Consolider les fondations

22 novembre 2006

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La lecture de Beginning C, d'Ivor Horton, m'a rappelé le cours d'allemand que donnait en seconde M. Guinaudeau, vers 1955, au lycée Montaigne de Bordeaux.

La plupart de nos professeurs supposaient acquises les connaissances de base et suivaient le programme. M. Guinaudeau, partant de l'hypothèse inverse, nous a fait réviser à fond la grammaire. Pour ceux qui n'avaient jamais écouté un cours d'allemand, dont j'étais, il s'est agi non d'une révision mais d'un apprentissage.

C'est alors que nous avons acquis les automatismes nécessaires pour décliner les épithètes, utiliser les auxiliaires, conjuguer les verbes forts, connaître des tournures comme "Ich folge Dir" etc. M. Guinaudeau ne manquait d'ailleurs aucune occasion d'enrichir notre vocabulaire et si j'ai pu par la suite lire dans le texte Kant, Goethe, Thomas Mann et quelques autres, c'est à lui que je le dois.

Je suppose que si M. Guinaudeau avait subi une inspection on lui aurait reproché de ne pas suivre le programme. Une tradition pédagogique fallacieuse postule en effet que l'élève sait déjà tout ce qui est nécessaire pour comprendre le cours : on lui fait lire des textes alors qu'il ne connaît pas la grammaire. Mais si le professeur fait semblant d'enseigner, l'élève fera semblant de comprendre.

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J'ai toujours admiré ceux qui parviennent à faire comme s'ils comprenaient l'incompréhensible. En seconde nous n'avions pas encore étudié le calcul différentiel, or il faut le connaître pour comprendre la mécanique newtonienne. A l'X le cours de mécanique quantique supposait, en calcul des probabilités, des connaissances que nous n'avions pas. Ces deux cours étaient donc en toute rigueur incompréhensibles, cela n'a pas empêché certains de nos camarades de les "comprendre". Ils avaient sans doute un esprit docile et une bonne mémoire.

Ceux qui ont appris à simuler la compréhension, qui sont devenus des virtuoses dans la manipulation de symboles dépourvus de sens, n'éprouvent pas le besoin de consolider les fondations et jugeraient humiliant de réviser des connaissances "élémentaires". J'ai ainsi dans un ministère organisé une formation aux outils de la bureautique (traitement de texte, tableur, logiciel graphique, messagerie etc.). Dieu sait si les énarques en auraient eu besoin, mais nous n'avons vu venir que leurs assistantes : ayant réussi un concours, ils pensaient n'avoir rien à apprendre.

Rares sont les auteurs qui indiquent le niveau de connaissance qu'il faut posséder pour les lire avec profit. La plupart font comme si le lecteur savait déjà beaucoup de choses ; cela l'incite à singer la compréhension, et il ne comprend qu'à peu près ou de travers. Avec une insolente hypocrisie, Bourbaki prétend ainsi que la lecture de son traité ne suppose aucune connaissance préalable en mathématiques : si vous ne le comprenez pas, c'est que vous êtes idiot. A ce compte, qui ne le sera pas ?

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Ceux qui avouent ne pas comprendre, qui révisent, qui reviennent aux fondements, sont dûment méprisés. Je me rappelle le regard dédaigneux d'une collègue qui avait vu entre mes mains un livre intitulé Introduction à la philosophie. Elle estimait sans doute avoir dépassé depuis belle lurette le niveau d'une "introduction" ; je trouvais utile, pour ma part, de parcourir une fresque historique pour réviser des choses que j'avais oubliées et en découvrir d'autres qui m'étaient inconnues.

Il est utile, surtout, de réviser ce que l'on a appris à l'école primaire. Savons-nous lire, en effet ? je veux dire : vraiment lire, en profondeur, en comprenant à fond ce que nous lisons ? Savons-nous écrire, vraiment écrire, construire nos phrases, composer nos textes ? vraiment compter, calculer vite et sans erreur ? Savons-nous enfin parler, trouver à point nommé l'accent et l'intonation justes, le mot exact ? Allons donc ! progresser dans ces savoirs que l'on dit élémentaires, c'est le travail d'une vie. On mourra sans l'avoir achevé.

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Je doute de la qualité de ceux qui décrochent les premiers prix lorsque l'enseignement est menteur. Tel, à l'esprit loyal, sera "nul", qui se serait épanoui entre les mains d'un bon maître.

Parmi les chercheurs en mathématiques nombreux sont ceux qui furent naguère "nuls en maths" et je connais un historien qui, au lycée, était "nul en histoire". Il disait alors : "L'histoire, à quoi ça sert ? le passé, c'est du passé, on n'en a rien à faire". Mais celui qui se demande "à quoi sert" une discipline est déjà sur le chemin de la recherche, à laquelle il pourra accéder si quelqu'un lui ouvre les yeux.

Les esprits dociles, eux, n'entreverront jamais ce que peut être une recherche.

Pour lire un peu plus :
-
S'apprivoiser à un nouveau logiciel

- L'esprit de la recherche

http://www.volle.com/opinion/fondations.htm
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