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Optimiser ou élucider les processus ?

21 avril 2001

Quel but se donne-t-on lors de la modélisation d'un processus ? on entend souvent dire qu'il s'agit de l'"optimiser". Cette expression me paraît inexacte et dangereuse ; je préfère dire que l'on va l'"élucider". 

Modéliser les processus : petit rappel historique

Pour construire un système d'information, on programmait naguère des "applications", programmes où l'on regroupe les algorithmes permettant de traiter une question précise. Cette approche a suscité le cloisonnement du système d'information. Il est en effet difficile, sauf si l'on est très rigoureux, d'instaurer entre des applications construites à des dates différentes et répondant à des demandes différentes la cohésion qui permet d'éviter les ressaisies manuelles et les changements d'ergonomie, d'assurer que les données produites par l'une pourront être utilisées par l'autre sans perte d'information. 

On s'attache maintenant à construire le système d'information autour des "processus", en nommant "processus" l'enchaînement des activités concourant à la production d'une valeur ajoutée. Cette approche permet la cohérence des données au long du processus, ce que l'on résume en disant qu'elle donne "priorité aux données par rapport aux traitements". Les langages orientés objet lui conviennent, et l'on peut dire que l'on est passé d'une modélisation du système d'information "par les applications" à une modélisation "par les processus et les composants".

La modélisation par les applications suscitait une coupure entre le système d'information et l'utilisateur : même si elle répondait aux besoins, il était difficile à l'utilisateur de comprendre des algorithmes dont la mise au point requiert une expertise spéciale. La modélisation par les processus lui permet de s'approprier le système d'information, car elle est proche de la pratique de son travail : elle reproduit la succession des tâches et décrit le contenu de chacune (cas d'utilisation, diagrammes de séquence) ; la définition des objets et composants se moule dans les concepts du praticien. Bien sûr les traitements utiliseront des algorithmes, mais ceux-ci seront définis lors des spécifications détaillées alors que l'essentiel du modèle a déjà été produit.

Comment modéliser un processus

Pour modéliser un processus, on commence par recueillir auprès de praticiens du terrain les indications sur la façon dont les choses se passent ; on représente cette pratique par un graphe où les sommets sont les tâches de chaque personne, les arcs sont les flux d'information entre personnes. Cet exercice fait apparaître des défauts (doubles emplois, bras morts où les délais s'accumulent, flux qui se "perdent dans les sables", imprécisions de l'adressage, etc.). On conçoit un nouveau modèle où ces défauts sont corrigés. Puis on précise la tâche de chacun, les données qu'il utilise, les traitements qu'il lance : cela permet de définir des "objets" et leurs interfaces. Le modèle ainsi construit avec les experts du terrain doit être ensuite validé par les responsables stratégiques de l'entreprise.  

Optimiser ou élucider ?

La démarche ci-dessus comporte des étapes durant lesquelles on corrige le processus, et donc on l'améliore. S'agit-il pour autant de l'"optimiser" ? 

Rechercher l'optimum, c'est rechercher parmi tous les modèles possibles celui qui sera absolument le meilleur. Il faudrait pour cela disposer (a) d'une énumération complète des modèles possibles, (b) d'une fonction qui, appliquée à un modèle, mesurerait sa qualité. Après quoi il faudrait (c) trouver le modèle qui maximise cette fonction. Or les étapes (a) et (b) sont impraticables. Vouloir "optimiser", c'est donc se donner un but inaccessible. Bien sûr cela ne gêne pas ceux pour qui la parole, dans l'entreprise, ne fait qu'alimenter la liturgie qui célèbre une légitimité. Mais les esprits les plus exigeants sentent la vacuité d'un tel "optimum", et ce terme suscite un sourd malaise. 

En fait, lorsqu'on modélise un processus, ce n'est pas un optimum que l'on cherche mais la clarté. En mettant le processus en discussion, en dessinant les graphes qui le représentent, on fait remonter à la surface quelque chose qui était enfoui dans l'entreprise comme un réseau de câbles ou de tuyaux d'eau est enfoui sous le sol ; on en fait apparaître la logique et les éventuels défauts, que l'on corrige. Le processus ainsi mis à jour est décrit dans une documentation que l'on valide, que l'on discute. Sa modélisation comporte la mise au point d'indicateurs qui permettront par la suite de surveiller son fonctionnement : mesure des délais, du volume des flux, du volume des ressources employées, et si possible de la satisfaction du client. Ces indicateurs apparaîtront dans des tableaux de bord ; ils seront visibles et alimenteront la discussion sur la qualité du processus. 

Le processus ainsi documenté et équipé est "élucidé" : en effet d'une part il est éclairé par la modélisation , d'autre cette clarté est partagée par les acteurs, enfin il rayonne de l'information en émettant des indicateurs qui reflètent son fonctionnement. Ainsi non seulement il est éclairé, mais il est source de clarté. Le terme "élucidation" représente bien l'ensemble de ces changements.

Élucidation et qualité

La qualité des produits, des processus, est pour l'entreprise une saine ambition. On sait pourtant qu'il faut se méfier lorsque le mot "qualité" est prononcé, car les "méthodologies de démarche qualité" fournissent parfois un alibi pour faire perdurer des choix stratégiques erronés ; elles ne protègent pas de la faillite. Les documents contenant ces méthodes ne sont d'ailleurs généralement pas lus, donc encore moins compris, et les exhortations à bien faire sont alors des sermons sans conséquence. 

L'élucidation apporte sans prétention - qu'y a-t-il de plus modeste que de "donner à voir" ? - la meilleure réponse pratique à l'ambition de qualité, sans même qu'il soit besoin de prononcer ce terme. Car lorsque le processus est clair, connu, lorsque chacun peut voir lui-même les indicateurs et que l'on peut fixer des objectifs à partir de ces indicateurs (par exemple : "faire en sorte que l'on réponde, de façon convenable, à chaque lettre de réclamation en deux semaines au plus"), la qualité coule de source sans qu'il soit besoin de faire des sermons. 

L'élucidation ne peut toutefois contribuer à la qualité qu'à deux conditions :

1) qu'elle soit partagée par tous les acteurs, ce qui suppose une documentation lisible et claire, une communication bien organisée ;

2) qu'elle apporte à tous les acteurs un surcroît de bien-être, une meilleure maîtrise professionnelle de leur activité. 

L'élucidation ne pourra porter ses fruits que si elle est conduite avec respect pour les personnes au travail. L'entreprise qui s'engage dans cette démarche doit donc veiller à désamorcer les tentatives des pervers, personnes pour qui l'humiliation d'autrui est la plus grande source de plaisir et qui chercheront à détourner l'élucidation en accablant les acteurs de contrôles tatillons, en niant leur apport professionnel.

La lutte contre cette tentation est plus importante et aussi difficile que celle pour la sécurité des systèmes d'information : le pervers est pour l'organisation l'équivalent d'un inventeur de virus. C'est un malade ; il est donc à plaindre mais il est d'autant plus dangereux qu'il est souvent intelligent. Il en existe quelques-uns dans chaque entreprise, et ils se sont parfois hissés près du sommet.

NB : Je sais que ces deux derniers paragraphes, ainsi que la mention de la "liturgie" un peu plus haut, auront fait froncer les sourcils des lecteurs que le "mélange des genres" met mal à l'aise. Cependant chaque entreprise est non un thème de question de cours, mais une organisation vivante, concrète, où se condensent de façon spécifique l'économie, la sociologie, l'histoire etc. Notre approche des entreprises, qu'elle soit libérale ou qu'elle reflète la lutte des classes, est le plus souvent trop générale et trop scolaire. Un modèle n'a d'utilité que s'il est schématique, mais il faut le compléter en indiquant ses limites et les précautions à prendre : d'où l'obligation du "mélange des genres" que je pratique.