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Expertise et décision

3 juin 2001

Il faut, dans l'entreprise, répartir les responsabilités : certains sont des experts, d'autres prennent les décisions. Ce serait une erreur de croire que ces deux responsabilités puissent être attribuées à la même personne. Les préoccupations et les priorités de l'expert ne sont pas les mêmes que celles du "décideur". Ils n'appartiennent pas au même cercle professionnel, ne vivent pas au même rythme. L'expert, pour tenir à jour sa connaissance de l'état de l'art, lit des documents, assiste à des congrès, consulte le Web, entretient des relations avec ses pairs. Son attention est concentrée sur son domaine d'expertise, il a des connaissances sur quelques domaines voisins, et il en reste là : l'expertise pointue sur un domaine se paie par une ignorance du reste que seule la culture générale, large mais imprécise, peut compenser.  

Le décideur doit pour sa part avoir l'œil ouvert sur divers aspects de l'entité qu'il dirige ; sa spécialité, c'est la vigilance, le regard périscopique, l'écoute polyphonique. Il doit, pour peser risques et avantages et trancher le nœud gordien par la décision, écouter les experts, arbitrer entre des avis divers, comprendre ce qu'on lui dit, deviner ce qu'on ne lui dit pas, sentir ce qu'il ne devine pas. Certes, cette activité n'est pas simple, mais elle n'est pas plus compliquée que de parler en langage naturel, conduire une automobile, faire la cuisine etc., toutes activités qui demandent une formation, de l'expérience, de l'habitude et une pratique assidue ; certaines personnes les accomplissent bien, d'autres y sont médiocres. On croit la décision compliquée parce que dans notre société peu de personnes accèdent aux responsabilités du décideur, alors que tout le monde ou presque parle, conduit et cuisine, que ce soit bien ou mal. 

Supposez un instant que nous vivions dans une société où seules certaines personnes seraient autorisées à conduire des automobiles : elles seraient regardées par les autres avec envie, et on penserait qu'elles font une chose très difficile, presque magique. 

La décision n'est pas facile, mais elle n'est pas plus compliquée que l'activité de l'expert à laquelle elle doit s'articuler. Elle constitue une fonction nécessaire de l'entreprise, mais il n'y a aucune raison de lui accorder plus de prestige qu'aux autres. Dans certaines entités l'expert pèse plus que le dirigeant : dans un hôpital, la vedette est plutôt le chirurgien que le directeur ; c'est le laborantin studieux qui aura le prix Nobel, non le directeur du centre de recherche. 

Cependant, comme le prestige va en général aux fonctions de direction, elles sont recherchées par les arrivistes. Le dirigeant a par définition le monopole de la décision légitime ; il prétend parfois en outre passer pour un expert. Alors il cesse d'écouter, refuse d'apprendre, impose ses préjugés comme des vérités révélées ; sa décision peut conduire n'importe où. Certains de ceux qui furent de bons élèves pendant leurs études et qui sont sortis bien classés des grandes écoles croient bénéficier d'une grâce d'état : comment, pensent-ils, celui qui a eu 19/20 pourrait-il prendre des décisions moins bonnes que celui qui n'a eu que 12/20 ? Le public lui-même fait crédit aux décideurs : "Il faut tout de même être intelligent pour arriver à ce poste", dit-on, affirmation dont le corollaire immédiat est "Hitler était tout de même quelqu'un d'intelligent". 

Dans notre culture les fonctions de direction portent la marque du sacré ; en atteste l'origine ecclésiastique du mot "hiérarchie", dont l'étymologie est "pouvoir sacré" et qui a été utilisé d'abord pour désigner la fonction épiscopale. Rien d'étonnant si l'on croit que le dirigeant reçoit la grâce d'état qui le rend apte à sa fonction, et si nous donnons au mot "compétence", dans l'organisation, un sens différent de celui qu'il a dans le domaine du savoir. La personne "compétente pour connaître d'une affaire" c'est le dirigeant dont le "domaine de compétence" inclut l'affaire en question, ce qui ne signifie pas qu'il possède l'expertise permettant de la traiter. Le caractère sacré implicitement conféré au décideur, comme à sa décision, a l'avantage d'imposer une limite aux discussions auxquelles toute décision peut donner occasion. Mais il a l'inconvénient, en altérant la relation entre décideur et expert, de les placer tous deux dans une situation fausse. 

Le dirigeant qui croit devoir être omniscient est un homme malheureux parce qu'il se sait inférieur à cette obligation intenable. Comme il joue la comédie du savoir, il est incapable d'avoir un rapport simple et direct avec les experts. L'expert qui ne parvient pas à se faire écouter devient fou de rage et finit par croire que la seule façon de faire avancer les affaires dans le sens raisonnable sera de prendre le pouvoir, ce qui fait de lui un concurrent dangereux du dirigeant (ou un collaborateur vicieux qui fait des crocs-en-jambe au "chef").

La complémentarité des fonctions également nécessaires de l'expert et du décideur, donc leur égale importance, voilà une idée qui ne fait sursauter personne lorsque l'on devise entre amis au café. Mais il est difficile de la mettre en pratique. Le décideur qui renonce à la liturgie du pouvoir et se comporte de façon simple et naturelle crée chez ses collaborateurs une inquiétude : habitués à la comédie du prestige, ils se demandent si cet homme sans façon est au niveau de ses responsabilités. Symétriquement, l'expert que le pouvoir n'impressionne pas et qui aborde le dirigeant d'égal à égal sera souvent mal reçu. 

Si le décideur a besoin de l'expert, l'expert a lui aussi besoin du décideur pour être soulagé du souci de la décision et se concentrer sur sa tâche propre. Lorsque Lionel Jospin a dit qu'il suivrait automatiquement l'avis des experts en matière de santé publique, et s'est déchargé ainsi sur eux de la responsabilité de la décision, les experts ne l'ont pas approuvé : à chacun son rôle. 

L'un des lecteurs de mon site m'a dit que je critiquais souvent les "patrons". Je n'ai rien contre les patrons et je suis d'ailleurs moi-même chef d'entreprise. Ma critique (constructive !) porte non sur les décideurs, mais sur leurs décisions. Il m'arrive de prendre la défense d'un décideur lorsque je constate que ses collaborateurs, par perversité ou naïveté, exigent de lui des prouesses surhumaines : il ne faut demander à personne d'être à la fois et en permanence un saint, un héros et un génie. 

Notre économie, nos entreprises ont besoin d'une relation équilibrée entre experts et décideurs. Nous ne sommes plus à l'époque où des milliers d'ouvriers étaient dressés à mettre en oeuvre les conceptions de quelques ingénieurs. Nos entreprises emploient des personnes aussi diplômées que leurs dirigeants, des experts qu'il faut savoir respecter et écouter. La décision n'est plus l'activité solitaire d'un décideur seul maître à bord parce que seul compétent : c'est un processus impliquant consultation, écoute, arbitrage. Une fois ce processus parcouru la décision doit certes être appliquée avec discipline. L'expert dont l'avis n'est pas retenu saura, du moins, qu'il a été écouté attentivement, que l'on a fait l'effort nécessaire pour le comprendre : c'est en cela, et rien d'autre, que réside le respect qu'on lui doit. 

Dans le domaine des systèmes d'information, je conseille à mes clients de bien séparer les rôles. Le "maître d'ouvrage stratégique" (MOAS), c'est le patron de l'entité considérée ; il prend les décisions, il valide les choix garantissant l'adéquation du système d'information à la stratégie de l'entité. Il a pour bras droit un "maître d'ouvrage délégué" (MOAD), chargé de réaliser les expertises nécessaires à la préparation de la décision, et chargé de la "veille système d'information" qui permet de connaître les bonnes pratiques des concurrents, l'état de l'art du secteur d'activité. Le MOAS est membre du comité stratégique des systèmes d'information où se discutent et se prennent les décisions essentielles pour l'entreprise ; il y est accompagné par le MOAD qui lui sert de "sherpa". Enfin, l'évolution du système d'information de chacun des processus opérationnels de l'entité est confiée à un "maître d'ouvrage opérationnel" (MOAO) qui n'est pas réputé être un expert en système d'information, mais qui par contre connaît les détails du métier qu'il s'agit d'équiper. Ce découpage des responsabilités semblera peut-être un peu compliqué (et il peut être simplifié dans les entités de petite taille), mais l'expérience montre que l'on gagne en efficacité quand on l'utilise.