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Certains de ceux qui disent 
qu’il ne faut pas breveter des logiciels s’appuient sur le syllogisme suivant :
 
A – un logiciel est assimilable 
à une idée ; B – or il ne convient pas de breveter une idée ;
 C – donc il ne convient pas de breveter les logiciels.
 
Peut-on breveter une idée ?
 
Une idée n’est pas un produit : 
c’est le résultat de l’activité du cerveau. Tout être humain, ayant un cerveau, 
peut un jour avoir la même idée qu’un autre. Leibniz et Newton ont tous deux, 
sans s’être concertés, inventé le calcul différentiel. 
Dans un cerveau bien préparé 
l’idée se cristallise spontanément. La préparation du cerveau a demandé du 
travail, beaucoup de travail même, mais la naissance de l’idée n’en demande 
aucun (voir   Valeur d'un conseil) : 
le stratège qui possède le « coup d’œil » voit dans l’instant la manœuvre 
opportune ; la décision juste se condense d’elle-même dans son cerveau sous la 
pression de l’événement.   
Le produit, lui, résulte de la 
rencontre de l’idée avec une institution, l’entreprise. C’est cette fécondation 
qui apporte la valeur. Pour passer de l’idée au produit, il faut 
en effet du travail, parfois beaucoup de travail (voir  
The Soul of a New Machine) 
– de même qu’il faut du travail pour exécuter une manoeuvre. Lancer la 
fabrication d’un produit nouveau, le commercialiser, suppose d’avoir résolu des 
problèmes de physique, d’ingénierie, d’organisation.  
L’idée n’a pratiquement pas de 
valeur tant qu’elle ne s’est pas concrétisée en un produit. Regardez le flot 
d’idées parfois ingénieuses, parfois saugrenues, qui se déverse chaque jour 
entre ingénieurs, à la cantine, dans ces phrases qui commencent par « il n’y a 
qu’à » ! La plupart d’entre elles seront oubliées par leurs inventeurs 
eux-mêmes. Quelques-unes, sélectionnées selon un processus qu’il serait 
difficile d’élucider, recevront un écho et déclencheront le projet qui aboutira 
à un produit.  
C’est le produit qu’il convient 
de breveter, avec les dispositions techniques, l’ingénierie, la 
commercialisation qu’il incorpore. Si l’on brevetait une idée, le champ de la 
pensée serait délimité comme par des barrières : défense de penser au-delà de la 
limite ! Ce serait antinomique avec le fonctionnement de l’intellect. 
 
Imaginez que les idées soient 
brevetées. Celui qui rédige devrait faire des recherches pour voir si quelqu'un 
n'aurait pas déjà écrit la même chose. Celui qui se débat pour écrire un 
programme devrait s'assurer que l'algorithme qu'il met au point n'a pas déjà été 
inventé par quelqu'un d'autre ... le travail intellectuel en serait paralysé.
 
Celui qui le premier a eu une 
idée brillante, ingénieuse, est comme l’alpiniste qui, le premier, a escaladé un 
sommet difficile : il mérite que la gloire s’attache à son nom, cela doit lui 
suffire. La gloire, notons-le, n'est pas sans quelques conséquences économiques 
: cela rassurera ceux pour qui il n'est rien n'est réel hors de la liquidité 
sonnante et trébuchante. Souvent cependant celui qui a eu l’idée n’est pas celui qui 
saura la « vendre » et en tirer gloire… 
Un logiciel est-il assimilable à 
une idée ? 
Un logiciel est un produit 
élaboré par le travail d'une personne ou d'une équipe soit sur la base d'une 
description fonctionnelle a priori, soit par tâtonnement en définissant 
les fonctionnalités par essais et correction d'erreurs. La définition des 
fonctionnalités, ainsi que le principe mathématique d’un algorithme, sont des 
idées. La réalisation effective et pratique du produit, elle, résulte d'une 
confrontation avec la nature (ici, les caractéristiques logiques et 
physiques de l'automate).  
Si le logiciel est un produit, 
les idées qu’il incorpore n’en sont pas. La souris est un produit (sa mise au 
point a été très délicate), l’idée de la souris n’en est pas un. La 
programmation des menus déroulants est un produit, l’idée du menu déroulant n’en 
est pas un (c’est ainsi que les tribunaux ont tranché la question lors des 
procès).  
Ainsi, dans le logiciel, il faut 
distinguer la définition fonctionnelle qui, étant un idée, n’est pas un 
produit ; et le programme informatique lui-même, pour lequel il a fallu résoudre 
de multiples problèmes d’ingénierie et de réalisation, qui, lui, est un produit.
 
Pourquoi et comment il faut 
breveter les produits 
Le moteur de l'innovation tourne 
bien si l'entreprise qui a fait l'effort d'innover peut jouir d'un monopole 
temporaire, d'un délai pendant lequel cet effort sera récompensé par un 
surprofit. Pour que ce moteur soit efficace, il faut que le délai soit suffisant 
mais point trop long (voir 
                                        
Moteur de l'entreprise innovante). 
Si la protection est assurée par 
un brevet, il faut donc que la durée de ce brevet soit limitée – et, dans le cas 
précis du logiciel où la durée de vie des produits est courte et où la 
rentabilisation de l'investissement se fait en un petit nombre d'années, il 
faudrait que cette durée n'excédât pas deux ou trois ans.  
Retour au brevet du logiciel 
L'économie du logiciel se 
développe en deux branches distinctes : d'un côté le logiciel compilé marchand, 
style Microsoft, dont l’économie a été inaugurée en 1975 par Bill Gates (voir sa
lettre ouverte aux "hobbyistes") ; 
de l'autre, le logiciel à bas prix (éventuellement gratuit) dont le code source 
est fourni avec la version compilée. La première branche est fondée sur la 
recherche du profit ; la seconde sur la recherche de la notoriété (voir 
Jean Tirole et Josh Lerner, " The 
Simple Economics of Open Source ").
 
Derrière la question du brevet, 
ne s'agit-il pas en fait de la lutte entre ces deux branches de l'économie du 
logiciel ? Ceux qui sont favorables au logiciel ouvert (dont je suis) sont 
tentés de s'opposer au brevet, qui favoriserait l'économie du logiciel marchand.
 
La question du brevet se pose en 
des termes différents selon que l'on considère l'une ou l'autre des deux 
branches : la recherche de la notoriété se satisfait des licences qui 
encouragent à réutiliser le produit à la seule condition de citer le nom de son 
auteur. Le logiciel marchand, lui, devrait pouvoir être breveté puisqu’il s’agit 
d’un produit. Mais n’est-il pas déjà suffisamment protégé par la compilation ?
 
Il est en effet pratiquement 
impossible de reconstituer le code source, qui contient la solution explicite 
des problèmes techniques que pose la production, à partir du logiciel compilé. 
On ne peut donc pas, en principe, copier ces solutions. On ne peut copier que 
les idées fonctionnelles, et cela exige que l’on résolve de nouveau les 
problèmes techniques – donc que l’on fabrique un produit nouveau. 
 
Ainsi, l’interrogation sur la 
brevetabilité du logiciel semble déboucher sur le vide. Pour le logiciel 
marchand, une protection suffisante semble assurée par la compilation, car elle 
masque les solutions techniques qui ont permis d’élaborer le produit. Il ne 
faudrait pas, sous prétexte de protéger le logiciel, protéger en fait des
idées fonctionnelles ou mathématiques : on ne peut pas interdire à quelqu’un 
d’autre d’avoir la même idée. Pour le logiciel ouvert, la question ne se pose 
pas si ce n’est en termes de notoriété de l’inventeur.  
Faisons cependant une concession 
: admettons, par prudence, qu’il puisse être opportun pour encourager 
l’innovation de protéger pendant un temps les idées qu’incorpore un logiciel 
marchand. Il faudra toutefois que cette protection soit d’une durée assez 
courte pour que le moteur de l’innovation puisse tourner efficacement : ce qui 
doit importer au législateur, ce n’est pas le confort des entreprises mais 
l’utilité pour le consommateur final.  |