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Approche linguistique du système d’information

14 avril 2002

Les grecs distinguaient dans la réalité observable la φύσις et la θέσις, la « nature » et la « thèse » (ou si l’on veut la « physique » et l'« organisation »). La φύσις, indépendante de la volonté collective des hommes, relève de l’ordre régulier du monde ; la θέσις recouvre ce qui dépend de la volonté collective, que celle-ci soit ou non consciente et explicite [1]. Dans un SI on doit ainsi distinguer les « événements du monde réel » qui déclenchent l’activité de l’entreprise (réception d’une commande ou d’une réclamation, innovation technique, initiative d’un concurrent etc.) des « processus » internes selon lesquels l’entreprise organise sa réponse à ces événements. Cela conduit à distinguer d'une part la couche « physique » où résident la fonction de production et les facteurs de production (machines, personnel, matières premières) ainsi que la relation avec les clients et les fournisseurs, d'autre part la couche « organisation » où se définissent les entités légitimes qui délimitent les pouvoirs de décision (investir, diversifier les produits, promouvoir ou sanctionner les personnes etc.)

Le SI apparaît alors comme un langage, c'est-à-dire un système de signes [2] qui est tout à la fois :
- θέσις : support de la circulation des idées au sein de l’organisation (de même que l'image du signal sonore est le support de la conversation entre des personnes), 
- φύσις : « cadre conceptuel a priori » qui, en fondant le discernement des agents, leur permet de percevoir les événements du monde réel et d’agir sur lui.

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Le SI, c’est le langage de l’entreprise, et ce langage est entièrement orienté vers l’action : alors que les mathématiques qui répondent à la question « qu’est-ce que ceci » travaillent sur des définitions, l’informatique traite la question « comment faire cela » et outille des processus [3]. La succession des langages informatiques qui s'empilent du microcode aux applications [4] culmine dans la définition conceptuelle et fonctionnelle du SI [5]. Le SI offre à ses utilisateurs une « machine virtuelle » où les concepts proches de l’action sont explicités, disponibles et manipulables. Il organise ainsi l'assistance qu'apporte l'automate programmable à l’opérateur [6]

La qualité du SI s'évalue selon sa pertinence en regard des actions que l’entreprise entend réaliser. Or ces actions comportent les deux faces θέσις et φύσις : elles portent sur l’organisation d'une part, sur la relation avec le monde réel d'autre part. La qualité du SI réside à l’articulation entre l’organisation et la « physique » de l’entreprise. Si l’on considère l’entreprise comme un être essentiellement économique, défini par sa fonction de production, ses produits et son marché, on donnera la priorité à la physique et on dira que l’organisation doit s’y soumettre ; si l'on considère l’entreprise comme une institution visant avant tout la pérennité de l'organisation, c’est au contraire celle-ci qui déterminera la physique.

La physique suppose que l’entreprise s’adapte à un monde en évolution : les technologies changent ainsi que la réglementation, les concurrents prennent des initiatives, la demande des clients évolue. L’ingénieur soucieux d’efficacité souhaite que le langage de l’entreprise soit aussi souple que le volant d’une automobile et que l’organisation évolue sans retard. Mais les structures sont en place, les missions sont définies et leurs responsables désignés : l’entreprise demande à l’ingénieur d’agir dans ce cadre et selon ce qu’il autorise. Chacune de ces deux exigences est rationnelle. Une entreprise rigide, indifférente aux évolutions du monde réel, deviendrait à la longue inefficace. Mais par ailleurs une entreprise dont l’organisation serait modifiée sans cesse ne pourrait pas stabiliser son langage et déconcerterait ses agents : beaucoup d’entre eux partiraient, les compétences ne pourraient pas s’accumuler, l’entreprise serait sans cesse à reconstruire et un chantier permanent ne peut pas être vraiment efficace.

L’optimisation ne peut résulter que d’un arbitrage entre les exigences contradictoires de la φύσις et de la θέσις. La qualité d’un dirigeant s'évalue selon son aptitude à assurer cet arbitrage. Le bon dirigeant doit être à la fois attentif à l’organisation et vigilant envers le marché [7]. Dans certaines entreprises, les dirigeants vivent dans un monde qui relève d’une sociologie spécifique et les sépare de la physique de l’entreprise [8]. Le SI est alors non pas une articulation entre l’organisation et la physique, mais l’enjeu d’une lutte entre la φύσις et de la θέσις.

Le discours d’une entreprise porte toujours exclusivement sur la φύσις : objectifs d’efficacité, de compétitivité, de création de valeur etc. ; mais il a souvent été plaqué a posteriori sur une réalité toute différente que le SI révèle comme le ferait une radiographie. Si les décisions des dirigeants sont déterminées par la seule θέσις, les forces qui concourent à l’entropie du SI, à l’éclatement du langage, jouent sans contrepoids. Le référentiel s'éparpille en de multiples tables de codage spécifiques chacune à un domaine et non cohérentes entre elles ; tout codage se diversifie encore en dialectes locaux, chaque région l’interprétant à sa façon ; certaines données sont mal codées, les opérateurs jugeant leur qualité indifférente ; les lacunes dans la réalisation des applications sont rattrapées sur le terrain par des ressaisies et traitements manuels pénibles etc. - sans oublier des problèmes que pose la qualité de la plate-forme informatique, avec les pannes sans responsable identifié, les "buffers" qui débordent, la sécurité que l'on a tant de mal à préserver.


[1] Jean-Claude Milner, Le périple structural, Seuil 2002, p. 181.

[2] Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, Payot 1916, p. 159.

[3] Harold Abelson et Gerald Jay Sussman, Structure and Interpretation of Computer Programs, MIT Press 1996, p. 22.

[4] Les couches du langage qui vont au dessous du SI jusqu'au microcode visent à assurer (1) la traduction progressive du langage de la « machine virtuelle » en instructions élémentaires que l'automate sera capables de traiter ; (2) l'évolutivité et la maintenance du langage (logiciel) grâce à la clarté de son découpage en modules, à la gestion de configuration, la documentation, le nommage etc., évolutivité qui doit permettre de répondre au moindre coût aux chocs provenant (a) de l'environnement réglementaire (droit, fiscalité) ; (b) de l'environnement économique (évolution de la clientèle, des consommations intermédiaires, des technologies, des fournisseurs, des partenaires, des concurrents.

[5] Les êtres humains complètent le langage du SI en l’enrichissant par le symbolisme du langage connoté dont l’informatique de communication est un vecteur puissant.

[6] Ainsi la position de l’avion de ligne qui minimise sa consommation de carburant est instable ("cela équivaut à tenir une assiette en équilibre sur la pointe d'une épingle") et ne peut être maintenue en croisière que grâce au pilote automatique qui effectue en continu de petites corrections ; pendant ce temps le pilote peut s'occuper de la navigation. Autre exemple : quand on conduit une automobile ancienne, il faut régler le mélange selon la vitesse de la voiture, faire le double pédalage pour monter les vitesses et le double débrayage pour rétrograder ; mais avec une automobile moderne la conduite est simplifiée, ce qui permet au conducteur de concentrer son attention non sur la machine mais sur sa trajectoire.

[7] Exemples : American Airlines avec Robert Crandall ou Southwest avec Herbert Kelleher ; cf. Thomas Petzinger, Hard Landing, Random House 1996, pp. 25 et 54.

[8] Une situation analogue se retrouve à d’autres niveaux : les personnes qui détiennent le pouvoir politique peuvent être ou non attentives à ce qui se passe dans la société, vigilantes envers le monde extérieur ; elles peuvent aussi relever d’une sociologie spécifique qui les distingue et les isole.