RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

A propos du modèle en couches

15 juin 2002

(cf. "Complexité et complication") 

La découverte du modèle en couches a été pour moi un tremblement de terre intellectuel libérateur.

J’arrive au CNET[1] en 1983 pour y monter une mission d’études économiques. Je dois assimiler les techniques des télécommunications pour comprendre et, si possible, perfectionner leur théorie économique. Lors des réunions avec des chercheurs comme Thierry Zylberberg ou Jean-Pierre Coudreuse, j’entends parler de « couches ». Telle fonctionnalité, dit l’un, relève de la « couche 3 » ; un autre le contredit en disant qu’il s’agit de la « couche 4 ». Ils se réfèrent au modèle OSI de l’ISO[2]. Je ne comprends rien à ces conversations mais note que ce modèle est pour les experts un pivot conceptuel.

Je comprends un peu mieux le modèle en couches en lisant le livre de Tanenbaum sur les réseaux d’ordinateurs[3] ; Tanenbaum décrit un autre modèle en couches dans son livre sur les systèmes d’exploitation[4]. J’entrevois la relation entre modèle en couches et nouvelles technologies. Enfin l’ENSPTT me demande de faire le cours sur les techniques des télécommunications. Pour le préparer, j’étudie enfin soigneusement le modèle en couches. C’est alors que je découvre l’étendue de ses applications. Ma façon de penser en a été bouleversée.

*
*  *

Le modèle en couches a été conçu par des techniciens pour penser un objet dans lequel plusieurs logiques s’articulent. Ainsi dans un ordinateur on rencontre des phénomènes électromagnétiques (des électrons se déplacent, des tensions se modifient) ; ces phénomènes reçoivent une interprétation logique (ils sont traduits en 0 ou 1) ; les suites binaires représentent des instructions ou des données ; les règles qui gouvernent le codage des données et instructions sont fournies par les « langages » de programmation ; le langage le plus proche de la machine étant incommode pour l’être humain, des langages « de haut niveau » sont élaborés pour faciliter la programmation ; enfin, des « applications » sont réalisées pour satisfaire les utilisateurs. Le mouvement des électrons ne peut pas être décrit selon la même grille conceptuelle que les applications, ni que le « compilateur » qui traduit un langage de haut niveau en instructions exécutables. Néanmoins tous ces phénomènes jouent conjointement.

En cherchant à expliquer ce modèle aux étudiants, je vois qu’il ne s’applique pas qu’à la technique. Saussure l’a implicitement utilisé[5] pour représenter la conversation entre des personnes : il a décrit les couches psychologique, linguistique, neurologique, phonétique, sonore etc. par lesquelles celle-ci passe. Pour comprendre comment fonctionne la conversation on doit identifier ces couches et examiner le protocole qui règle le fonctionnement de chacune d’elles ainsi que les interfaces qui leur permettent de communiquer.

Se pourrait-il que le modèle en couches, d’origine technique, fût une innovation philosophique ? Je suis porté à le croire car il a changé la façon dont je me représente le monde. L’histoire que je raconte ci-dessous prête bien sûr à sourire, mais chacun doit gérer ses blocages comme il le peut !

*
*  *

Depuis toujours certains paysages me mettaient mal à l’aise. Je ne me sentais chez moi que dans la « simplicité » de la haute montagne ou de l’architecture. Le modèle en couches m’a permis de comprendre pourquoi.



Paul Cézanne, La montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue, 1882-1885, New York, Metropolitan Museum of Art.

Dans un paysage comme « La montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue », de Cézanne, on trouve une montagne (géologie) ; des arbres (botanique) ; un pont, des routes, des champs cultivés (action humaine) ; des nuages (météorologie). Ce paysage articule donc des êtres relevant chacun d’une logique et d’un rythme spécifiques. L’unité de temps est pour la géologie le million d’années, pour la couverture végétale le millénaire ou le siècle, pour les constructions humaines le siècle ou la dizaine d’années, pour le déplacement des animaux ou des nuages l’heure ou la journée. Parfois une de ces logiques s’impose : la géologie, qui paraît immobile à notre échelle de temps, introduit dans certains paysages une tension d’une impressionnante énergie (exemple : la cluse de l’Isère à Grenoble).



La cluse de l’Isère à Grenoble
(avec l'aimable autorisation de Christian Nicollet [6])

La juxtaposition de ces diverses logiques, de ces divers rythmes me donnait un peu la nausée. J’aime que les idées s’enchaînent clairement et n’étais pas armé pour penser une telle cacophonie. Mais tout paysage est un fait d’expérience : en tant que tel il est irréfutable. Je devais donc convenir qu’il y avait quelque chose de faussé dans ma façon de penser. Cela ne me remontait pas le moral.

Ce malaise a disparu quand j’ai compris ce qui me gênait et vu dans tout paysage la juxtaposition, selon un modèle en couches, de diverses logiques qui s’articulent. D’étrangers et menaçants, les paysages me sont devenus familiers et accueillants.

Par la suite ce modèle m’a permis de m'expliquer l’économie des nouvelles technologies, le fonctionnement des entreprises, les systèmes d’information etc. Il est devenu l’instrument le plus précieux de ma boîte à outils intellectuelle.

J'ai qualifié le modèle en couches d'"innovation philosophique". Bien sûr, des philosophes ont raisonné en couches. J'ai cité Saussure, on peut citer aussi Popper et son modèle "des trois mondes" [7]. Popper distingue et articule le "monde 1" des objets et forces physiques, le "monde 2" des états mentaux, et le "monde 3" des symboles, théories, langages etc. Ce modèle est très utile pour se représenter la façon dont naît et fonctionne un système d'information. Mais je ne sache pas ( il est vrai que je n'ai pas tout lu ! ) qu'un philosophe ait considéré le modèle en couches pour lui-même, en tant que catégorie de modèles, comme un outil logique puissant au service du travail intellectuel et, plus généralement, de la pensée engagée dans la vie quotidienne elle-même. 

Retour à "Sortir de l'embarras"


[1] Centre National d’Études des Télécommunications, que l'on nomme depuis le 1er mars 2000 « France Telecom R&D ».

[2] « Open Systems Interconnection » publié de 1977 à 1986 par l’International Standard Organization.

[3] Andrew Tanenbaum, Computer Networks, Prentice-Hall 1989

[4] Andrew Tanenbaum, Operating Systems. Design and Implementation, Prentice-Hall 1987

[5] Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, Payot 1916, p. 27

[6] Professeur de géologie à l’Université de Clermont-Ferrand, http://christian.nicollet.free.fr/ 

[7] Karl Popper, Objective Knowledge, Oxford University Press, 1979