Dialogue avec une religieuse

11 septembre 2006

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Un dialogue par messagerie avec une moniale de ma connaissance m'a permis de préciser ce qui était esquissé dans « Dialogue avec un philosophe ». Je le reproduis ci-dessous. Cette religieuse y est nommée MJ, je suis MV.

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MJ, 4 août 2006 : Le dialogue avec Pierre Musso est du plus vif intérêt. Je l'ai donc imprimé puis j'ai pris des crayons de couleur pour entourer les mots qui reviennent souvent. D'abord Musso parle de « religion » : elle représente pour lui quelque chose d'important. De même « sacraliser », « croyance », « foi ». Ensuite arrive la « surévaluation de la technique », et voilà que la technique prend toute la place. Il n'est plus question de religion, mais de technique par rapport à la science, puis de technique par rapport au rêve de l'homme. Puis Musso revient à son idée de religion : il appelle « religion » son rêve, met ce rêve en action avec la technique. Il parle même du « dieu technique », de « pensée technicienne ».

Voilà que tu reviens, et emploies avec insistance le mot « valeur ». Pour toi, les valeurs sont ce qui est le plus important, qui motive l'action.

MV, 4 août 2006 : Musso sait parfaitement ce qu'est un symbole, mais il n'avait peut-être pas vu que les symboles forment le vocabulaire des valeurs. Quant aux valeurs elles-mêmes, que sont-elles ?

Elles sont ce que l'on considère comme sacré en ce sens que l'on est prêt à leur consacrer sa vie et, s'il le faut, à la leur sacrifier.

Chacun, bien sûr, a ses propres valeurs ; elles constituent, comme le langage, un agencement personnel d'éléments que la vie nous a apportés et que l'on partage avec les autres. Elles nous dirigent sans que nous ne le sachions ni le voulions explicitement. D'une personne à l'autre elles ne sont pas de qualité égale (elles se réduisent parfois à l'affirmation capricieuse de l'individu), et elles sont presque toujours incohérentes. Leur mise en ordre demande beaucoup d'énergie, mais ouvre la seule voie vers le bonheur.

La pensée rationnelle, qui s'exprime non par des symboles mais par des concepts, ne peut pas assurer cette mise en ordre. C'est pourquoi Musso croit celle-ci très difficile, voire impossible. Nous serions condamnés à subir telles quelles les valeurs héritées de notre éducation ! La sagesse - tu dirais sans doute la conversion - serait inaccessible !

Cette conception fataliste est heureusement contredite par une expérience point fréquente sans doute, mais assez réelle pour servir de contre-exemple.

MJ, 6 août 2006 : Je ne dirais pas « conversion » là où tu dis « sagesse ». Pour savoir ce que je mets sous « sagesse », relis le « Livre  de la Sagesse » et les Proverbes de Salomon, bref tous les livres dits « sapientiaux ». Tu y trouveras une mine de réflexions.

Tu as raison d'analyser ce qu'il faut mettre sous le terme « valeur ». Ce n'est pas la même chose pour tous, assurément, mais l'objectivité éclaire le dialogue. Tu ne dis rien à propos des Chinois ?

MV, 7 août 2006 : On peut mettre des choses diverses sous le mot « sagesse ». La sagesse des Chinois est pratique : le sage chinois est celui qui, en toute circonstance, saura agir avec justesse. La sagesse que l'on atteint lorsque l'on a « mis de l'ordre dans ses valeurs » est d'une autre nature. La sagesse des stoïciens est encore autre chose etc. Peut-être les diverses sagesses se rejoignent-elles en un même sommet : mais elles y conduisent par des voies différentes.

Cela fait longtemps que j'ai lu les livres sapientiaux et je n'y ai sans doute pas compris grand chose à l'époque. Je vais les lire de nouveau.

MJ, 8 août 2006 : J'ai voulu voir ce que recouvrait le mot « valeur » qui, à ton sens est si important. J'ai regardé dans le dictionnaire et j'ai lu « ce que vaut une chose, une personne, son prix, son mérite, ce qui la fait préférer à une autre ». Donc, son courage, son savoir-faire, ses compétences, ses possibilités de relation et d'écoute, parfois sa beauté. Les valeurs, c'est ce qui a du prix, ce qui attire l'estime : « la valeur n'attend pas le nombre des années », dit Rodrigue dans Le Cid.

Il s'agit surtout des qualités morales. L'homme de valeur est capable d'actions courageuses, efficaces. Les valeurs dont nous sommes porteurs, c’est dont nous sommes capables, ce en quoi nous excellons, ce qui est utile dans nos actions soit pour le bien des autres, soit pour notre propre avancée. Elles relèvent de l'anthropologie.

Je ne vois pas alors comment le but de la métaphysique pourrait être de l'ordre des valeurs. La métaphysique, à mon sens, regarde ce qui est, ce qui existe indépendamment de ce que les hommes veulent ou ne veulent pas. Un tremblement de terre, un orage, sont indépendants de la volonté des hommes. C'est un bon exemple d'objectivité : ce à quoi on ne peut rien, l'être qui nous résiste et même nous domine. Tu te places trop, à mon avis, au point de vue des possibilités humaines.

Musso appelle « religion » tout ce qui est important pour lui et toi, tu n'analyse pas assez le sens des mots que tu utilises.  

MV, 9 août 2006 : Ce n'est pas en ce sens-là que j'utilise le mot « valeur ». Il ne me sert pas pour désigner la valeur d'une personne, mais les valeurs qui l'orientent et déterminent ses intentions.

Les valeurs dont nous sommes porteurs, ce n'est pas « ce dont nous sommes capables ». C'est, si je peux me répéter, ce que nous considérons comme sacré en ce sens que nous lui consacrons notre vie, que nous sommes prêts à la lui sacrifier s'il le faut. C'est aussi ce à quoi nous sommes fidèles, ce en quoi nous avons foi (fides). C'est ce qui donne sa structure à notre personne.

Je crois ne pas me tromper, par exemple, en disant que tes valeurs s'organisent autour de la personne du Seigneur Jésus, de sa parole telle que tu la reçois et la médites. Tu m'accorderas sans doute que cette méditation ne peut pas avoir de fin : si ces valeurs t'orientent et déterminent tes intentions, le but qu’elles indiquent n'est pas de ceux que l'on puisse atteindre et posséder. Je préfère, pour désigner une telle orientation, le mot foi (au sens de fidélité) à celui de croyance qui évoque une possession.

D'autres personnes ont d'autres valeurs que les tiennes, et parfois ces valeurs ne valent pas grand chose. Certaines sont, par exemple, orientées par l'affirmation de leur propre individualité, de leurs émotions, de leur image aux yeux des autres etc. D'autres sont orientées par une peur de la mort qui éveille leur haine envers leur propre humanité, l'humanité des autres, et leur inspire un désir de dominer et d'humilier que l'on qualifiera trop vite d'énergie. Ou bien, dernier exemple, d'autres encore sont orientées par une peur de la nature, du rapport avec les choses et les êtres, qui les fait s'endormir sous une anesthésie que l'on qualifiera trop vite de modestie.

Nous connaissons, toi et moi, des personnes qui adhèrent à l'une ou l'autre de ces valeurs. Elles les expriment, les promeuvent, les défendent. La littérature, la philosophie, la conversation en portent les traces, nous en subissons l'influence : c'est pourquoi nous sommes, au moins pendant une période de notre vie, écartelés par des valeurs contradictoires.

La religion elle-même nous confronte à des valeurs ambiguës : à côté de la pure fidélité à Jésus on y trouve de la superstition, du sentimentalisme, la tentation du pouvoir, des hérésies mal digérées ; à côté de l'Église, assemblée des fidèles, on trouve l'Église institutionnelle qui, comme toute institution, sera continuellement tentée de trahir sa mission. Ces ambiguïtés, si troublantes, sont le prix dont on doit accepter de payer l'incarnation. Elles sont inévitables : il faut « faire avec » et tu es mieux placée que moi pour savoir combien cela peut être douloureux.

Oui, la métaphysique est la science de l'être en tant que tel, mais dès que l'on veut définir ce qui est on tombe dans une impossibilité car l'existence est rebelle à la définition - à moins que l'on ne dise que ce qui est, c'est ce que vise une orientation juste. Alors la question se déplace : qu'est-ce qu'une orientation juste ? C'est celle qui est indiquée par des valeurs elles-mêmes justes. Mais qu'est-ce que des valeurs justes ? On ne peut pas les posséder, on ne peut que les chercher et on n'en finit pas. Mais une valeur suprême oriente la mise en ordre de nos valeurs ; on peut lui donner le nom de fidélité, ou encore de foi.

Ce qui est un peu étrange, mais réconfortant, c'est que des personnes diverses, partant de points de vue différents, puissent converger, s'orienter, vers une même constellation de valeurs. Le penseur, le sage et le fidèle, à condition d'être fermes et loyaux, se rencontrent autour d'un même foyer. N'est-ce pas ce foyer qui, méritant le nom de « réalité », serait l'objet légitime de la métaphysique ? Bien qu'il soit situé à l'intérieur de nous-mêmes, il est unique et donc objectif, car il ne dépend pas des caprices de notre individualité.

MJ, 9 août 2006 : Merci, tu écris mieux pour moi que pour Musso. Je tâcherai de te répondre mais ce ne sera pas une controverse car dans l'ensemble, je suis d'accord. Relis les livres sapientiaux, ta définition de la sagesse y gagnera.

MV, 9 août 2006 : La conversation oblige à préciser des choses que l'on aurait, sinon, laissées dans l'implicite.  Et comme cela me fait plaisir que nous nous trouvions d'accord « dans l'ensemble » !

Pour lire un peu plus :
- Dialogue avec un philosophe

- Reconstruire les valeurs

www.volle.com/opinion/dialogue2.htm
© Michel VOLLE, 2006 GNU Free Documentation License