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Commentaire sur :

Zhong Yong, la Régulation à usage ordinaire, traduction, introduction et commentaire par François Jullien, Imprimerie Nationale 1993

31 mars 2001

English version

François Jullien apporte, en publiant cette traduction, une contribution importante à notre compréhension de la philosophie chinoise et de ses rapports avec notre propre philosophie. 

Le but de la philosophie occidentale est la connaissance, et depuis Kant la critique de la connaissance[1] ; le but de la philosophie chinoise est la sagesse, shēng . Mais la sagesse des Chinois réside dans une articulation de la personnalité qui nous est étrangère, non parce qu'elle n'existerait pas chez nous, mais parce que nous ne lui accordons aucune attention.

Notre culture a suivi deux chemins vers la connaissance : d'abord la vérité révélée par les Écritures et le dogme ; puis, à partir de la Renaissance, la science construite en conjuguant théorie et expérience. Notre histoire intellectuelle est marquée par la rivalité entre ces deux démarches. Les Chinois n'ont suivi ni l'une ni l'autre. 

L’une des présentations de leur philosophie est le Zhōng Yōng (中 庸, prononcer Djong Yong) qui, avec les « Entretiens » de Confucius, le « Mencius » et la « Grande Étude », a servi pendant mille ans à former les lettrés chinois. Il est écrit dans le style indirect qu'affectionnent les Chinois : là où nous utiliserions des définitions et des déductions, ils préfèrent l'allusion et l'incitation. On ne peut guère le comprendre si l’on ne dispose pas d’un commentaire.

Écarts entre la pensée occidentale et la pensée chinoise

Les Chinois n’adhèrent pas à notre conception d'un Dieu transcendant, origine et explication du monde. Leur « religion » est un culte du processus selon lequel la nature se perpétue en se renouvelant : c'est la fidélité à ce processus qu'ils appellent dào (, prononcer tao), la « voie »[2]. Cette fidélité s'exprime par une maxime à l'énoncé simple et aux implications sans fin : « il faut que tu sois humain » ; elle oriente d'abord vers la compassion, la solidarité ou humanité rén ([3], prononcer jen), puis par cercles concentriques la solidarité avec les animaux, les plantes, enfin avec l'ensemble de la nature. Le sage découvre ainsi, en allant au fond de sa propre personnalité, une solidarité universelle qui dépasse les accidents de son individualité.

A l'exploration de ces profondeurs, à l'immanence, notre théologie a préféré la transcendance, la vérité révélée et la discipline de pensée que fonde le dogme. N'a-t-elle pas ainsi pris le risque de faire du dogme une idole formée d'idées ? Elle n'ignore pas toutefois que la découverte intime de Dieu relativise tout dogme et toute affirmation de vérité - et, par ce côté-là elle pourrait, si elle savait être modeste (mais ne serait-ce pas beaucoup lui demander ?), entendre les leçons de la sagesse chinoise.

La démarche scientifique, fondée sur la libre discussion et la vérification des hypothèses (ou plus précisément, dit Popper[4], sur leur « non falsification »), produit des vérités pratiques : même dans ses étapes les plus théoriques elle est orientée vers l'action. Or à une vérité pratique on ne demande pas d'être absolue mais de répondre raisonnablement à un besoin, aux exigences d’une situation. Les mathématiques elles-mêmes sont une gymnastique qui forme l'esprit au respect au principe de non-contradiction, principe que l'expérience respecte toujours, fût-ce de façon parfois déroutante, mais dont l'imagination s’affranchit souvent. 

Tout travail scientifique suppose une intention préalable. Si la méthode scientifique donne des résultats objectifs, c'est à l'intérieur d'un domaine qui, lui, a été préalablement choisi. L'intention oriente le regard du chercheur vers sa cible. 

Le codage est indispensable à toute pensée orientée vers l'action, car l'action réfléchie nécessite un découpage conceptuel de l'expérience. Nous pouvons toujours nous demander après coup (1) pourquoi il a été jugé nécessaire de coder tel aspect du monde réel et non un autre, (2) pourquoi cet aspect-là a été codé selon telle nomenclature et non selon une autre, puisque a priori une infinité de nomenclatures différentes étaient formellement possibles. La réponse à cette question nécessite de faire jouer le critère de pertinence, qui porte sur l'adéquation d'un codage à une action, et relie donc la construction conceptuelle à une intention qui lui est antérieure. 

La question de la vérité des concepts se résorbe ainsi dans celle de leur pertinence.  La question de la pertinence a des implications sans fin, mais elle nous conduit à considérer enfin un problème qui, étant pratique, se trouve à notre hauteur : existe-t-il une attitude, pouvons nous définir une démarche, qui favoriseraient la justesse de notre action, la pertinence de notre jugement ? 

Priorités du sage chinois

Le sage chinois sait que devant un monde qui s'offre à nous entièrement, mais dont nous ne connaissons pas les clés, notre regard peut être altéré par les préjugés, la présomption, les oeillères d'une spécialisation. Il pense que nous ne pouvons entretenir un rapport vivant avec le monde, c'est-à-dire agir sur lui, que si nous restons disponibles pour percevoir et interpréter les signaux qu'il émet de façon à pouvoir l'orienter de façon favorable tout en respectant la propension spontanée des choses (shì ). 

Il cherche ainsi à se rendre capable de produire une réponse pertinente en face de chaque situation. Il privilégie une position médiane (dàn ), non par goût du juste milieu ou de la médiocrité, mais pour mobiliser commodément, selon les exigences de la situation, chacun des extrêmes de la pensée et de l'action. Il saura ainsi être, selon les exigences de la situation, violent, soumis, actif, paresseux, etc.

Les Chinois se sont rarement intéressés aux concepts ; ils sont par contre attentifs à l'intention dont résulte la construction conceptuelle, construction dont ils pensent d'ailleurs que l'esprit doit rester libre pour éviter de se figer. Toute personne que cette étape intentionnelle cruciale préoccupe peut se nourrir des apports de leur sagesse. Il nous est difficile de les comprendre parce que nous avons coutume de confondre la pratique de l’abstraction avec l’abstrait qui en est le résultat, et qui est nécessairement coulé dans le moule de la rigueur formelle. Nous voulons sous prétexte de « rigueur » ignorer les étapes préalables informelles, nourries par l’intuition et les associations d’idées, où s’élaborent les intentions sans la force desquelles la persévérance et la concentration qu'exige la recherche auraient été impossibles. 

Voir aussi "Le cœur théologal"


[1] Emmanuel Kant (1724-1804), Kritik der reinen Vernunft, 1781

[2] Lǎo Zǐ (IVème siècle avant JC) (老 子, prononcer Lao Dze), Dào Dé Jīng (道 徳 經, prononcer Tao Te Djing), Le livre de la voie et de la vertu. Le commentaire de Claude Larre est utile (Desclée de Brouwer 1977) ; notons qu’il traduit shēngrén par « saint » et non par « sage ».

[3] Cet idéogramme symbolise l’altérité en associant le mot homme (rén 人, prononcer jen) au chiffre deux (èr ).

[4] Karl Popper (1902-1994), Logik der Forschung, Julius Springer Verlag, Wien 1935