Commentaire sur Charles Mopsik, La Cabale, Grancher 1988

15 septembre 2003

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Le mot « Cabale » transcrit l’hébreu qabbalah qui signifie « tradition ». Il désigne une composante ésotérique et mystique de la culture juive, fondée sur l’étude des niveaux de l’Être qui s’étagent entre l’espèce humaine et Dieu ainsi que sur les médiations (sefirot) qui relient ces divers niveaux. Elle s’appuie notamment sur une méthode d’interprétation de la Bible fondée sur la transcription numérique des caractères hébreux (sefira veut dire « nombre » et a la même racine que l'arabe sifr dont le français a fait « chiffre » et « zéro »[1]) : la Cabale accorde, comme l'école de Pythagore, une valeur mystique aux Nombres.

La Cabale a influencé les Chrétiens, surtout à la Renaissance ; mais la communication entre les deux cultures a été bloquée par le durcissement de l’Église lors de la contre-réforme, par les risques de persécution, et aussi par le fait que l’Église ayant toujours tenté de convertir les juifs en s’appuyant sur ce qu’ils lui avaient enseigné, ceux-ci ont été incités à conserver leur savoir par devers eux.

La Cabale, étant une mystique, a été considérée avec suspicion par certains rabbins ; mais d’autres rabbins l’ont étudiée et elle n’a jamais été condamnée par l’orthodoxie juive.

L’enseignement de la Cabale est ésotérique. Réservé au petit nombre de ceux qui peuvent lui consacrer tout leur temps de travail, il suppose la connaissance de l’hébreu, une abondante lecture, et aussi un contact personnel prolongé entre le maître et l’élève. Il est en pratique impossible pour une personne qui n’est pas de confession juive, ou qui ne connaît pas l’hébreu, de recevoir cet enseignement.

Ésotérisme, transcription numérique des textes, mysticisme, voilà de quoi éveiller la méfiance du rationaliste que je suis. Mais tout rationaliste doit connaître les limites du rationalisme : nous y reviendrons.

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Les cabalistes ont sur le monde, sur l’histoire, un point de vue singulier. Ils se classent dans le courant philosophique du néoplatonisme (p. 83) mais, alors que celui-ci place la matière au plus bas niveau de la « procession des êtres », les cabalistes « hissent la matière au niveau de l’Intelligence suréminente ». L’idéalisme platonicien est ainsi renversé, la matière devenant « source et réservoir primordial des formes et des semences de toute réalité » (p. 84). Cette option métaphysique permet au judaïsme d’échapper à l'idéalisme ; il prépare à un rapport respectueux et expérimental avec la nature. 

Par ailleurs « le judaïsme n’est pas une religion fondamentalement historique » (p. 32) : alors que pour les chrétiens le temps va comme une flèche de la révélation à la résurrection, pour les juifs l’histoire ne peut commencer qu’avec l’arrivée du Messie. Dans l'attente de celle-ci, le temps n’est pas orienté ni circulaire mais scandé par la répétition de périodes fastes et néfastes : « Ce qui a été, c’est ce qui sera. Ce qui a été fait, c’est ce qui se fera. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil [2] ». Cette conception du temps ressemble à celle de l’hindouisme – il s’agit, là aussi, d’une option métaphysique aux conséquences profondes.

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Venons-en maintenant à l’ésotérisme.

1) Le rationalisme pose une hypothèse sur laquelle s’appuie notre pédagogie : il prétend que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement [3] » et que ce qui a été clairement énoncé sera facilement compris puis retenu par la mémoire. Mais d'autres traditions pédagogiques (Inde, Japon, Chine) donnent la plus grande place au rapport assidu et pratiquement silencieux entre l’élève et un maître dont il doit méditer l’exemple. Selon ces traditions celui qui, impatient, se hâterait vers l’évidence, prendrait le risque de rater l’essentiel.

Examinez votre propre expérience. Il existe des choses auxquelles vous avez longuement réfléchi ; vous avez considéré leurs divers aspects, en eux-mêmes comme selon leurs rapports mutuels. Vous maîtrisez ces choses par la pensée à tel point qu’elles vous sont aussi familières que votre appartement.

Cette connaissance si claire, savez-vous cependant la communiquer ? Alors qu’elle est instantanément présente tout entière dans votre esprit, savez-vous la faire passer par le fil chronologique de l'énoncé ? La personne à laquelle vous l’aurez transmise pourra-t-elle, sans une méditation, se l’approprier de telle sorte qu’elle lui devienne aussi familière qu’à vous ?

Le rationaliste lui-même doit accepter le fait que toute pensée s’articule autour d’un noyau qui résiste à la communication, adhère à un ressort intime et est donc, en ce sens, ésotérique. L’ésotérisme apparaît alors non comme un mystère pour marché aux puces, mais comme la condition naturelle de toute connaissance approfondie et de sa transmission.

2) Needham[4] distingue la science, la proto-science et la pseudoscience. La science a toute sa sympathie. Il considère la proto-science (alchimie etc.) avec bienveillance car, même si elle ne recourt pas à la méthode expérimentale, elle comporte des manipulations qui la préparent. Par contre il rejette absolument la pseudoscience (astrologie, géomancie, numérologie etc.).

Pour le rationaliste, l’usage des nombres par la Cabale constitue une pseudoscience : les calculs que l’on peut faire à partir des caractères hébreux n’ont rien à voir avec le sens du texte sur lequel ils n’apportent qu’un enseignement illusoire. Mais même si l’on adopte ce point de vue il faut s’interroger : l’apport des pseudosciences est-il si méprisable que cela ?

Sans doute il n’existe pas de corrélation significative entre les déplacements des astres et les événements humains. Mais les astrologues, qui cherchaient de telles corrélations, ont dû pour les interpréter élaborer une représentation du politique, une conception du destin des hommes et de leurs civilisations. De même, il n’existe pas de corrélation entre des cartes que l’on tire au hasard et le destin de la personne qui se fait tirer les cartes. Mais la cartomancienne, dont l’imagination est éveillée par la lecture des symboles que les cartes lui présentent, doit pour pouvoir les interpréter avoir développé une sensibilité psychologique, savoir deviner « comme avec des antennes » les particularités de la personne qu’elle a en face d’elle. Enfin, il n'existe pas de corrélation entre des nombres que l'on extrait des lettres et le sens d'un texte. Mais la manipulation de ces nombres est l’occasion d’une méditation attentive, d’un lecture lente qui peut aider à détecter jusqu’au plus faible des signaux que le texte transporte.

3) Le mot « mystique » évoque pour certains ces malencontreuses statues en plâtre peint de sainte Thérèse de Lisieux, une extase niaise plaquée sur le visage. En le prononçant, nous quittons le terrain de la raison solide !

Cependant les mathématiques elles-mêmes sont fondées sur des axiomes indémontrables ; et si, comme l'a dit Kant, la métaphysique est le monde des affirmations non démontrées, il n’en est pas moins vrai que nos vies sont structurées par nos options métaphysiques.

Le temps est-il circulaire ou orienté par l’Histoire ? La réalité réside-t-elle dans les idées ou dans la matière ? Après la mort, l’âme individuelle s’éteint-elle dans le néant, opère-t-elle une transmigration, rejoint-elle un séjour éternel ? Le monde a-t-il été créé ou non ? L’expérience ne pouvant éclairer aucune de ces questions, elles ne relèvent pas de la science. Cela n’empêche pas chacun de fonder sa personnalité sur les réponses (éventuellement fluctuantes) qu’il leur apporte. La mystique, ce n’est pas l’extase niaise : c’est la méditation des options métaphysiques et l’exploration du monde qu’elles structurent.

La vie intérieure de tout être humain est construite selon le plan que dessinent ces options. Or la plupart d’entre nous ignorent leur propre plan : il leur a été transmis de façon implicite par l’éducation et l’enseignement, par des personnes qui n’étaient pas elles-mêmes clairement conscientes de ce qu’elles transmettaient. Parfois ces options sont incohérentes : cela disloque la personnalité.

Celui qui reste prisonnier d’un rationalisme sommaire ne pourra jamais élucider ses propres options métaphysiques, y mettre de l’ordre, réviser ce qui lui a été transmis, comprendre les options des autres, fonder sa personnalité sur un rapport équilibré à autrui et à son propre destin dans le monde. La Cabale, comme toutes les disciplines mystiques, invite à une telle élucidation.

Elle est réservée à des spécialistes : il en est ainsi de toute connaissance approfondie. Mais même si l’on n’ambitionne pas de devenir un cabaliste, si l’on ne peut pas lui consacrer tout son temps, si l’on ne comprend pas l’hébreu, si l’on n’est pas juif, on peut s’intéresser à ce monument culturel qui a absorbé et rayonné tant d’influences. Mopsik indique (p. 131) une documentation dont la lecture sera utile à tous.

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Needham[5] a évoqué les marchands juifs que l’on appelait les Radhanites. Au IXe siècle ils commerçaient par terre et par mer entre la Chine et la Provence. Ils vendaient en Chine des eunuques, des esclaves, des brocarts, des fourrures et des épées ; ils en ramenaient du musc, de l’aloès, du camphre, de la cannelle, de la porcelaine et des plantes médicinales. Ils faisaient escale dans l’Hindoustan, à Oman, à Damas et dans le royaume juif des Khazars de Crimée.

Ils ont apporté de Chine au IXe ou Xe siècles, entre autres innovations, le harnais qui permit d’exploiter la puissance motrice du cheval. L’épanouissement économique et culturel de la France des XIe et XIIe siècles s’explique ainsi en partie par une invention chinoise transmise par des juifs. Il a permis de construire ces églises romanes dont l'ancrage solide dans le sol symbolise l’incarnation, point focal de la mystique chrétienne. Par la suite les Arabes nous apporteront, comme en attestent les mots « chiffre », « sucre » et « savon », le calcul, la sensibilité gustative et l’hygiène.

L'exploration des cultures qui nous ont nourris éclaire nos options métaphysiques et nous permet de maîtriser notre vie intérieure, notre insertion dans le monde, notre rapport à autrui. Ceux d'entre nous qui considèrent ces cultures avec condescendance, qui croient notre civilisation supérieure à celles qui l'ont précédée ou qui l'entourent, qui s'arment d'un rationalisme aussi sommaire que satisfait, nourrissent en eux-mêmes des germes de barbarie.


[1] Georges Ifrah, Histoire universelle des Chiffres, Robert Laffont Bouquins 1994

[2] L’Ecclésiaste (I, 9).

[3] Nicolas Boileau (1636-1711), L’art poétique, 1674, chant I

[4] Joseph Needham (1900-1995), Science and Civilisation in China, Cambridge University Press 1991. Il est très sévère envers le Yì Jīng (易 經, prononcer Yi Djing) : « They would have been wiser to tie a millstone about the neck of the I Ching and cast it into the sea » (vol. II, p. 311).

[5] Joseph Needham (1900-1995), Science and Civilisation in China, Cambridge University Press 1991, volume III, p. 681.

Pour lire un peu plus :
- Qu'est-ce qu'un philosophe ?
- A propos de magie

www.volle.com/lectures/mopsik.htm
© Michel VOLLE, 2003 GNU Free Documentation License