RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

La tentation du DSI

10 novembre 2005


Pour lire un peu plus :

- ERP
- EAI
- « Outsourcing : a game for losers »
-
Servitude et grandeur du DSI
Les DSI sont dans une situation difficile. La morosité actuelle des entreprises, leur refus d’investir, leur obsession du profit immédiat les conduisent à ne voir dans l’informatique qu’un poste de coût à comprimer. Les fournisseurs séduisent les DG avec des arguments simplistes : « il faut tout outsourcer[1] » ; « il faut passer à l’ERP » ; « il faut un EAI », « il n'y a qu'à utiliser des Web Services » etc. (dans les années 90, « il n'y avait qu'à passer au client/serveur »). La durée de vie d’un DSI dans ses fonctions est actuellement de deux ans : la moitié d’entre eux perdent leur emploi chaque année.

C’est un signe très inquiétant. L’entreprise qui ne sait que faire de son informatique, qui tolère un tel « turn-over » dans la fonction de DSI, ne peut pas maîtriser son système d’information alors que celui-ci est désormais le principal outil de son action.

*    *

Confrontés à ces dangers, les DSI cherchent à consolider leur position. Ils aspirent à accéder au comité de direction de l’entreprise, à participer à la décision stratégique. Ils revêtent alors le personnage de l’« homme de pouvoir » avec ses attributs grotesques : parole péremptoire, repartie rapide, susceptibilité à fleur de peau, échange de bons procédés entre pairs.

Ils souhaitent, pour pouvoir parler en stratège, être celui qui définit les services que le SI rendra à l’entreprise, la façon dont les processus de production sont automatisés. Il faut pour cela qu’ils se substituent aux métiers dans l’expression des besoins et qu’ils soient donc, tout à la fois, client et fournisseur, maître d’ouvrage et maître d’œuvre du SI.

Cette organisation convient à ceux des directeurs généraux qui pensent que « tout ça, c’est de l’informatique » et préfèrent, comme l’adjudant qui aligne une troupe, « ne voir qu’une seule tête ». Mais elle implique une confusion dangereuse entre des rôles différents.

*   *

Le DSI qui a pris la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage, et qui a donc sous ses ordres les personnes qui établissent les expressions de besoin des divers métiers, participe en effet à deux univers mentaux différents : celui de la gestion de l’usine informatique, usine complexe et fragile qui doit tourner en continu sans défaillance perceptible par les utilisateurs ; celui de la conception du système d’information qui, elle, exige une vue prospective, une vigilance périscopique et la capacité à parler les divers langages de l’entreprise. Ce DSI doit ainsi être à la fois le physicien de l’informatique et l’organisateur de l’entreprise.

Or il est très difficile, voire humainement impossible, de conjuguer ces deux rôles. Certes, un DG peut toujours demander qu’une même personne soit à la fois un saint, un héros et un génie : certains d’entre eux ne s’en privent pas. Mais il est périlleux de fonder une organisation sur une telle exigence car elle ne sera pratiquement jamais satisfaite.

Dans les faits, le DSI qui veut devenir le leader effectif de la maîtrise d’ouvrage devra relâcher l’attention qu’il accorde à l’informatique. Certains d’entre deux trouveront expédient de la confier à leur adjoint. L’organigramme de la DSI prend la forme suivante :

(Les maîtrises d’ouvrage des divers métiers seront alors, selon les entreprises, rattachées hiérarchiquement soit au DSI, soit aux directeurs des métiers ; dans ce dernier cas, le DSI n’a d’autorité directe que sur la coordination des maîtrises d’ouvrage qui est une petite équipe).

Le DSI est ainsi devenu le conseiller du directeur général, l’expert qui éclaire la stratégie de l'entreprise en matière de SI ; le fonctionnement quotidien de l’informatique n’est plus son premier souci : c’est son adjoint qui s’en charge.

Alors s’ouvre un piège : que se passera-t-il si l’informatique connaît une défaillance grave, si par exemple une panne compromet le fonctionnement de l’entreprise ? Le DG cherchera, ne serait-ce que pour émettre un signal salubre, un responsable pour le punir et, éventuellement, le chasser de l’entreprise. Le DSI pourra-t-il dire « c’est mon adjoint le coupable, je n’y suis pour rien, c’est lui qui s’occupe de la plate-forme technique » ? Non, car le DG lui répondra « c’est vous le patron, c’est vous le capitaine, c’est vous le responsable, c’est vous qui sautez ».

Ainsi le DSI qui concentre son attention sur le rôle stratégique du système d’information, qui s’érige en patron de la maîtrise d’ouvrage et délègue à un autre la responsabilité de l’usine informatique, vit avec une épée de Damoclès sur la tête : il a lâché les rênes de la plate-forme technique mais en cas d’incident ce sera lui le coupable.

C’est là une situation psychologiquement et pratiquement intenable. Dans les faits, ou bien l’adjoint à qui le DSI a confié l’informatique devient le véritable directeur de l’informatique, pleinement responsable, et le DSI n’est plus qu’un coordinateur de la maîtrise d’ouvrage, tâche importante mais dont les entreprises n’ont pas toutes reconnu la nécessité et qui ne lui donne autorité directe que sur une petite équipe ; ou bien le DSI garde la main sur l’informatique, ses machines et son personnel, et alors inévitablement le poids des décisions et responsabilités que celle-ci implique tirera ses priorités du côté de la plate-forme et lui fera oublier ou négliger les aspects stratégiques du système d’information.

On retrouvera alors un schéma très fréquent : le DSI s’occupe de la plate-forme et prétend s’occuper du système d’information (puisqu’il porte le titre de « directeur du système d’information »), mais en fait il ne focalise pas son attention sur le SI et il se limite à jouer le rôle, d'ailleurs utile et très prenant, du physicien. Il n’est pas un organisateur.

Certains d’entre eux, jaloux de leur titre, s’emploient à empêcher l’émergence d’une compétence en maîtrise d’ouvrage dans l’entreprise car ils y voient une concurrence symbolique. D’autres, au contraire, souhaitent qu’une telle compétence se forme mais il leur est difficile de définir clairement les rapports qu’ils doivent avoir avec elle, et parfois un conflit naîtra autour de la maîtrise du budget.

*   *

Il est sain de reconnaître dans l’entreprise deux spécialités différentes : l’une en maîtrise d’ouvrage, essentiellement fonctionnelle et sémantique, qui définit ce que le système d’information doit faire pour ses utilisateurs et pour l’entreprise. L’autre orientée vers la physique de la plate-forme : choix des solutions d’architecture (synchronisme, persistance, concurrence), des systèmes d’exploitation, langages et SGBD, dimensionnement des ressources, reprise en cas d’incident, back-up etc. Le secret du succès, c’est d’organiser entre ces deux spécialités une dialectique mutuellement respectueuse et énergique, « sportive » en un mot, qui contribue au dynamisme de l’entreprise. Mais peu d’entreprises sont aujourd’hui mûres pour une telle organisation.

Les DSI, étant sur la défensive tout en disposant du pouvoir que donne le poids de leur direction dans le budget, sont tentés par la manœuvre désespérée et, en fait, impossible qui consiste à prendre en mains la maîtrise d’ouvrage tout en gardant personnellement le contrôle de l'informatique. Les entreprises, ne rêvant que d’oublier les soucis que leur cause l’informatique, sont prêtes à les écouter. Elles s’engagent ainsi dans un piège dont ni elles, ni les DSI ne pourront sortir indemnes.

*   *

Un ami DSI m’a donné la recette pour durer trois ans et ainsi accroître de 50 % la durée de ses fonctions par rapport à la moyenne. Ce n’est qu’une caricature mais elle est assez ressemblante pour être instructive :

« Tu suggères à l’entreprise d’outsourcer l’informatique. Les fournisseurs soutiennent cette suggestion avec enthousiasme et la font miroiter aux yeux du DG.

« Pendant un an, tu fais des études, un appel d’offres, tu compares les propositions, tu négocies avec les syndicats, tu rends compte au comité de direction, ça t’occupe et ça te donne de l’importance. Finalement tu choisis un fournisseur.

« Pendant une autre année tu assures la transition : tu fais passer les données, les applications, le personnel chez le fournisseur, tout en maintenant l’informatique en marche. C’est du boulot ! Tu es encore plus occupé.

« Durant la troisième année, l’informatique est enfin outsourcée. On atteint le régime de croisière, mais le fournisseur ne tient pas ses promesses parce qu’il était impossible de les tenir. C’est le désenchantement, un contentieux se crée. Tu consultes les juristes, tu négocies, ça occupe encore. Finalement tu fais part au DG de ton impuissance à régler les problèmes ; il s’irrite et finit par te virer mais tu auras tenu trois ans, sinon plus.

« Ton successeur dira que l’outsourcing était une erreur et qu’il faut tout ramener dans l’entreprise. Il lui faut un an pour dénouer le contrat et définir la manœuvre, un an pour exécuter celle-ci, un an pour reconnaître que ça ne va pas mieux, ce qui entraînera son éviction.

« Le successeur de ton successeur pourra, lui, recommander de nouveau l’outsourcing. Si le DG a changé (au bout de six ans, c’est possible), l’entreprise n’aura pas gardé un souvenir précis de sa première aventure et le DSI sera écouté, ce qui nous ramène au premier paragraphe.

« Une carrière de DSI peut donc se conduire ainsi : quand est recruté, recommander l’outsourcing si l’entreprise gère elle-même l'informatique, recommander de tout ramener dans l’entreprise si elle a déjà outsourcé. Le scénario se décline en variantes selon que l’entreprise a outsourcé tout ou partie de l’informatique, qu’elle utilise un ERP ou non etc. Dans tous les cas cette tactique te donne au moins trois ans, après quoi tu pourras la rejouer dans une autre entreprise si tu trouves un autre poste de DSI. »


[1] Voir « Outsourcing : a game for losers » par Paul A. Strassmann.