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Comment vivre avec l’automate?

(Texte pour la conclusion de De l'Informatique)

12 mars 2006

Pour lire un peu plus :
- De l'Informatique
- Noir Silence
- Structure and Interpretation of Computer Programs

-
The Art of Computer Programming
-
e-conomie

Les artefacts, dès qu’ils sortent des mains de leur producteur, transforment le monde de la nature : nos maisons, nos routes, nos ponts le rendent habitable. L’ubiquité de l’automate a ainsi modifié notre rapport à l’espace, sa mémoire notre rapport au temps, sa puissance les conditions du travail mental.

Il en est résulté pour nos entreprises une évolution de la fonction de production et de la fonction de coût, d’où depuis les années 1970 une transformation des formes de la concurrence. L’industrie, automatisée, n’a plus besoin d’autant de main d’oeuvre. L’emploi se déploie dans les services pour assister le consommateur, désormais confronté à une offre diversifiée d’assemblages (e-conomie).

Du coup des institutions péniblement construites au cours de notre histoire comme l’éducation, la santé, l’emploi, la justice, le syndicalisme sont frappées d’obsolescence, tout comme le mécanisme des pouvoirs législatif et exécutif. Comme elles ont sacralisé la lettre de leurs procédures il leur est difficile de revenir à l’esprit de leur mission : écrasant la bonne volonté des personnes, elles luttent autant ou même plus pour survivre que pour servir.

Comme elle est une institution décentralisée et, en outre, sans cesse renouvelée par des décès et des naissances, l’entreprise est le laboratoire où peut se construire le nouvel édifice institutionnel. C’est dans l’entreprise, en effet, que l’on s’apprivoise à l’informatique, que l’on apprend à raisonner sur les processus, à les élucider, à articuler l’être humain organisé avec l’automate programmable doué d’ubiquité, l’EHO et l’APU : à sa mission civique de toujours, qui est de produire des choses utiles[1], s’ajoute ainsi aujourd’hui pour l’entreprise une deuxième mission.

*  *

Les décisions que cette mission réclame forment à l’horizon de la réflexion un enjeu des plus impressionnants. S’il est facile en effet d’évoquer en une phrase l’articulation de l’EHO et de l’APU, la modéliser exige de démêler un écheveau complexe et suppose, avec la pratique de l’abstraction, une maîtrise des divers procédés de pensée que celle-ci met en oeuvre.

Comme le système d’information est devenu le langage de l’entreprise, c’est dans l’articulation de divers types de langage que peut se trouver la solution. Les êtres humains parlent une langue naturelle riche en connotations qui éveillent des résonances dans l’esprit de l’auditeur et favorisent la communication au prix d’un risque d’ambiguïté. Le dispositif de commande de l’automate, que l’on appelle « langage de programmation », ne tolère par contre aucune ambiguïté : il est donc impropre à la communication entre des êtres humains. L’exactitude qu’il exige est plus stricte encore que celle du langage de la théorie car sa finalité est non de décrire les choses, mais de les faire fonctionner (Structure and Interpretation of Computer Programs).

Une pensée pratique, une pensée orientée vers l’action, doit savoir utiliser dans chaque étape de sa démarche celui de ces trois langages qui convient le mieux : elle doit être polyglotte, ce mot désignant ici non la maîtrise de plusieurs langues naturelles mais celle, en profondeur, de couches différentes du langage.

Apprendre le langage de la théorie - donc, en tout premier, celui des mathématiques - est une épreuve pour les esprits les plus fins que cela contraint à renoncer à la puissance suggestive du langage naturel. Apprendre pour la première fois un langage de programmation est tout aussi pénible, car il faut s’accoutumer à une nouvelle façon de raisonner. Mais alors c’est un continent qui s’ouvre : si les langages de programmation sont tous en principe équivalents chacun correspond en effet à une intuition, à une vue sur le monde différente. Une fois assimilé l’arbitraire des notations on découvre la diversité de ces intuitions dans LISP et Prolog, dans Fortran, Cobol, C++ et Java, dans Perl et Python etc. Le monde des programmes est simple sans doute, mais pas plus simple à coup sûr que celui des nombres entiers dont la théorie, on le sait, ne sera jamais achevée.

Après les langages viennent les algorithmes dont la compréhension ne se sépare pas de celle de leur réalisation physique par l’automate (The Art of Computer Programming), puis les systèmes d’exploitation et les architectures qui sont à l’art de la programmation ce que les plus hautes prouesses de l’ingénierie sont à l’art de la mécanique. Langages, algorithmes, systèmes d’exploitation et architectures forment l’objet de la science informatique et de la compétence professionnelle des informaticiens (Jacques Printz, Le génie logiciel, PUF 2005 ; Laurent Bloch, Les systèmes d’exploitation des ordinateurs, Vuibert 2003).

Si n’importe qui peut jouer en virtuose sur un écran-clavier après quelques mois d’apprentissage, il faut pour comprendre les enjeux de l’informatique une autre maturité, une autre concentration, une autre modestie. Les penseurs qui s’y attelleront devront accepter les souffrances de l’apprentissage, les lenteurs de l’expérimentation, la contradiction des faits, l’humiliation du doute et la frustration de l’inachevé.

*    *

L’automate est-il bon ou mauvais ? Question futile : l’automate est comme le marteau qui peut servir à planter des clous comme à assommer son prochain. Le bien ou le mal résident dans l’intention, non dans l’outil. Mais comme l’automate change le monde, comme il déplace la frontière du possible, il invite à poser des questions que nous pouvions croire réglées depuis longtemps : que voulons-nous être, quel sens donnons-nous à notre humanité? Que voulons-nous faire du monde que notre action transforme? Et, pour commencer comme il se doit à petite échelle, que voulons-nous faire de nos entreprises?

Leur valeur suprême, c’est l’efficacité : il s’agit de faire au mieux, de produire le plus d’utilité possible, avec les ressources dont elles disposent. Mais l’automate modifie la façon dont s’incarne l’efficacité et, pour anticiper l’avenir de celle-ci, il est utile d’examiner sa généalogie.

Notre économie, nos entreprises, sont en tant qu’institutions nées avec l’industrie dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. L’économie industrielle s’est bâtie sur l’échange équilibré qui seul pouvait procurer la sécurité et les débouchés nécessaires à la rentabilisation de ses machines. Celui qui achète et celui qui vend, également libres de leurs transactions, se rencontrent sur le marché : l’équilibre de l’échange suppose non seulement que les valeurs des biens échangés soient égales mais aussi qu’aucune des parties n’ait le pouvoir de contraindre l’autre.

L’économie agricole et féodale antérieure (La société féodale) s’était appuyée sur l’échange inégal, sur une prédation qu’équilibrait la charité : celui qui s’était emparé de la richesse à la pointe de l’épée devait subvenir, en principe, aux besoins des pauvres. C’est pour polémiquer contre le couple de la prédation et de la charité, pour faire l’éloge de l’échange équilibré qu’Adam Smith, le génial fondateur de la science économique, a évoqué la main invisible qui guiderait la société vers un optimum que personne n’a explicitement voulu[2]. Si on lit les passages où il critique l’égoïsme des négociants, on comprend qu’il n’a jamais entendu faire l’apologie de la prédation.

Dans l’économie réelle où, des plus archaïques au plus récentes, les formes d’organisation se superposent comme des couches géologiques, la prédation n’a bien sûr jamais disparu : les prédateurs sont à l’affût et tirent profit, c’est le cas de le dire, de toutes les occasions en particulier sur le marché du travail ou sur celui des matières premières (Noir Silence). Le combat qu’Adam Smith a engagé pour l’échange équilibré a donc dû, devra encore être poursuivi avec persévérance, mais c’est lui qui, associé à la division du travail, a orienté nos institutions et nos lois.

Cependant l’automate, en modifiant le contenu de la division du travail, exige un nouvel équilibre. Alors que la main d’oeuvre industrielle était spécialisée dans des opérations physiques, l’agent opérationnel de l’entreprise automatisée est spécialisé dans des opérations mentales. A chaque spécialité correspond ainsi un métier dont l’univers mental est spécifique. Dès lors l’entreprise court le risque d’un éclatement en spécialités mutuellement étanches et méprisantes, incapables de se comprendre et de dialoguer. Or l’efficacité exige que les métiers coopèrent entre eux dans la réalisation du processus de production, puis avec les fournisseurs et partenaires, enfin avec les clients eux-mêmes car dans une économie diversifiée la réponse au besoin suppose le dialogue avec le client.

C’est là sans doute la meilleure interprétation que l’on puisse donner de la société de l’information : pour pouvoir coopérer, il faut se comprendre ; il faut savoir écouter ce que dit l’autre, le respecter. L’équilibre de l’échange, jadis limité au marché des produits, s’étend maintenant au commerce de la considération.

Il s’agit non de bons sentiments ni d’injonction morale mais d’une obligation pratique, d’une contrainte qu’implique immédiatement la recherche de l’efficacité. Si celle-ci rejoint ainsi des valeurs humaines, qui pourra s’en plaindre?

*   *

Ceux à qui répugne, à juste titre, l’ornière des bons sentiments tombent parfois, sous prétexte de réalisme, dans celle du cynisme : certains se réfèrent ainsi à Darwin pour justifier, dans les entreprises, un sacrifice humain censé contribuer à la promotion des plus capables. Lorsqu’on évoque, avec une admiration gourmande, le caractère de ces « tueurs » et « tueuses » dont « les dents rayent le parquet », on encourage des comportements nuisibles. Notre esthétique enfin accorde une place prédominante au spectacle de la violence comme si nous avions la nostalgie de la prédation. Nous n’avons pas fait le ménage dans l’édifice des valeurs.

Au combat contre la prédation et pour l’échange équilibré doit cependant désormais s’associer le combat pour l’équilibre de la considération. Outre le bien-être des populations, l’enjeu réside dans le choix entre les perspectives également ouvertes, également possibles, de la civilisation et de la barbarie : l’automate, neutre par lui-même, peut en effet mettre sa puissance au service de l’une comme de l’autre.

Il est facile, si l’on réfléchit un tant soit peu, d’entrevoir les horizons sur lesquels débouchent ces perspectives. Apprendre à vivre avec l’automate apparaît alors comme un objectif que chacun doit poursuivre pour son propre compte et pour lequel il convient de militer d’abord dans nos entreprises, puis au niveau de la société entière.


[1] Certains prétendent que le mot « utilité », familier aux économistes, ne veut rien dire. Ils sont pourtant attentifs à leur propre bien-être et ils protesteraient si on les privait des produits qui y contribuent. Certes le bien-être n’est pas le bonheur, mais c’est une autre question.
 

[2] “Every individual necessarily labours to render the annual revenue of the society as great as he can. He generally neither intends to promote the public interest, nor knows how much he is promoting it. By preferring the support of domestic to that of foreign industry, he intends only his own security; and by directing that industry in such a manner as its produce may be of the greatest value, he intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention. Nor is it always the worse for society that it was no part of his intention. By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. I have never known much good done by those who affected to trade for the public good.” (Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776).