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Le métier de statisticien

CHAPITRE I

 Présentation générale

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Les " idées reçues " à propos de la statistique sont diverses et apparemment incohérentes. Selon une tradition déjà ancienne, le statisticien serait un personnage un peu ridicule, un maniaque du quantitatif, incapable de goûter les exquises nuances du qualitatif. Une tradition plus récente voit en lui, au contraire, un " expert " dont on se plait à invoquer l'objectivité et le sérieux. Enfin, il est devenu à la mode de ressentir les émois généreux mais imprécis de l'humanitarisme devant l'ordinateur " inhumain " et ceux qui le servent.

 Le prestige de l'expert, l'apparence de sérieux que procurent les nombres ont tenté les hommes politiques. Ils ont appris à citer des statistiques, et ils le font avec un mélange caractéristique de maladresse et de rouerie. Le débat, il faut le dire, n'y a gagné ni en clarté, ni en rigueur, ni en intérêt.

 Dérision et révérence, peur et ennui, voilà donc les images de la statistique dans le public. Son image parmi les statisticiens, différente bien sûr, est souvent tout aussi conventionnelle : perçue dans un cadre institutionnel ad hoc (le Conseil national de la statistique), la demande d'information devrait être satisfaite par le statisticien, " quel que soit le groupe social dont elle émane, dès que ce groupe a une importance significative ". Des mesures effectuées avec une exactitude scrupuleuse lui permettraient d'" approcher de très près la connaissance de la réalité (1)". Neutralité, objectivité seraient alors les maîtres mots de la déontologie statisticienne.

 Mais une telle description ne peut satisfaire celui qui regarde la statistique soit dans la diversité de ses usages, soit dans le déroulement pratique de sa production. Nous allons nous efforcer de la dépasser.

 On ne doit pas réduire la statistique à la collecte et à la compilation des nombres. Le quantitatif ne lui est pas essentiel ; il existe d'ailleurs des statistiques " qualitatives ". Si on l'observe dans sa pratique, on voit qu'elle est d'abord une méthode qui définit et structure l'objet observé : en démographie, il faut définir ce qu'est un " ménage ", unité d'observation ; puis disposer de " nomenclatures " permettant de classer ménages ou individus : code géographique ; catégories socio-professionnelles ; nomenclatures d'emploi, d'activité économique, de formation professionnelle, de qualification, etc. La définition de la population, la mise au point des découpages, c'est le fondement conceptuel de la statistique (2) Dès cette phase préliminaire se délimite ce qu'elle pourra dire et ce qu'elle ne dira pas : les nomenclatures lui fournissent son langage. Si une nomenclature a été définie selon certains critères, il sera très difficile ou impossible de réaliser, à partir de l'enquête, une étude qui aurait nécessité d'autres critères : une nomenclature de qualifications construite selon la durée de la formation reçue ne permet pas d'étudier les qualifications de fait, acquises dans la pratique professionnelle.

 C'est dans le cadre conceptuel ainsi défini que va opérer la technique de la mesure. L'objet concret est saisi à travers une grille qui permet de l'observer mais qui implique aussi, inévitablement, que l'on fasse abstraction de certains de ses aspects. La statistique, pas plus que les autres démarches de la connaissance, ne restitue l'objet concret dans la complexité organique de ses diverses déterminations. On ne peut lui en faire grief : un instrument d'observation a rempli sa fonction lorsqu'il a donné des indications auxquelles on peut se fier pour raisonner et agir. L'automobiliste qui conduit dans la rue use d'une grille conceptuelle qui fait abstraction des détails de l'architecture et de la physionomie des passants, et ne retient que ce qui est nécessaire pour la conduite : obstacles, signaux, vitesses. Personne ne lui reprochera d'utiliser une grille qui appauvrit sa perception, car cet appauvrissement même est une condition de son efficacité de conducteur : pour qu'il voie le signal du feu rouge, il faut qu'il ne voie pas l'enseigne lumineuse placée à côté. Seulement, s'il use encore de la même grille conceptuelle lorsqu'il est descendu de voiture et marche dans la rue, il commet une erreur ; son observation n'est plus pertinente en regard de son action.

 Mutatis mutandis, cette métaphore permet d'éclairer la fameuse question de l'objectivité de la statistique. La grille conceptuelle qui fonde toute observation définit une sphère de validité théorique, comportant l'ensemble des raisonnements que cette observation peut alimenter avec pertinence. Cette sphère a des limites : la statistique ne donne pas une " exacte représentation du monde réel " (3). Son usage doit donc être critique ; on ne peut l'utiliser sans connaître les conditions de sa production, sans s'inquiéter des critères qui ont servi à définir les découpages qu'elle met en oeuvre

 Ici doit être écartée une équivoque. Certains, déçus de voir que la statistique ne répond pas aux exigences de l'" objectivité " - exigences chimériques, auxquelles elle serait bien en peine de répondre -, en déduisent un peu vite qu'elle n'a rien à voir avec le réel et qu'il faut donc la rejeter. Tout apprenti philosophe a cru faire une grande découverte le jour où il s'est dit : " Les faits sont construits " ; mais l'énoncé de cette phrase, qui sans doute n'est pas fausse, embrouille les idées plus qu'il ne les clarifie. Revenons au ras de notre métaphore. La grille conceptuelle dont l'automobiliste se sert pour conduire est, certes, construite ; mais les faits qu'il observe, eux, ne le sont pas : le fait que le feu soit rouge, vert ou orange ne dépend pas de la grille conceptuelle, qui est simplement construite pour accueillir l'une de ces trois possibilités. Il y a un principe de réalité à la racine de toute observation : dans ses résultats, c'est bien le monde lui-même qui se reflète, d'une façon certes partielle, mais authentique. Que l'observation doive, par ailleurs, être située, relativisée, critiquée, n'enlève rien à la portée de ce principe. Celui qui, tout en observant, ne pose pas ce principe, prend une position absurde puisqu'il nie ce qui est impliqué par son action.

 Nous pouvons maintenant énoncer ce qui, selon nous, définit la démarche de la statistique : c'est une méthode d'observation critique, destinée à alimenter le raisonnement auquel elle fournit à la fois des grilles conceptuelles et des mesures effectuées selon ces grilles.

 Ainsi définie, elle apparaît comme une étape dans la démarche rationnelle : pour que la démarche soit complète, il faut que concepts et observations soient situés dans une architecture théorique, que l'on énonce des relations entre eux. Lorsqu'on observe le revenu des ménages et leur consommation, on fait de la statistique ; lorsqu'on postule qu'il existe entre ces deux quantités une relation C = f(R), on énonce une proposition théorique. C'est par la médiation du raisonnement que la statistique peut avoir des conséquences dans l'action ; son articulation avec la théorie est donc essentielle pour assurer sa pertinence. En retour, elle apporte à la théorie des compléments indispensables. La pure algèbre des concepts, lorsqu'elle exclut toute confrontation avec l'observation, aboutit souvent à des impasses. Par exemple : si un commerçant augmente ses prix plus que ne le font ses concurrents, il fera un bénéfice unitaire plus élevé ; mais par ailleurs il vendra moins d'unités, car les concurrents lui prendront des clients. Quelle sera l'évolution de son bénéfice ? Ici la théorie pure s'arrête : sans quantification, il est impossible de dire lequel des deux effets l'emportera dans le cas précis que l'on étudie. Pour répondre, il faut disposer de séries chiffrées, qui permettent de calculer l'élasticité des ventes au prix relatif. Cet exemple peut paraître bien banal ; lorsqu'on l'applique aux exportations et à leur prix, il prend cependant une dimension politique non négligeable. Il illustre en tout cas une situation fréquente : les conséquences d'une décision sont multiples et de signes contraires ; seul le calcul permet de déterminer le signe de l'effet résultant, et donc de prolonger le raisonnement jusque dans ses conséquences qualitatives.

 Reprenons une dernière fois notre métaphore : voir que le feu est rouge est indispensable ; mais cette perception, pour provoquer l'acte du freinage, doit être suivie de plusieurs autres étapes : raisonnement (le feu rouge signifie qu'il faut s'arrêter), décision (je veux m'arrêter), capacité physique enfin d'appuyer sur le frein et d'arrêter effectivement le véhicule. Pour passer de la métaphore, et des simplifications qu'elle autorise, à la démarche de la statistique, d'importantes transpositions sont nécessaires, qui soulèvent autant de difficultés. La statistique n'est pas l'instrument d'observation d'un individu confronté à une tâche précise ; elle est censée au contraire servir à l'ensemble du corps social, et aider chacun à mieux connaître la société dans laquelle il vit afin d'éclairer son action. La question de la pertinence devient alors redoutable, car le corps social en question, loin d'être homogène, est traversé par des conflits. L'action qu'il s'agit d'éclairer ne se définit pas avec précision ; les théories à l'œuvre sont multiples ; la production, la transmission, l'interprétation de l'information sont fortement institutionnalisées, et il en résulte des médiations confuses. Dans ces conditions, la tâche statisticienne ne se justifie que si elle part d'un postulat optimiste : par delà les difficultés intellectuelles ou institutionnelles, on aide à l'accouchement de l'histoire, on prépare les voies de son évolution lorsqu'on donne à la société les moyens d'accéder à cette connaissance de soi sans laquelle il n'y a pas de maturité politique ou civique.

 L'alliage nécessaire de rigueur technique et d'imagination méthodologique donne au travail statistique un attrait particulier. Conception et réalisation, avec leurs exigences propres, obligent en effet à une sorte de gymnastique ; elles font passer alternativement des préoccupations d'organisation et d'exécution, concrètes jusqu'au terre à terre, à des questions méthodologiques qui, pour peu qu'on les approfondisse, nécessitent des constructions intellectuelles raffinées.

 Les soucis de la gestion, surtout dans les opérations lourdes qui emploient des centaines de personnes, tendent à occuper l'essentiel du temps des praticiens ; la réflexion méthodologique est alors épisodique, et il devient difficile de prendre la distance nécessaire visà-vis de l'instrument. Il arrive même que la gestion accapare toute l'attention du statisticien : il risque alors de perdre de vue la signification de l'information et de produire avec beaucoup d'efficacité technique des résultats sans intérêt. Cependant, si les préoccupations de gestion sont pour le statisticien une entrave à la réflexion, car elles retiennent son attention sur des questions à la fois pratiquement essentielles et quelque peu mesquines, elles constituent par ailleurs un gardefou contre les divagations d'un intellect qui tournerait à vide, sans rencontrer dans la pratique même de son travail les résistances qui découlent des limites de nos techniques et de la nature de nos structures sociales.

 Au total, le travail statistique est assez austère. Cette austérité trouve sa récompense lorsque, au terme d'une opération, le statisticien tient entre ses mains l'information qu'il a produite. Sa connaissance des objectifs de la mesure, des choix de méthode et des particularités techniques lui permet de l'interpréter ; il lui arrive parfois de voir surgir des nombres une image saisissante à la fois par sa signification, sa portée, et par une simplicité qui contraste avec la complexité de l'objet économique ou social dont elle émane ; il a l'impression d'être placé en un point d'où il est possible de voir clairement des choses qui paraissent, sinon, mêlées et confuses. La peine qu'il a pu se donner est alors payée de retour.

 Il lui reste cependant à communiquer sa découverte sous une forme à la fois rigoureuse et claire, et ce n'est pas facile. Bien des travaux avortent ou échouent à demi dans leur dernière phase, celle de la publication, en raison de la difficulté qu'il peut y avoir soit à tirer des nombres quelque chose de significatif (et alors il ne reste plus qu'à en publier la compilation, en espérant que le lecteur, lui, saura s'y retrouver), soit à exprimer clairement ce qu'on y a vu, sans négliger certes les gloses techniques et réserves méthodologiques, mais aussi sans s'y empêtrer.

 Les présentations " officielles " de la statistique se réfèrent souvent à l'" objectivité " et à la " neutralité " de la mesure, et masquent ainsi une part importante de la pratique statistique. Certains critiques " nihilistes (4) " de la statistique trouvent dans ces présentations un aliment de choix. Il leur est aisé d'en établir l'inanité ; ils y voient non sans raison une manoeuvre d'intimidation, visant à tuer dans l'oeuf toute critique et sans doute à préserver un pouvoir. Mais ils se contentent trop souvent de cette victoire facile ; ils pensent avoir démontré la perversité intrinsèque du " chiffre " et de la mesure, alors qu'ils n'ont critiqué qu'une caricature.

 D'autres, pris de rage devant les horreurs du capitalisme, croient trouver dans la division sociale du travail la source de tous les maux. Ils imaginent volontiers un monde où la production d'information ne serait pas le fait d'organismes spécialisés, mais où elle serait décentralisée à l'extrême ; ils vont jusqu'à penser que chacun devrait la prendre en main pour son propre compte. Cela ne serait certes pas impossible dans l'absolu : l'évolution de l'éducation a déjà fait disparaître un métier comme celui de l'écrivain public, pourquoi ne ferait-elle pas disparaître aussi celui du statisticien, et bien d'autres métiers encore ? Si chacun apprenait à se soigner, il n'y aurait plus besoin de médecins, etc. On ne peut donc opposer à ces suggestions aucune impossibilité logique, mais on peut souligner des difficultés pratiques qui sont sans doute presque aussi contraignantes. Il est vrai que les esprits généreux, lorsqu'ils sont enclins à l'utopie, n'ont cure de ces difficultés. Malgré leurs excès, ils ont d'ailleurs le mérite de souligner une question importante : celle de la décentralisation de l'information.

 On peut, sans aller jusqu'aux extrémités de l'utopie, s'interroger sur l'autonomie relative du travail statistique. L'instrument d'observation n'a de raison d'être que dans les utilisations de l'observation, c'est-à-dire en dehors de soi. Autonome, il risque de tourner à vide comme une machine sans maître, de se transformer en une bureaucratie de cauchemar produisant en grande quantité des informations dénuées de sens. Certains travaux peuvent donner l'impression que ce risque est devenu réalité. Ils n'ont pas peu contribué à nous convaincre de l'inanité d'une " statistique pure ", que des " magistrats du chiffre " fabriqueraient sans s'inquiéter des utilisations possibles.

 C'est au fond à cette conception de la statistique que s'adressent certaines critiques " politiques ", notamment celles qui concernent l'indice des prix à la consommation et la mesure du chômage. Nous reviendrons sur ces critiques qui, dans leur fond, nous ont souvent semblé justifiées. Leur forme, par contre, nous a presque toujours paru contestable (5). Alors que le feu de la critique aurait dû porter sur les utilisations de la statistique, et sur l'articulation entre les conventions de calcul et ces utilisations (c'est-à-dire sur ce que nous appellerons la " méthode statistique "), on a souvent préféré porter la discussion sur le terrain technique, peut-être pour surmonter quelque " complexe " devant les techniciens, peut-être aussi parce que la technique, par ses complications, donne toujours à croire qu'elle cache quelque chose. Mais le travail technique est fait, le plus souvent, avec sérieux et même avec scrupule. Des critiques techniques avancées avec trop de précipitation se sont presque toujours révélées sans fondement.

 Nihilistes, utopistes ou imprécises, les critiques adressées à la statistique provoquent souvent l'agacement chez le statisticien. Mais il serait trop facile de tirer argument de l'imprécision technique d'une critique - imprécision inévitable lorsque le critique n'est pas " du métier " - pour refuser de l'entendre. D'ailleurs, aucune observation n'est valide si elle n'est soumise à critique : instrument d'observation, la statistique ne saurait avoir le privilège d'être soustraite à la critique, par exemple sous le prétexte qu'elle est officielle ; on ne peut jouer et gagner sur tous les tableaux, et revendiquer à la fois la validité scientifique et l'immunité administrative.

 La statistique doit donc tolérer la critique, et même la rechercher et préparer ses voies, en livrant avec ses produits les indications nécessaires pour les critiquer. Mais ici une difficulté se présente. Chaque opération repose sur un ensemble compliqué de conventions et de procédures techniques dont il est difficile de donner une description complète : lorsqu'elle est rédigée, elle occupe des volumes entiers dont la lecture est aride (6). Exiger du critique qu'il ait une connaissance technique complète de l'objet à critiquer, ce serait lui demander d'en savoir autant et parfois plus que celui qui a réalisé l'opération : cette exigence est évidemment déraisonnable.

 Comment faire donc pour que la critique puisse s'exprimer, sans être noyée dans les détails techniques ? Est-ce possible ? Il nous semble que oui. La critique sera à la fois plus simple et plus efficace si elle part d'un point précis : celui où la technique de l'instrument s'articule avec les objectifs de la mesure. Cela demande d'abord que l'on explicite les objectifs réels de la mesure, qui peuvent notablement différer des objectifs affichés dans les cas où il s'agit d'opérations de propagande ou d'intoxication ; la clé de cette recherche est la question : " A quoi et à qui sert l'instrument ? " Ensuite, on examinera l'adéquation des conventions et des procédures à l'objectif poursuivi ; la question est alors : " L'instrument est-il pertinent en regard de son objectif ? " Ces deux questions sont au point de départ de la démarche critique.

 On pourra s'étonner que nous ayons mentionné, parmi les objectifs possibles d'une mesure, l'intoxication et la propagande. Les uns penseront qu'il n'existe pas de statistique répondant à de tels objectifs ; nous les renvoyons au chapitre XII de ce livre, qui en contient des exemples. D'autres penseront que nous en prenons notre parti avec un détachement excessif. Nous ne sommes nullement détachés ; mais une chose est de décrire, une autre de formuler un jugement de valeur. Nous reviendrons en conclusion sur l'aspect éthique.

 C'est par l'histoire que l'on approche le mieux la relation entre l'instrument et ses objectifs. En effet, la lenteur des évolutions peut nous faire prendre ce que nous voyons pour l'ordre immuable des choses. Telles conventions nous paraissent naturelles et indiscutables, et nous sommes surpris lorsque, en examinant les travaux réalisés à d'autres époques, nous voyons qu'ils ont reposé sur d'autres conventions qui semblaient aussi naturelles que les nôtres. Nous pouvons alors constater que, loin de répondre aux besoins de la " recherche de la vérité ", de la " contemplation du réel ", la statistique a toujours été (souvent à l'insu des statisticiens) adaptée à des actions économiques et politiques, ou aux représentations idéologiques liées à ces actions. Ses silences eux-mêmes ont été révélateurs, car ils montrent " en creux " les questions dont une époque s'est désintéressée, ou sur lesquelles elle a voulu se taire.

 Aucune argumentation logique ne donne prise sur les convictions de ceux qui veulent voir dans la statistique l'instrument d'une connaissance objective de l'ordre des choses, car ils raisonnent dans le cadre d'une représentation formellement cohérente et fermée. Ils peuvent toujours s'efforcer de " récupérer ", à force d'agilité, la contradiction que leur portent les faits. Mais, au-delà d'un certain point, ils doivent soit reconnaître les lacunes de leur représentation, soit la maintenir par un acte de foi dont le caractère volontaire est évident. L'approche historique est donc à la fois puissamment explicative et pédagogique.

 On peut cependant soulever une objection : faire de l'histoire, est-ce bien utile ? Considérons une machine. Le technicien la verra sous son aspect mécanique, et cherchera à comprendre comment elle fonctionne en vue de l'améliorer ou d'utiliser ses propriétés dans d'autres mécanismes. L'historien, par contre, considérera les conditions de l'apparition de cet instrument, étudiera ses conséquences sociales, cherchera peut-être les lois de l'extension ou de la disparition de son usage. On peut se demander si l'approche technique n'est pas la plus utile.

 Nous ne saurions répondre à une telle question concernant une machine. Par contre, la réponse nous paraît claire pour la statistique. Celle-ci est produite par des organismes qui collaborent tout en s'opposant, de sorte que les instruments et les structures résultent de compromis souvent boiteux. L'institution statistique prise dans son ensemble peut donc parfois donner une impression d'absurdité ; on ne peut dépasser cette impression qu'en plongeant dans l'histoire, en recherchant les conditions de la mise en place des institutions et des instruments, l'origine de traditions qui, avant de se scléroser, ont correspondu à des nécessités.

 Joëlle Affichard a remarqué que les statisticiens français ont des conceptions différentes de l'autonomie relative de leur profession selon le domaine dans lequel ils travaillent (7) : les statisticiens de l'appareil productif, lorsqu'ils décrivent l'évolution de leurs travaux, insistent sur les aspects institutionnels ou politiques, sur les rapports de force ; par contre, les spécialistes des statistiques sociales accordent la place principale au développement autonome des outils.

 Cette différence s'explique : les statisticiens de l'appareil productif travaillent pour la plupart dans les ministères techniques, où ils sont confrontés directement à des problèmes institutionnels. Par ailleurs les résultats de leurs observations sont utilisés dans des travaux d'étude et de synthèses économiques auxquels ils ne participent pas personnellement. Par contre, la statistique sociale est réalisée pour une grande part à l'INSEE, dans un lieu mieux protégé des conflits institutionnels ; elle est moins dépendante de la logique des modèles et de la comptabilité nationale, et les statisticiens sociaux ont pu effectivement bénéficier d'une forte autonomie, fondée sur la mise en œuvre d'instruments qu'ils se sont forgés eux-mêmes.

 De cette différence de situation résulte une différence de point de vue, elle même génératrice de longs débats : convient-il d'accentuer l'autonomie relative de la statistique, afin de garantir son indépendance et aussi de donner un caractère cumulatif à ses progrès ? ou bien convient-il au contraire de mettre l'accent sur les aspects historiques, politiques, institutionnels de son insertion ? La portée de ce débat dépasse l'écart de points de vue qui lui a donné naissance ; il touche à des questions de principe. Pour éclairer ces questions, il faut d'abord éliminer certains malentendus.

 Tout instrument statistique doit obéir conjointement à des règles formelles, qui garantissent sa qualité technique, et à une intentionnalité qui garantit sa pertinence pour les utilisateurs. C'est ainsi par exemple que, lors de la construction d'une nomenclature, le respect des règles formelles oblige à produire des découpages emboîtés, sans omissions ni doubles emplois, à désigner les éléments du découpage par des dénominations claires, etc. Mais il faut aussi que les besoins des utilisateurs soient pris en compte, et cela introduit d'autres contraintes, dont l'expression formelle et générale serait impossible : seul pourrait être formalisé un protocole des relations avec les utilisateurs.

 Il est certain par ailleurs que, lorsqu'une discipline défend son autonomie relative, elle constitue une " cité " à l'intérieur de laquelle le langage se précise, les critères de jugement s'affinent, la mémoire collective devient plus fidèle : alors le progrès des connaissances peut devenir cumulatif, parce que l'organisation de la discipline empêche que les innovations et les synthèses ne soient oubliées et donc sans cesse à refaire. On peut dire que l'autonomie relative est condition de l'existence d'une discipline en tant que telle et que le caractère cumulatif de ses progrès en est le signe et la conséquence.

 Mais on ne peut dire, comme certains le font, que le caractère cumulatif des progrès d'une discipline soit un critère de scientificité : c'est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il serait certes impossible qu'une science se construisît si les progrès n'étaient pas cumulatifs : mais il existe des disciplines dont les progrès sont cumulatifs, sans pour autant que l'on puisse les qualifier de " sciences " : dans tous les métiers qui demandent un savoir-faire particulier c'est-à-dire dans la plupart des activités techniques - le niveau le plus élevé ne peut être atteint que si les conditions d'un progrès cumulatif sont réunies : pourtant on ne qualifiera pas de " science " le savoir-faire de l'ébéniste, ni l'art du musicien, même lorsqu'ils parviennent aux réalisations les plus élaborées.

 D'ailleurs, un délire peut très bien être cumulatif ; tant que les crédits et les postes budgétaires sont disponibles, une discipline peut exister, prospérer, " cumuler " ses progrès ; puis elle s'effondrera le jour où les crédits lui seront retirés, si elle ne se situe pas sur le front de taille de la science, si elle ne répond pas aux questions fondamentales qui caractérisent chaque époque historique.

 Aider à poser ces questions dans le domaine des sciences sociales, leur fournir à la fois les concepts dont elles ont besoin, et les observations qui permettent de les préciser : on pourrait caractériser ainsi la mission de la statistique. Même si l'on reconnaît la nécessité de l'autonomie relative, on est conduit à lui opposer dialectiquement l'exigence d'une insertion historique ; c'est par la gestion délicate du compromis entre ces deux exigences que le statisticien peut faire une œuvre à la fois rigoureuse et pertinente.

 Les réflexions qui précèdent expliquent le plan de cet ouvrage. Nous planterons d'abord le décor et présenterons les étapes du travail statistique : ce sera ce que nous appelons l'" approche pratique ". Puis nous chercherons, dans une approche historique, à montrer comment ce travail a évolué. Enfin, nous parlerons des utilisations actuelles de la statistique, et des problèmes qu'elles posent.

 Pendant une quinzaine d'années, nos réflexions ont été orientées par cette question : " Que signifie le travail statistique ? ", car nous cherchions à comprendre notre pratique professionnelle. Cette préoccupation a servi de fil conducteur à nos lectures, à nos discussions ; de sorte que l'on trouvera sans doute ici la trace de bien des textes philosophiques ou sociologiques dont nous avons, chemin faisant, recueilli tels éléments qui nous permettaient de mieux comprendre notre sujet.

 On se demandera peut-être si ce livre n'est pas un plaidoyer en faveur d'une profession qui chercherait à améliorer son statut social. Ce n'est pas dans cet esprit qu'il a été écrit, mais il est vrai que quand on parle de son propre métier on risque toujours d'en faire involontairement l'apologie. Nous avons pensé limiter ce risque en rédigeant d'une façon aussi simple et claire que possible, et en produisant un texte vulnérable (Karl Popper dirait " falsifiable "), dépourvu des protections du jargon technique, sur lequel le lecteur pourra exercer toute la vigilance de son esprit critique.

     

  1. Voir E. Malinvaud " Statistiques aujourd'hui, histoire demain ", in Pour une histoire de la statistique, I.N.S.E.E., 1976.
  2. Les contraintes techniques de la mesure obligent à donner aux concepts statistiques une précision formelle et explicite que l'on n'exige pas au même point lorsqu'il s'agit de concepts impliqués dans une démarche purement théorique. Cette précision, cette explicitation ne sont pas au désavantage des concepts statistiques, au contraire.
  3. Définition de l'objectivité selon Auguste Comte, qui correspond assez bien à l'acception courante du mot ; elle masque le plus souvent l'exercice d'un sens commun pétri de préjugés.
  4. Jacques Dreyfus, Les méthodes quantitatives dans le processus disciplinaire, Institut d'études politiques de Grenoble, 1977.
  5. Voir la brochure de la C.F.D.T., La vérité sur l'indice des prix.
  6. Cf. les travaux du Bureau of the Census, des Etats-Unis : Atlantida, Agrostan, New-Florencia, etc...
  7. J. Affichard " Contribution de la statistique à la mise en forme de la demande sociale d'information : essai d'introduction à l'histoire des statistiques écrite par les statisticiens ", journée d'étude " Sociologie et statistique " du 15 octobre 1982.