central, aller sans effort au bout d'un doigt, en revenir, aller au bout d'un autre doigt etc. Mais il faut pour cela qu’il maîtrise les diverses spécialités…

La « fadeur », c'est donc la vigilance qui permet de déterminer à chaque instant, en fonction de la situation rencontrée, l'attitude à prendre, la pensée à avoir, les démarches à entreprendre ; c’est la panoplie complète des aptitudes que peut avoir un être humain, disponibles et prêtes à l’emploi ; c'est la souplesse d'esprit qui, au sein même de la concentration exigée par une tâche précise, permet de garder conscience du caractère spécial et limité de cette tâche et se tient prête à revenir au point de disponibilité central dès qu’elle aura été accomplie. La « fadeur », ce n'est pas la neutralité mais la disponibilité ouverte, la souplesse de l’être humain au maximum de son efficacité.

L'éloge de la fadeur est une incitation à la disponibilité, au refus de toute ossification de l'initiative dans les structures propres à une spécialité. Rester, à l'intérieur de la tâche la plus spéciale et la plus précise, disponible, réservé, détaché et « fade », prêt à revenir à la position centrale d'attention et de disponibilité ; mieux : conserver cette disponibilité, cette distance, à l'intérieur même de la tâche spécialisée et de l'engagement le plus précis dans l'action. Rester, en définitive, humain (au sens de « ouvert », « disponible ») au sein même des mécaniques institutionnelles, techniques ou autres, auxquelles l'action nous assujettit mais dont nous ne devons pas être les dupes.