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Le métier de statisticien

CHAPITRE XII

Les utilisations pratiques de la statistique 

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Certains instruments ont plusieurs utilisations à la fois : une automobile, par exemple, sert évidemment à se déplacer ; mais elle sert aussi, c'est bien connu, à se donner et à donner aux autres une certaine idée de la place que l'on occupe dans la société : à se rassurer, et à impressionner. Ces trois utilisations sont inextricablement associées chaque fois que quelqu'un se sert de son automobile, même si leur importance relative varie selon les individus et les circonstances.

Il en est de même de la statistique. Elle a d'abord une utilisation pratique, directement reliée à l'action ou plutôt à la préparation de l'action. Mais elle a aussi d'autres rôles - celui d'un calmant, lorsqu'elle procure à l'utilisateur l'impression agréable de comprendre une réalité complexe, et plus encore lorsqu'elle lui permet de passer outre à ses incertitudes concernant le futur en lui fournissant des " prévisions " ; et aussi celui d'une arme pour impressionner des adversaires, d'un outil de publicité ou d'intoxication.

Devant ces trois utilisations, nous ne restons ni indifférent ni neutre. On devine bien que la première nous paraît tout à fait normale ; que nous ne boudons pas le plaisir intellectuel ou esthétique qui est une des composantes de la deuxième, mais que nous nous méfions de l'espèce d'euphorie qui l'accompagne ; qu'enfin la troisième nous est totalement antipathique. Nous ne pensons pas que la technique puisse se soustraire à l'éthique, que le savoir-faire puisse se suffire à lui-même en dehors de toute considération de responsabilité : mais nous reviendrons sur ces points dans le chapitre suivant. Ici, il s'agit seulement de décrire. On comprendra que, pour les nécessités de l'exposé, nous considérions l'un après l'autre chacun des trois aspects - dont on n'oubliera pas qu'ils sont associés, selon un dosage d'ailleurs variable, dans toute utilisation de la statistique.

Rendons compte auparavant, pour n'y plus revenir, d'une des utilisations les plus répandues, mais aussi les plus élémentaires de la statistique : l'utilisation d'indices de prix divers (indice de prix à la consommation, indice du coût de la construction, etc.), pour indexer des contrats (conventions collectives, baux, etc.), ou l'utilisation de ratios comptables pour mesurer des performances d'entreprises. Dans ces occasions, les indices rendent deux services bien distincts : d'une part, on les a choisis en fonction de la mesure qu'ils donnent ; et par exemple l'intervention d'un indice de prix dans des formules de révision de salaire est censée permettre de prendre en compte (selon un abus de langage manifeste) l'évolution du " coût de la vie ". D'autre part, ils permettent de réduire le temps et les efforts consacrés à la négociation : si le locataire et le bailleur se sont mis d'accord sur une formule de révision du loyer, l'application de cette formule permettra ensuite de réviser périodiquement celui-ci sans recourir à de nouvelles négociations. Dans bien des cas, il semble que le deuxième service soit considéré comme le plus important : les utilisateurs se soucient au fond assez peu de la qualité de l'indicateur, aussi longtemps du moins que celui-ci ne leur paraît pas trop aberrant ; par contre, l'économie de temps et de tracas que leur apporte cet arbitrage est tout à fait sensible. Le seul problème pour chacun d'eux est de connaître assez bien le comportement des indices pour faire choisir, lors de la signature d'un nouveau contrat, l'indexation qui lui sera en principe la plus favorable par la suite.

La statistique, préparation à l'action

On peut, sans verser le moins du monde dans le militarisme, reconnaître dans l'armée une institution qui a mis au point, très longtemps avant les autres, des formes d'organisation qui se généralisèrent ensuite (que l'on ne saurait réduire au caporalisme et aux excès de la discipline), et reconnaître dans le stratège ou le tacticien, lorsqu'ils préparent leurs plans ou décident dans le feu du combat, les archétypes de l'homme d'action, de décision et de responsabilité. Dans aucun domaine en effet l'action n'est aussi urgente, la décision aussi lourde de conséquences, la responsabilité aussi entière : chacun peut, nous semble-t-il, reconnaître cela indépendamment des sentiments qu'il éprouve devant la violence armée ou des souvenirs qu'il conserve du service militaire. Le fait est que les réflexions les plus profondes sur les conditions de l'action se trouvent sous la plume d'auteurs militaires, notamment chez Clausewitz (1). Nous sommes convaincu que l'on apprend dans ces textes, sur l'art de diriger une entreprise, de concevoir et d'appliquer une politique économique, d'organiser et d'animer une section syndicale, etc., plus que l'on n'en apprendrait dans des ouvrages spécialement consacrés à la gestion.

Clausewitz a étudié l'utilisation de l'information par le stratège. Elle pose, dit-il, un problème d'algèbre devant lequel Newton lui-même serait resté interdit (2). L'information dont le stratège dispose est lacunaire, contradictoire, fausse en partie ; la décision est vitale et souvent urgente. Dans ces conditions, elle ne peut pas être le résultat d'un raisonnement explicite : elle découle d'une synthèse lors de laquelle les divers risques sont pesés et comparés, et qui met en œuvre toute la formation théorique antérieure, toute l'expérience acquise et toute l'information reçue. Cette synthèse a souvent la forme d'une cristallisation soudaine et son résultat apparaît comme une évidence directe : le grand stratège, dit Clausewitz, est généralement un homme simple, incapable d'expliquer les voies par lesquelles il est parvenu à la décision ; sa qualité principale, c'est le " coup d'œil ", ce jugement sûr et rapide qui va droit à l'essentiel. Mais la rapidité de l'action, l'aspect instantané de la décision ne doivent pas cacher la longueur de la préparation nécessaire. Si la synthèse intuitive a l'apparence d'un miracle, elle a été préparée par une longue maturation, par des exercices nombreux, répétés, réfléchis. Il se peut que la capacité stratégique relève d'un talent particulier : en tout cas ce talent, pour se manifester, a besoin d'une longue culture.

L'art de manier et d'interpréter l'information est un des éléments essentiels de cette culture, peut-être le principal. Seuls, en effet, les objets qui appartiennent à la sphère de l'expérience quotidienne immédiate - ceux que l'on peut " toucher de ses mains " - peuvent être connus directement ; mais les objets sur lesquels réfléchit le stratège sont de vastes agrégats, qu'il ne peut percevoir qu'à l'aide d'instruments appropriés : rapports, comptes rendus, comptabilités, statistiques, etc. La perception n'est plus immédiate : on conçoit qu'elle nécessite un entraînement particulier. Comment se faire des choses une représentation pertinente, alors qu'on ne les voit pas directement, mais seulement par le truchement de rapports ou de documents écrits ?

Cette situation, cette difficulté ne sont pas propres au stratège. Le simple citoyen, lorsqu'il réfléchit à la politique ou à la marche de l'économie, se trouve exactement dans la même situation. Il se peut d'ailleurs que le dégoût ressenti par beaucoup devant les questions politiques découle en fait d'une sorte de " blocage " intellectuel devant l'obligation d'interpréter une information médiatisée, et que leur prétendue indignation morale devant les mœurs politiques ne soit qu'un alibi de ce blocage.

Le recoupement de plusieurs informations de nature différente est un puissant moyen de vérification et d'interprétation. Une information isolée n'apprend rien, et celui qui lit une statistique sans disposer d'un référentiel pour la situer ne peut éprouver que de l'ennui. Une bonne connaissance " qualitative " et historique du domaine que l'on étudie est nécessaire pour l'utiliser. Un exemple simple nous permettra de préciser le sens de cette affirmation. Quelqu'un qui reçoit la mission de réorganiser une entreprise utilisera d'abord les informations statistiques contenues dans la comptabilité afin de se procurer une toute première approche du problème, un " cadrage " très général. Mais on sait que la comptabilité, si elle conserve sous une forme conventionnelle la trace des événements passés, n'en contient nullement l'explication. Pour trouver cette explication, il faudra identifier les parties dont les relations sont l'objet même de la vie de l'entreprise ; rechercher comment se détermine sa stratégie, et qui sont les protagonistes qui contribuent à la définir : direction, personnel, syndicats, banquiers, actionnaires, donneurs d'ordres, clients, fournisseurs, sous-traitants, etc. ; quels sont les intérêts en jeu ; comment se réalise dans les faits le dépassement des intérêts contradictoires ; quelle est l'histoire des protagonistes, de leurs intérêts, de leurs relations. Pendant cette analyse, le recours à la comptabilité permet de préciser des ordres de grandeur, d'apprécier la proportion des rapports de force, de déterminer plus sûrement la hiérarchie des problèmes : un client qui achète 30 % de la production est jugé d'abord plus important qu'un autre qui n'en achète que 10 % ; mais il se peut qu'une information supplémentaire conduise à considérer les choses autrement, par exemple si le gros client est un client " captif ", ou si le petit client achète un produit à forte valeur ajoutée. Les défauts de la comptabilité enfin seront eux-mêmes révélateurs : ses lacunes trahissent ce que la direction de l'entreprise n'a pas voulu savoir ; ses truquages montrent ce qu'elle a voulu déformer, soit pour tromper d'autres protagonistes, soit (ce qui serait plus grave) pour se tromper elle-même ; ses erreurs enfin sont rarement dues au hasard, et, même si elles s'expliquent par la simple négligence, celle-ci est elle-même significative. Toute cette démarche associe un raisonnement politique et historique - sur des protagonistes, des rapports de force, des contradictions - et une information statistique à la fois située et critiquée. Personne, sans doute, ne soutiendra que l'on doive, lorsqu'il s'agit de gérer, organiser ou diriger une entreprise, procéder différemment. Une approche purement qualitative identifierait rapports et enjeux mais risquerait de mal les hiérarchiser ; une approche purement quantitative, qui prétendrait poser un diagnostic sur l'entreprise et préconiser une organisation au vu des seules informations comptables, passerait à côté de données politiques essentielles.

Ainsi la " prise de décision " ne découle pas automatiquement du chiffre : elle est le fait d'un esprit cultivé et informé, nourri en profondeur par une statistique dont il opère l'interprétation critique et qu'il situe historiquement. On peut penser que nous traçons du stratège un portrait intellectuel à la fois exigeant et bien flatteur ; certes le style de vie d'un responsable économique ou politique ne lui permet guère de se livrer lui-même aux recherches approfondies que nous avons décrites : par contre, il peut les faire exécuter par d'autres et en recueillir les fruits. La démarche que nous avons attribuée au " décideur " n'est pas celle d'un individu, mais celle d'une équipe - généralement animée ou dirigée par un individu. Et cela fonctionne : nous avons pu approcher et observer quelques responsables politiques, économiques ou syndicaux qui, même si leur formation intellectuelle avait été médiocre, savaient utiliser les services d'excellents statisticiens et économistes.

Il n'est sans doute pas de tâche plus intéressante, pour un statisticien, que de travailler avec un responsable qui sache ce qu'il veut et qui sache écouter. Le dialogue assidu avec lui permet d'entrer dans les problèmes et les difficultés qu'il rencontre ; la connaissance des sources d'information, la maîtrise dans leur maniement permettent d'en extraire les éléments peu nombreux, mais bien choisis, dont le " client " a besoin. On lui taille, dans le vaste tissu omnibus et hétéroclite que constitue l'information publiée, une information " sur mesure " adaptée avec précision à ses besoins d'action. Ce type de relations n'existe, à notre connaissance, qu'aux sommets des grandes entreprises, des organisations syndicales et politiques. Et de plus, si nous connaissons quelques cas de relations réussies, ils nous semblent assez rares. Souvent, les relations sont dévoyées et tombent dans l'une ou l'autre des catégories pathologiques que nous décrirons plus loin.

Bien des statisticiens n'ont aucun goût pour le travail au sommet des grands appareils institutionnels ; ils rêvent d'une " statistique aux pieds nus " qui, au lieu de faire du " sur mesure " pour de grands patrons, se mettrait à la disposition d'une petite municipalité, d'un comité d'entreprise, etc., et aiderait les habitants et les travailleurs dans l'utilisation d'une information qui, d'habitude, sert plutôt contre eux. Ceci serait techniquement tout à fait possible ; mais de tels développements, certainement souhaitables, supposent que soient surmontés bien des obstacles politiques et culturels.

Que d'intermédiaires dans cette affaire ! Le " décideur " n'a accès à l'objet social sur lequel il doit agir que par la médiation d'un instrument, lui-même social, dont il doit apprendre à utiliser les produits : dans la grande majorité des cas, ces produits sont préparés par des spécialistes qui les fabriquent sur mesure, et font pour lui le travail ingrat de lire et d'interpréter l'information statistique brute ; et le statisticien de base lui-même, celui qui produit cette information brute, est encore un intermédiaire : car il doit tenir compte des besoins des économistes, des journalistes, des décideurs, pour préparer une information utilisable... Toute cette chaîne d'intermédiaires ne peut fonctionner que si des conditions favorables au dialogue sont réunies ; et peut-être n'a-t-on pas assez mesuré à quel point ce dialogue doit être approfondi, assidu, patient. Il ne suffit pas d'aller voir le " client " (ou de rassembler le Conseil national de la statistique) et de lui demander ses " besoins d'information " pour obtenir les indications qui permettent de construire un instrument pertinent ; il faut connaître les difficultés qu'il rencontre, savoir ce qu'il veut faire : c'est alors que l'on peut, avec lui, mettre au jour la nature des informations qu'il lui faut. Mais souvent le " client " lui-même refuse ce dialogue : car ce qu'il veut, ce n'est pas une information pour agir, c'est un calmant qui apaise ses angoisses et lui permette de somnoler doucement, protégé des exigences de l'action.

La statistique comme calmant

Le statisticien ou le comptable débutant sont souvent stupéfaits de rencontrer autant d'indifférence envers la qualité des résultats qu'ils fournissent. Certains utilisateurs semblent associer, de façon parfaitement incohérente, la confiance la plus aveugle dans les chiffres qu'on leur donne et une totale méfiance envers la statistique en général. D'autres, qui n'ont à la bouche que le " sérieux ", la " qualité " des travaux, les exigences du " service public ", trahissent dans leurs actes la plus grande indifférence envers ces notions, dès qu'il s'agit de les mettre en pratique.

Comment comprendre de telles situations ? Un service statistique est un luxe coûteux ; on ne s'offre un tel luxe que s'il comporte une certaine utilité. Et, par ailleurs, si l'institution qui l'héberge est indifférente à la qualité de ses travaux, c'est qu'elle ne les utilise pas en tant que travaux statistiques, car justement une telle utilisation la rendrait exigeante en fait de qualité. Mais à quoi les utilise-t-elle donc ?

La réponse est simple. De nombreux utilisateurs ne voient pas en fait, dans la statistique, un instrument de connaissance dont ils vont se servir pour prendre leurs décisions, mais un alibi pour leur paresse intellectuelle. Lorsqu'on ne comprend rien au domaine dont on a la responsabilité, lorsqu'on est conscient de cette insuffisance et donc vaguement mal à l'aise, il est réconfortant d'avoir dans un tiroir un épais dossier de statistiques, que l'on ne lit pas bien sûr, mais dont on se contente de savoir qu'un jour, peut-être, on le lira ; on n'utilise pas la statistique, mais on est rassuré à l'idée qu'elle existe. On ne lui demande pas d'être vraiment conforme aux canons de la qualité et du sérieux techniques, mais par contre il est très important qu'elle en ait l'apparence, car sans cela elle ne serait plus rassurante.

On nous dira que ce tableau est poussé au noir : nous soutenons qu'il correspond, au contraire, à une attitude très répandue, mais dont bien sûr personne ne se vante. Nous avons vu dans le chapitre précédent les questions que l'on pouvait se poser à propos de la qualité des comptes nationaux. Pourquoi ces questions sont-elles considérées si souvent comme l'expression de " scrupules de techniciens " ? Parce qu'au fond, pour beaucoup d'utilisateurs, l'essentiel est que les comptes nationaux existent, qu'ils soient publiés, que l'on puisse en disposer. Le contenu ne leur importe pas vraiment ; ou bien, s'il leur importe, c'est uniquement pour que les procédures des décisions administratives et planificatrices puissent y trouver leur aliment sans que l'on ait à se soucier de qualité des données ni de précautions à prendre.

Certains statisticiens eux-mêmes donnent dans ce défaut. Nous nous rappelons une conversation avec un statisticien étranger, responsable de l'indice de la production industrielle dans son pays (3). Quand on calcule un indice de production, le volume de certains produits ne peut être mesuré que de façon indirecte, en divisant une valeur par un indice de prix bien choisi ; il est nécessaire de contrôler la qualité de cet indice de prix. Mais notre interlocuteur ne parvint pas à comprendre pourquoi nous l'interrogions sur la qualité des indices qu'il utilisait. Prenant sur son bureau la brochure des indices de prix, il nous montra du doigt sur la couverture l'emblème de son pays, et nous expliqua qu'il ne pouvait mettre en question la qualité de chiffres officiels.

L'aspect calmant de la statistique est bien plus marqué encore dans les travaux de prévision. Certains semblent ne pas pouvoir supporter l'incertitude du futur, et raisonner ainsi : " Je n'y comprends rien, faisons un modèle. " Le modèle n'est plus alors la mise en forme d'un raisonnement, puisqu'il s'agit d'éviter de raisonner : il fonctionne comme une boîte noire, une pythie moderne qui remplirait son office magique à l'aide de l'ordinateur.

Nous en avons fait l'expérience lorsqu'une mission régionale nous demanda de confectionner des projections de population par canton sur une durée de vingt ans. Cette demande était absurde : dans un canton, un phénomène imprévisible quelques mois à l'avance comme la fermeture ou la création d'une entreprise peut entraîner des migrations importantes, et déterminer à lui seul l'évolution de la population ; les projections risquent donc d'être, dans une large mesure, la prolongation dans le futur d'aléas passés. Nous refusâmes, en expliquant pourquoi ; mais la mission nous enjoignit de passer outre à nos " scrupules de technicien ". La petite brochure ronéotypée des projections fut un véritable succès d'édition. Nous assistâmes peu après à une réunion de la Commission administrative ; ces projections étaient utilisées par les préfets, le recteur, comme si elles étaient des indications certaines ; elles servaient à déterminer des implantations de C.E.S., d'hôpitaux, de routes, etc. Ces chiffres qui ne valaient rien jouaient leur rôle " officiel ". Un arbitrage " technique ", " objectif " et mécanique permettait aux responsables à la fois de se partager une enveloppe de crédits avec un minimum de discussions et de " barouds d'honneur ", et de justifier auprès de leurs administrés la modicité éventuelle de la part qu'ils auraient obtenue. Evidemment, il leur aurait été beaucoup plus difficile de se mettre d'accord sur une analyse un tant soit peu compréhensive de la région, de son évolution, et des incertitudes qu'elle comportait. La décision était rendue plus facile : mais elle risquait de donner jour à des monstres administratifs, risque qui est toujours présent lorsqu'on renonce à réfléchir pour s'en remettre à une décision mécanique.

On peut expliquer de telles situations par l'inculture des responsables, ou par leur désir de sauver la face dans une époque de crise qui les déconcerte. Mais il nous semble que le phénomène est plus profond ; et nous avancerons, à titre d'hypothèse, une explication qui nous paraît éclairante en ce qui concerne la société française : au stade actuel de la concentration économique, l'implantation et l'équipement des unités de production, la formation des personnels, sont des opérations de longue haleine qui réclament des investissements importants, des marchés assurés, etc. Il est donc nécessaire de les planifier sur dix, quinze, vingt ans. Cette planification demande que l'on fasse des choix stratégiques car, après s'être engagé dans une voie, il est très difficile d'en sortir. Elle nécessite aussi une concentration croissante du pouvoir de décision. Confrontés à cette exigence, les grands patrons de l'économie utilisent les conseils d'économistes d'excellente qualité. Mais l'ampleur des décisions à prendre, la longueur des périodes à envisager excèdent la portée du raisonnement économique possible (4). La situation du grand patron est celle d'un joueur contraint, pour poursuivre la partie, à jouer de plus en plus gros dans des situations de plus en plus incertaines. Certes, le jeu comporte des émotions qui peuvent n'être pas désagréables pour le joueur lorsqu'il a la sensation de défier et de forcer le destin. Mais il lui est difficile de garder les pieds sur terre. Dans le meilleur des cas, il essaiera de se prémunir contre les incertitudes du futur en réclamant des prévisions, des ordres de grandeur, dont il saura bien qu'ils sont douteux mais sur lesquels il sera contraint de tabler, finalement, comme s'ils étaient rigoureux : et toutes ses prudences n'empêcheront pas les surprises. Dans le pire des cas, il s'abandonnera à une vision tout à fait fantastique des choses, et n'acceptera que les informations conformes à cette vision.

Par une sorte d'entraînement la méthode de travail du capitalisme détermine celle de l'administration ; les connaissances nécessaires pour la planification d'Etat - qui n'a jamais été, depuis la Libération, que l'expression de la partie la plus " moderne " des milieux patronaux - sont rassemblés sur le même mode délirant. L'affolement de l'investissement, qui provoque le gaspillage des " mises " jetées et perdues sur le tapis vert, entraîne conjointement l'inflation monétaire et l'inflation de l'information, à la fois pléthorique et avariée.

Mais il y a plus grave encore : dans une situation de crise économique et politique, notamment lorsque des échéances électorales approchent, certains responsables font feu de tout bois ; ils n'hésitent pas à compromettre l'appareil statistique dans leurs manœuvres partisanes : c'est la guerre psychologique à coups de statistiques.

La statistique comme moyen d'intoxication

Dans le combat politique, chacun intoxique : l'opposition comme la majorité. Mais les manœuvres n'ont pas la même portée selon qu'elles sont opérées par l'une ou par l'autre. Lorsqu'il assure la responsabilité de l'exécutif, un dirigeant politique dispose de moyens d'information et d'études plus vastes que s'il était dans l'opposition ; sa parole a donc davantage de poids, d'autant plus qu'il a les moyens de faire passer ses projets dans les faits. Sa responsabilité concerne non son seul parti, mais toute la nation.

Chacun considère qu'un vol commis par un représentant de l'autorité dans l'exercice de ses fonctions est plus grave qu'un vol ordinaire ; de même, nous considérons que les manœuvres d'intoxication réalisées par ou pour le pouvoir sont plus graves que les autres, car elles engagent une responsabilité plus large. Ceci explique le choix des exemples que nous donnons.

Il y a des degrés dans la volonté d'intoxiquer. Au degré zéro, la plus innocente des statistiques peut déjà impressionner ; le chiffre intimide l'esprit critique, fait taire ceux qui se sentent mal à l'aise devant lui - et ils sont nombreux. Si l'on avait vraiment le respect de l'interlocuteur, on n'avancerait des statistiques dans la discussion et dans l'explication qu'avec une infinie délicatesse ; on comprend, même si finalement on les désapprouve, certaines révoltes devant " le chiffre ".

L'orientation de l'appareil statistique, le choix de ce qui sera observé et de ce qui ne le sera pas sont déjà moins innocents. Le mécanisme de ces choix comporte plusieurs étapes : d'abord le statisticien propose ; puis de nombreuses instances donnent leurs avis ; finalement le Budget décide. Celui qui tient les cordons de la bourse a, sous prétexte de limiter les gaspillages, la possibilité de permettre ceci et d'empêcher cela. Et il est bien possible que, parmi les raisons qui font considérer à un responsable que telle opération est nécessaire et telle autre inutile, figure un certain reflet de ses origines sociales, de son idéologie personnelle et de celle de sa caste. Quand on sait à quel point le recrutement de la haute administration est " typé (5) " socialement, on imagine dans quel sens iront les choix. Quant au statisticien, il travaille selon les crédits qu'il a finalement reçus ; en bon fonctionnaire, il fonctionne, même s'il pense confusément que l'on aurait dû faire autre chose que ce qui a été décidé.

Montons d'un degré encore. Les modèles de prévision accréditent dans le public l'idée que la science est vraiment arrivée à tout connaître et à tout prévoir, et intimident la critique : comment répondre, lorsqu'on n'est pas d'accord avec un technocrate, si l'on maîtrise les chiffres moins bien que lui, si l'on n'est pas capable comme lui d'aligner de longues séries d'équations ? L'usage des modèles a souvent comme conséquence de stériliser la discussion, de la transformer en échange de considérations techniques entre experts des méthodes économétriques : alors le débat véritable, qui porterait sur les hypothèses économiques, ne peut pas avoir lieu. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur les hypothèses qui sous-tendent les modèles : tout un aspect de l'économie, celui qui comporte la gestion des rapports de force, leur échappe car leur formalisme est fondé exclusivement sur des considérations de prix et de quantité, et non de structures organisationnelles. Impossible de modéliser la lutte des classes... Dans toutes les occasions où le modèle sort de son rôle technique, et occupe tout le terrain de la discussion, les questions de rapports de forces sont pratiquement éliminées. Il se peut que, dans certains cas, les modèles aient été mis en avant justement pour éliminer ces questions.

Outre les difficultés statistiques et techniques de la construction des modèles, les techniciens de l'administration rencontrent un autre écueil, bien plus grave : le " volontarisme " du pouvoir politique. Celui-ci se fait fort d'obtenir, par une action " volontaire ", que tel ou tel paramètre économique important - la croissance du P.I.B., la hausse des prix, la balance commerciale, le niveau du chômage, s'établissent dans le futur à un niveau déterminé. Ce niveau devient alors, dans les calculs des techniciens, une norme qu'ils doivent impérativement respecter et en fonction de laquelle ils doivent déterminer les autres variables. On pourrait comprendre que le pouvoir demandât de fixer à un niveau déterminé les paramètres sur lesquels il a la volonté réelle et les moyens d'agir ; mais, confondant technique et action psychologique, il tend à fixer de façon volontaire la plupart des paramètres politiquement importants, même ceux qui sont en pratique hors de sa portée, en les situant, de surcroît, à des niveaux grossièrement invraisemblables. Les techniciens, parfaitement conscients, font morosement tourner leurs équations. Ils savent que, lorsque le pouvoir aura été démenti par les faits - ce qui ne peut manquer d'arriver -, il les accusera d'incompétence ; ils savent que les techniciens des autres services d'études économiques se plaignent du manque de vraisemblance des budgets économiques (6).

L'estimation du taux de croissance du P.I.B. pour l'année 1975 a donné occasion à des discussions caractéristiques. Il avait été évalué à + 2,2 % au début de 1975. Le temps passant, et la crise s'accentuant, l'évaluation baissa : d'abord + 1,7 %, puis + 1,4 %. Ce dernier taux fut présenté vers le milieu de l'année au directeur de cabinet du ministère des Finances ; la conviction intime des techniciens était que le taux finalement réalisé serait négatif : mais ils avaient reçu la consigne de " tirer " leur estimation le plus possible vers le haut. Le directeur de cabinet eut une phrase digne de M. Prudhomme : " Je refuse ce taux de croissance qui est une atteinte au moral de la nation ! " Il obligea les techniciens à refaire leurs calculs de façon à atteindre un taux de + 2,1 %, ce qu'ils firent, la mort dans l'âme. La publication du taux provoqua dans la presse des commentaires ironiques et excédés. Lorsque, au début de 1976, on parla pour 1975 d'un taux de - 2,5 à - 3,5 %, l'attention du public fut attirée, et avec quelle insistance, sur une " reprise " que l'on présentait comme durable et certaine - et qui ne dura guère.

Les excès du volontarisme sont évidents lorsqu'on confronte prévisions et réalisations. Dans une étude réalisée par les techniciens de la prévision, et qui les honore (7), on peut voir que les prévisions de la croissance des prix à la consommation ont été systématiquement optimistes : l'erreur moyenne de prévision est de - 1,6 %.

Enfin nous entrons dans le domaine des astuces les plus grossières. On ne truquera pas les résultats numériques d'une enquête : à notre connaissance, cela ne s'est jamais fait dans les services statistiques officiels français (8) ; mais on les présentera sous le jour qui convient le mieux, ou on ne les présentera pas, ou bien on manipulera l'organisation d'un service administratif pour modifier les statistiques qui découlent de sa gestion.

La façon dont on diffuse une information est décisive. Les publications proprement statistiques ont un tirage assez faible (quelques milliers d'exemplaires au plus) et leur diffusion est limitée de facto à un cercle restreint d'utilisateurs directs. Si une information est reprise dans la presse, sa diffusion est multipliée : elle touchera des centaines de milliers de personnes. Si elle est reprise à la télévision, elle est reçue par des millions de téléspectateurs. Les " filtres " à la diffusion jouent donc un rôle essentiel. Formellement, et hypocritement, on peut dire qu'en France les citoyens savent tout sur la statistique, puisque l'I.N.S.E.E. publie tous les chiffres. Mais le public recevra ce que les média lui transmettent, et ils font un choix extrêmement orienté. Intellectuellement, il n'y a pas de différence sans doute entre une diffusion technique et une diffusion de masse ; politiquement, il y a une énorme différence : les dirigeants le savent bien. Lorsqu'il s'agit d'indicateurs auxquels le public est sensible, les réactions des cabinets, en cas de variation brusque, sont proches de l'affolement.

Ils évoquent souvent le " sens des responsabilités " lorsqu'ils empêchent la diffusion d'une information susceptible, selon eux, de semer la panique ou tout au moins de provoquer un effet d'annonce pervers. Il nous a très souvent semblé que leur discrétion était excessive, et qu'ils sous-estimaient le jugement du public. En diffusant une information aseptisée et complaisante, dont peu sont complètement dupes, ils se déconsidèrent à la longue ; et, qui pis est, ils créent dans le public une attitude sans issue de scepticisme et de démission devant la réflexion économique et sociale.

Considérons par exemple l'indice de la production industrielle après quelques oscillations de mauvais augure, l'indice chuta de façon vertigineuse en septembre 1974 et continua ensuite à décroître. On n'avait jamais vu un phénomène pareil depuis la Libération.

Cette courbe était publiée, bien sûr, et elle était reproduite par les journaux qui parlent d'économie ; mais les millions de téléspectateurs ne l'ont pas vue. Par contre, un an plus tard, on leur montra celle-ci :

 C'est donc au moment où la courbe remontait que la grande masse des Français put savoir qu'elle avait auparavant descendu. Au début de 1976, le président de la République déclarait : " La reprise est là, elle est certaine ", et exprimait la pitié que lui inspiraient ceux qui avaient parlé de crise. Voici à titre d'information ce qu'il est advenu de cette reprise (10) :

La statistique des demandes d'emploi en fin de mois a donné occasion à des présentations encore plus sollicitées. En 1971, alors que le chômage croissait très rapidement, nous vîmes un soir le ministre du Travail à la télévision ; derrière lui se trouvait un tableau portant une courbe dessinée ainsi :

Le ministre expliquait que le chômage décroissait. Il fallait comprendre, bien sûr, qu'il commentait le petit bout descendant de courbe situé en haut et à droite du graphique. Le lendemain, nous vérifiâmes auprès des techniciens : non, le chômage n'avait pas diminué, nous répondit-on ; mais on avait changé les coefficients de correction des variations saisonnières... tout s'expliquait. On avait téléphoné au cabinet du ministre du Travail le dernier résultat, calculé avec les nouveaux coefficients, et voici le scénario (très plausible) de ce qui s'en suivit : le correspondant place le nouveau point sur son graphique, établi avec les anciens coefficients : il constate une baisse qui n'est que le résultat d'un accident de calcul, et sans vérifier bondit chez le ministre : " Le chômage baisse ! " ; sans vérifier non plus, le ministre bondit, avec le graphique, à la télévision. Est-il utile de dire qu'il n'y eut pas de rectificatif lors de l'émission du lendemain, ni les jours suivants ?

Toujours à propos de la statistique des demandes d'emploi en fin de mois, le choix de la série brute ou de la série corrigée des variations saisonnières est lui-même... saisonnier. Durant la première moitié de l'année, la série brute a coutume de baisser : on vous parlera alors bien volontiers des chiffres bruts. Par contre, à partir de septembre, l'afflux des jeunes fait gonfler les données brutes plus vite que les données C.V.S. : ces dernières semblent alors bien plus significatives aux commentateurs.

Au début de 1978, juste avant les élections législatives, la statistique des demandes d'emploi fut victime d'un véritable attentat que nous avons déjà évoqué ailleurs : en modifiant la condition de gestion de l'A.N.P.E., on dénatura la statistique. Déjà en fin 1977, le pacte pour l'emploi des jeunes avait fait baisser le nombre des demandeurs d'emploi, sans que l'on soit bien assuré que les jeunes en stage puissent être vraiment considérés comme des personnes ayant un emploi (11).

Comment mentir avec des statistiques est le titre d'un bon petit livre américain, plein d'humour, qui contient des procédés assez habiles (12). Nous éprouvons un sentiment de honte lorsque nous voyons un dirigeant politique français s'abaisser à les utiliser. Le procédé est parfois rudimentaire : on joue sur les corrections de variations saisonnières, on ne parle que de ce qui est favorable à la thèse que l'on défend, ou même on ment carrément. Voici, à l'intention du lecteur, une astuce simple et efficace. Malgré toutes ses ondulations, il est clair que la courbe ci-dessous a tendance à descendre :

 Voulez-vous faire croire qu'elle monte ? Il vous suffit de prendre un point bas au début, et un point haut vers la fin ; puis de dire par exemple, d'un ton péremptoire, " la croissance entre janvier et décembre a été de x % " : ce sera vrai, et vous donnerez une impression fausse.

Dans la brochure : Pour comprendre l'indice des prix (1977), l'I.N.S.E.E. a donné une description claire des conventions qui règlent le calcul de l'indice. Mais l'objectif visé par l'indice n'est pas explicité. On comprend, à la lecture des conventions (et à la condition d'être bien au courant de l'organisation statistique) que l'indice sert, dans le cadre de la comptabilité nationale, à mesurer l'évolution en volume de la consommation des ménages (on part de données " en valeur " et on obtient des données " en volume " en divisant par un indice de prix) et à apprécier les variations des prix relatifs des divers produits. C'est de ces objectifs que découlent les conventions, et aussi les limites de l'instrument. Au lieu de dire cela bien clairement au début de sa brochure, l'I.N.S.E.E. parle d'" un effort sérieux en vue de la connaissance objective de la réalité ", ce qui ne veut rien dire.

En fait, la définition de la " consommation des ménages " implique en elle-même certaines restrictions car cette notion est étroitement délimitée dans la comptabilité nationale. De plus, certains prix considérés comme difficiles à observer sont exclus du champ de l'indice. Au total, ceci conduit à éliminer les impôts directs, les cotisations de sécurité sociale, les intérêts payés pour les dettes, les primes d'assurance, ainsi que les achats de valeurs mobilières et les frais de garde des enfants. Par exemple, si les cotisations sociales augmentent, l'I.N.S.E.E. dira qu'il s'agit d'une augmentation d'un " prélèvement sur les ressources ", mais non d'une augmentation de prix. Par ailleurs les conventions de calcul comportent ce qu'on appelle " l'effet qualité " : le remplacement sur le marché d'un modèle ancien par un modèle plus perfectionné et plus cher ne se traduit pas entièrement dans l'indice. Une partie de la hausse est considérée comme un " effet qualité ". Par contre, lorsque la qualité des produits baisse, il est fréquent qu'on l'ignore, et le maintien des prix n'est pas assimilé à une hausse. L'effet qualité joue alors à sens unique (13). Finalement, comme le dit l'I.N.S.E.E. lui-même, ces restrictions font que l'indice des prix n'est pas un indice du coût de la vie (14).

Ajoutons que ce n'est pas non plus vraiment un indice mensuel. En effet, pour obtenir une courbe qui reflète les " tendances " et soit donc peu sensible aux " accidents ", les techniciens utilisent divers procédés de " lissage " (moyennes mobiles, échelonnement des observations) qui ont pour effet d'étaler l'effet d'un accident sur plusieurs mois. C 'est ce qui s'est passé par exemple en janvier 1977 : la hausse des prix des légumes frais était pour l'I.N.S.E.E. de 18 % entre décembre et janvier. Répercutée directement, elle aurait conduit à une hausse de l'indice d'ensemble de 0,6 %. Mais le lissage de la série a conduit à étaler sur douze mois cette hausse ; l'indice d'ensemble de janvier obtenu après lissage n'augmentait plus que de 0,3 %.

On peut craindre en outre que certains " effets pervers " ne tendent à minorer l'indice, malgré tout le sérieux des techniciens : le ministre s'étonne et demande des informations quand l'indice augmente " trop ". L'administrateur en fait de même pour une série, le contrôleur en fait autant pour un relevé... Tout au long de la chaîne hiérarchique, les aléas " à la hausse " sont surveillés et corrigés : les aléas " à la baisse " (ou à la stagnation) le sont sans doute moins. Ceci peut conduire à la longue à un " tassement " de l'indice. Cette influence est difficile à éliminer complètement. Elle est insidieuse et justifie à elle seule que la fabrication de l'indice soit contrôlée avec soin.

Lorsqu'il y a vraiment le feu - et lorsque les techniciens sont assez naïfs pour lui en donner l'occasion -, le gouvernement n'hésite pas à intervenir directement pour tripoter l'indice. C'est ce qui s'est passé lors de " l'affaire du compteur bleu " pour l'indice de janvier 1976. L'I.N.S.E.E. avait commis l'erreur de laisser dans l'indice une série parfaitement " plate " - et donc peu représentative -, le prix du branchement du compteur bleu. Lorsque l'E.D.F. décida de modifier ce tarif, cette décision fit à elle seule monter l'indice de 0,5 % : l'indice de janvier 1976 aurait donc augmenté au total de 1,5 %, ce qui est énorme. Le ministre fut prévenu et l'I.N.S.E.E. fit alors une deuxième erreur : il indiqua au ministre d'où provenait la hausse. Celui-ci eut tôt fait de faire revenir l'E.D.F. sur sa décision, comptant ainsi ramener la hausse de l'indice à 1 % ; les statisticiens limitèrent (faiblement) les dégâts en ôtant la série incriminée du calcul de l'indice, ce qui ramena la hausse à 1, 1 %. Le directeur de l'I.N.S.E.E. publia une note interne, largement diffusée, dans laquelle il dénonçait en termes à peine voilés la manipulation du ministre. C'était certes faire preuve d'un certain courage, mais le mal était fait...

Que penser de l'utilisation d'un tel indice pour déterminer l'évolution des salaires ? Nous faisons nôtre la position prise en octobre 1972 par M. Ripert, directeur général de l'I.N.S.E.E., devant le Conseil économique et social : " Il ne serait pas convenable, ni intellectuellement, ni moralement, que le partage des revenus en France soit étroitement commandé, dirigé, régenté par les résultats des calculs des statisticiens. " Cet indice ne peut pas servir de norme de référence à des hausses de salaires : aucun indice ne pourrait fournir une telle norme ; par contre, il peut figurer dans la panoplie des informations diverses utilisées lors des négociations salariales, à côté d'autres statistiques portant sur la productivité, la dispersion des revenus, les projets d'investissements, les profits, etc.

Mais comment faire de l'indice des prix un instrument utilisable dans le cadre d'une négociation ? D'abord en admettant, puisqu'il est conventionnel comme tout instrument statistique, que les conventions qui le fondent soient elles-mêmes négociées (avec l'assistance des statisticiens, qui veilleraient à ce que les choix se fassent à l'intérieur de l'ensemble des solutions techniquement correctes) ; puis que l'application de ces conventions soit contrôlée par une commission de surveillance, qui permettrait aux techniciens d'être libres dans leur travail et de résister à toutes les pressions d'où qu'elles viennent.

L'utilisation de l'information dans les entreprises (15).

Pour une part essentielle, la mise en relation de l'information et de l'action se fait dans les entreprises. Nous allons retrouver, en examinant cette relation, des faits analogues à ceux que nous avons déjà rencontrés.

Mais il faut introduire une distinction. Sous le vocable d'" entreprise ", on réunit deux êtres différents à tous les égards. La P.M.E. est dirigée par un individu (éventuellement assisté par une petite équipe de collaborateurs) qui accomplit un travail d'homme-orchestre, étant à la fois celui qui dirige au jour le jour, celui qui décide de la stratégie d'investissement et de production, etc. On estime généralement que cette forme d'organisation, simple mais très exigeante pour le " patron ", n'est tenable dans l'industrie que jusqu'à un effectif de 500 salariés environ (le seuil serait beaucoup plus bas dans le commerce ou les services). Au-delà, l'entreprise doit adopter plus ou moins complètement des formes d'organisation qui caractérisent la grande entreprise.

Dans la grande entreprise, les tâches d'administration et de conception sont partagées entre des services spécialisés, le rôle de la direction étant de veiller à l'organisation et aux conditions de fonctionnement de ces services, de les coordonner, et de définir une orientation stratégique qui à la fois assure la synthèse des travaux des services et leur confère un sens en les plaçant dans une perspective d'évolution. A la limite, on retrouve au sommet des grandes entreprises un style d'homme et de comportement analogue à celui que l'on trouve au sommet des administrations - ce talent diplomatique nécessaire pour passer des compromis féconds, cette autorité " naturelle " que confèrent la maîtrise d'un certain langage et les relations acquises dans un certain milieu.

Ce clivage du monde des entreprises se retrouve aussi sur le plan de l'information économique. Il y a loin entre le patron surmené d'une P.M.E., qui lit éventuellement (et toujours en diagonale) quelques publications techniques et économiques, qui suit sa comptabilité d'assez loin (elle est tenue par un expert comptable extérieur à l'entreprise), qui n'a qu'une idée assez approximative de ses prix de revient, dont l'horizon dans le temps se limite à quelques semaines ou quelques mois (la portée de son carnet de commandes), et l'équipe de direction d'une grande entreprise ou d'un grand groupe, bénéficiaire de contacts assidus avec le sommet de l'appareil administratif et des autres grandes entreprises, assistée par un appareil comptable et un appareil de gestion perfectionnés, dotée d'un service d'études économiques qui sache trier, dans la masse publiée, ce qui est vraiment significatif pour l'entreprise, et en tirer les éléments nécessaires pour la réflexion stratégique.

La P.M.E.

On rencontre encore assez souvent de ces patrons de P.M.E. pour qui la comptabilité reste mystérieuse, et qui n'ont qu'une idée très imprécise de la relation entre leurs prix de vente et leurs prix de revient. Ainsi, un industriel de la chaussure, à qui nous demandions ce qu'il pensait du risque de faillite, nous répondit : " Les entreprises sont comme des poires dans un poirier ; de temps en temps à autre une main s'approche et cueille quelques poires. Chacun attend son tour sans savoir quand il arrivera ". Mais, à l'opposé de ce fatalisme, nous connaissons aussi une petite entreprise de matériaux de construction qui a construit tout un système de comptabilité de gestion, comportant notamment des nomenclatures de clients et de produits très étudiées en vue de la politique commerciale. Entre ces deux extrêmes, nous placerons une entreprise d'électronique gérée intuitivement, qui procède par acte de foi en pariant sur des produits nouveaux, et qui compense tant bien que mal des pertes non prévues par des bénéfices imprévisibles. Citons aussi cette entreprise des industries alimentaires qui, à l'occasion d'une étude de gestion, découvrit que son " produit pilote ", dont elle était très fière et dont elle cherchait à étendre la diffusion, était vendu à perte depuis plusieurs années... La P.M.E. est très diverse, parfois remarquable par une gestion à la fois simple et efficace, souvent irritante par un certain manque de réflexion.

L'horizon économique de la P.M.E. est généralement court, et n'excède pas les quelques semaines ou quelques mois couverts par les commandes enregistrées. Dans les cas - fréquents - où la P.M.E. travaille en sous-traitance pour un très gros client, elle est en fait un " fournisseur captif " de son donneur d'ordre et ne dispose que d'une autonomie de décision réduite. Si, par contre, elle dispose d'une possibilité réelle d'accès et d'intervention sur un marché, elle utilisera pour déterminer sa politique toute une gamme d'informations - depuis l'information orale que l'on recueille lors des réunions ou contacts à la chambre de commerce, à l'union patronale locale, dans l'organisation professionnelle, jusqu'aux informations télévisées en passant par la lecture rapide de quelques journaux et revues économiques ou techniques. Les conditions de la production de cette information lui donnent un caractère de masse, en raison des nombreux " bouclages " et redondances qu'elle contient. Elle est susceptible de déclencher des phénomènes de psychologie collective de grande ampleur, notamment en ce qui concerne l'investissement, très sensible à des effets de mode.

Les P.M.E. ont du mal à dominer la masse des informations qu'elles reçoivent, à en faire un tri pour conserver le meilleur. Certaines structures collectives et très souples de discussion et d'information, organisées par des chambres de commerce, des organismes patronaux ou des cabinets de gestion, visent à surmonter cette difficulté ; elles revêtent les formes les plus diverses : réunion périodique, envoi de fiches personnalisées, etc. Il semble d'ailleurs que l'on retrouve toujours les mêmes entreprises dans toutes ces opérations (ce sont les mêmes qui fréquentent les sessions de formation, séminaires de discussion, etc.), d'autres entreprises restant par contre obstinément fermées à l'information extérieure. Il est difficile de savoir, dans certains cas, si l'" ouverture " est signe d'un effort réel pour améliorer la gestion, ou bien au contraire une forme studieuse de la fuite devant les soucis de l'entreprise et de la recherche de contacts sociaux agréables.

La grande entreprise

NB : ce paragraphe du "Métier de statisticien" peut être utilement complété en consultant l'étude sur le système de pilotage de l'entreprise. rédigée en 1996.

L'information interne de la grande entreprise repose essentiellement sur le système comptable sous ses diverses formes ; elle sert à la fois à fournir aux partenaires extérieurs les informations qu'ils réclament (fisc, actionnaires, banquiers, administrations diverses, statisticiens ... ), à établir certaines décisions (calculs des prix de revient), enfin à assurer le contrôle de gestion (mesure des performances, ratios de rentabilité, etc.). Le plus souvent, l'information circule du bas vers le haut de la pyramide hiérarchique, et prend la forme de comptes rendus adressés à une autorité et présentés sous la forme réclamée par cette autorité. Les échanges horizontaux d'information entre unités de niveaux comparables ne sont généralement par organisés, de sorte qu'une unité ne peut se situer qu'en utilisant une information qui redescend d'" en haut " et qui est fortement modelée par les normes et jugements de valeur de la hiérarchie. Un tel système risque de ne pas répondre aux nécessités techniques : ainsi, dans une mine de charbon, la " variable " pertinente pour l'ingénieur de fosse est le tonnage extrait ; pour le directeur de l'exploitation, ce sera le tonnage commercialisable (après exclusion des déchets, etc.) ; pour le directeur de l'entreprise, ce sera la valeur de la production, somme des tonnages pondérés par les prix unitaires de chaque qualité de charbon ; pour le planificateur, ce sera la quantité d'énergie produite, somme des tonnages pondérés par des coefficients énergétiques. A chaque niveau de la chaîne des décisions, la variable pertinente diffère du simple cumul des observations effectuées aux niveaux inférieurs. Il en découle deux conséquences. D'abord, la conception la plus simple des systèmes d'information hiérarchique, d'après laquelle l'information est obtenue, pour chaque niveau, par sommation des variables observées aux niveaux inférieurs, peut conduire - et conduit en général - à des déboires : l'information nécessaire à un niveau donné ne peut être définie que par une réflexion spécifique, et s'obtiendra à partir des informations des niveaux inférieurs à l'aide d'une transformation qui en change profondément la nature. Ensuite, une conception excessivement normative de l'information, fréquemment jointe à une attitude autoritaire de la direction, peut conduire à n'accepter comme pertinente à chaque niveau que l'information qui convient au niveau le plus élevé : la gestion des niveaux subordonnés est faite alors sur des indications partiellement ou totalement inadaptées aux questions qu'elle rencontre réellement.

En définitive, que demandent les responsables d'une entreprise à l'information interne ? Qu'elle leur procure une connaissance simplifiée, mais correctement adaptée aux décisions qu'ils ont à prendre, de certains aspects importants de l'activité de l'entreprise, aspects qu'ils connaissent mal car la division des tâches les éloigne de leur expérience pratique. On comprend bien qu'un artisan, à la fois P.D.G., vendeur, producteur, etc., et faisant lui-même l'expérience directe et la synthèse de tous les aspects de la marche de son entreprise, assure spontanément la coordination de ses diverses activités sans avoir besoin de se faire à lui-même des rapports écrits ni de se réunir avec lui-même, alors que la structure plus complexe de la grande entreprise nécessitera, pour surmonter les barrières mentales associées dans les têtes aux barrières concrètes de la division du travail, des flux d'information qui suppléent aux lacunes de l'expérience directe.

Mais cette organisation de l'information, qui vient redoubler et traverser l'organigramme, a souvent pris un caractère pathologique, à tel point que l'on peut parler d'une " maladie de l'information " dans certaines entreprises. Cela provient, pour une part, d'erreurs de jeunesse, dues à l'inexpérience dans l'usage de l'informatique, et qui seront sans doute aisément corrigées. Pour une part aussi, cela provient de certaines conceptions philosophiques bien enracinées dans notre société sur le caractère univoque de la vérité, sur la neutralité de la connaissance, etc. Ces conceptions empêchent que soient résolus ou même formulés les problèmes liés à la production de l'information : si la vérité est une, il ne peut y avoir qu'une seule " vraie " mesure d'un fait : la nécessité de plusieurs approches distinctes d'un fait, adaptées aux besoins des divers intervenants concernés par ce fait, sera niée. Et, comme de juste, la " vérité " qui s'imposera sera le plus souvent celle qui convient au sommet de la hiérarchie, qui peut très bien ne pas convenir aux niveaux subalternes. Il y a là une difficulté bien plus sérieuse que la précédente. Enfin - et c'est sans doute le plus grand obstacle -, on tolère mal que l'information puisse remettre en question le découpage des responsabilités et des pouvoirs.

Pour prendre un exemple extrême, il paraît inimaginable à la plupart des dirigeants d'entreprise que les ouvriers puissent avoir les moyens réels de connaître et discuter les orientations stratégiques, et de contrôler la qualité de la gestion.

Une des manifestations de cette maladie de l'information, c'est d'abord son inflation : en réponse aux demandes d'une direction inquiète à l'excès, des tonnes de listings sont produites pour les " tableaux de bord ", " comptes rendus ", " esquisses prévisionnelles ", " budgets détaillés ", etc. Outre cet engorgement quantitatif, la structure même de l'information produite est souvent l'origine d'" effets pervers ". En effet, " chaque collaborateur d'une entreprise règle son comportement en fonction des informations qu'il reçoit et des informations qu'il produit, en particulier celles qui sont de nature à attirer sur lui des jugements favorables ou défavorables (16) " ; la pratique de la gestion montre qu'une conduite des individus ou des services parfaitement rationnelle et explicable en regard de la règle énoncée ci-dessus peut conduire, si l'information a été définie maladroitement, à des résultats très surprenants sur le plan économique.

Pour étayer ce qui précède, citons des exemples paradoxaux fournis par C. Riveline :

" Certains sièges miniers ont été fermés pour résultats déficitaires en abandonnant une partie des plus belles ressources au fond, alors que de mauvaises ressources ont été exploitées jusqu'à la dernière tonne. [ ... ] Le tonnage horaire que l'on peut produire dans les bonnes parties d'un gisement est très sûr alors qu'il est aléatoire dans les mauvaises. Comme le chef de siège souhaitait assurer une production régulière, il n'exploitait les ressources faciles que pour compléter les aléas des mauvaises, qui se sont trouvées ainsi épuisées les premières, au prix d'une détérioration des résultats financiers.

" Pourquoi le chef de siège était-il attaché à la régularité de la production au point de la payer si cher ? Cela tenait sans doute à ce qu'il surveillait attentivement le prix de revient de la tonne extraite. Or, les dépenses d'un siège minier sont à peu près constantes, de sorte que les variations de tonnage quotidien se répercutent fidèlement sur le prix de revient de la tonne. Il était donc logique, pour celui qui pensait être jugé de façon fréquente sur ce paramètre, de réduire au minimum ses oscillations [ ... ].

" Un autre exemple de comportement logique et inadapté s'est rencontré dans l'industrie mécanique. On a constaté que pour une fabrication de pièces en métal moulé, la tenue des délais de livraison était mauvaise L'essentiel de l'irrégularité provenait des opérations de finition Les ouvriers recevaient tous une prime de rendement calculée sur le tonnage de métal traité, de sorte que ceux qui étaient chargés de la finition, placés devant plusieurs lots de pièces, commençaient par les plus lourdes, quelle que fût leur priorité commerciale. "

De tels exemples peuvent être multipliés. Dans une grande entreprise automobile, les personnes responsables des achats sont jugées sur l'écart entre l'évolution du prix moyen des achats et une norme fixée au budget. Elles répartissent les achats entre divers fournisseurs, dont les prix sont très différents, selon un dosage qui leur permet de retomber en fin d'année sur cette norme quelles que soient les variations de prix intervenues chez les fournisseurs : ainsi l'on est loin d'acheter au fournisseur le moins cher. On trouvera de nombreux exemples dans des publications du centre de gestion de l'Ecole des mines (17).

Toute organisation rationnelle de la production et de la circulation de l'information interne bute sur des obstacles, car (sauf dans des cas très simples, que l'on trouvera peut-être dans des manuels de gestion mais presque jamais dans la pratique) une unité de production de biens industriels est un tout organique complet et concret, dans lequel se réalise la synthèse dialectique de plusieurs déterminations abstraites (économique, technique, sociologique, physiologique, etc.) de sorte que son approche rationnelle est extrêmement difficile.

Alors de deux choses l'une : ou bien l'organisateur se simplifie la tâche en décidant de ne voir dans cet organisme que le jeu d'une seule détermination (par exemple économique) : il pourra alors construire une structure de décision et d'information correcte dans le cadre de la rationalité économique, mais qui sera mise en échec dans la pratique par le jeu des autres déterminations. Ou bien l'organisateur prend en compte autant qu'il le peut les diverses déterminations à l'œuvre, en reconstruisant chacune d'elles à l'aide de l'un de ces " modèle irréalistes " dont parle D. Fixari (18), et en poussant cette démarche rationnelle le plus loin possible ; mais, en général, il ne pourra pas reconstruire de façon entièrement rationnelle l'objet concret avec toutes ses déterminations et leurs dialectiques ; à partir d'un certain stade, il devra quitter la démarche rationnelle avec ses définitions claires et peu nombreuses, ses relations explicites, sa commodité pour la communication. Il devra utiliser une démarche de type intuitif, seule possible pour opérer la synthèse d'éléments qui ne se laissent ni découper et regrouper simplement, ni même dénombrer. On arrive alors à une de ces structures où l'information se relie organiquement à la production, et qui sont si choquantes aux yeux de ceux qui ne parviennent à penser que dans un cadre formellement rationnel (19). (Il est évidemment difficile de discerner à première vue ce qui est empirisme intelligent et ce qui est désordre ou négligence (20).)

Dans la pratique, la situation la plus fréquente semble celle-ci un système de contrôle de gestion " rationnel ", mais compliqué et onéreux, fonctionne avec l'appui de la direction qui l'utilise et pour être informée et pour renforcer son pouvoir ; les agents de l'entreprise réagissent à ce système, à la fois en s'adaptant aux normes de jugement dont il est porteur (critères de rentabilité, de performance, etc.), et en bricolant avec des moyens de fortune l'information dont ils ont besoin. Les agents de l'entreprise se comportent donc, devant les systèmes d'information, comme ces paysans transplantés en ville dans de grandes cités et qui utilisent d'une façon très surprenante les structures de l'urbanisme et de l'architecture modernes pour recomposer un style de vie plus compatible avec leur culture propre. Le résultat, même sympathique, est rarement harmonieux car l'architecture ne permet qu'un jeu limité d'initiatives : la rationalité qui l'a inspirée montre toute son étroitesse, au point de donner un sentiment d'oppression. Il en est souvent de même des systèmes de gestion et d'information interne des entreprises.

L'information externe : les dirigeants des grandes entreprises françaises sont bien convaincus de l'importance de l'information interne, au point d'ailleurs de pousser à certains excès. Par contre, leur relation avec l'information externe est moins bonne ; plus exactement, la relation entre les dirigeants d'entreprise et les économistes d'entreprise, qui sont les intermédiaires permettant aux dirigeants d'accéder à l'information externe, pose un problème. Pour le faire mieux percevoir, nous allons décrire la situation aux Etats-Unis et en Allemagne fédérale.

Aux Etats-Unis, la fonction économique est bien intégrée dans l'entreprise ; 65 à 70 % des sociétés américaines qui font plus de 20 millions de dollars de chiffre d'affaires ont une démarche de planification stratégique. Toute société d'une certaine importance emploie au moins un économiste, et une grande société en emploie toute une équipe. Ces économistes sont intégrés à l'état-major de l'entreprise et participent effectivement à la préparation des décisions qu'ils éclairent par des travaux prévisionnels (de même, au niveau national, les économistes américains participent à des instances de réflexion ou de consultation qui orientent les décisions politiques). Ces équipes d'économistes d'entreprise sont en relation avec des bureaux d'études extérieurs : il en découle que le marché des études économiques prévisionnelles est beaucoup plus développé qu'en France. Ils constituent aussi un public nombreux et exigeant pour les revues économiques : celles-ci, assurées d'un marché important, disposent de moyens qui leur permettent de réaliser des études approfondies et d'atteindre un haut niveau de qualité (Financial Times, Fortune, Newsweek). On peut, certes, s'interroger avec Galbraith sur le rôle de la " techno-structure " à laquelle appartiennent ces économistes, sur la façon dont, en appliquant à la lettre l'enseignement qu'ils ont reçu, ils en viennent à donner vie à des concepts et à des comportements artificiels inventés par des universitaires, sur le " consensus " intellectuel et sur le conformisme que suppose cette organisation. Mais ces questions ne peuvent être posées que si l'on a d'abord apprécié ce qu'apportent l'expérience et la compétence de ces économistes d'entreprise.

En Allemagne fédérale, la situation est très différente. Les entreprises sont convaincues de l'importance de l'information statistique rétrospective à un niveau très fin. Elles observent les parts de marché, les prix unitaires, etc., dans un grand détail, notamment avec l'aide de leurs organisations professionnelles qui sont d'un niveau moyen supérieur à celui des organisations françaises. Par contre, en ce qui concerne les prévisions, les travaux sont pratiquement inexistants si on les compare à ce qui se fait aux Etats-Unis : à court terme, les entreprises se fondent sur une appréciation assez vague des tendances, du climat des affaires, etc. : au-delà d'un délai d'un an, il n'y a plus de prévisions. Il s'agit là d'un choix tout à fait délibéré et volontaire, et non d'une incapacité : la philosophie de la " Marktwirtschaft " implique une grande méfiance envers les prévisions qui, même de bonne qualité, risquent de fausser le marché en induisant une réaction psychologique collective. Selon cette optique, il faut absolument éviter l'" Investitionslenkung ", l'orientation de l'investissement. On cite, comme exemple d'effet pervers dû à la prévision, les conséquences de la publication d'une étude du syndicat professionnel de la machine-outil (V.D.M.A.) sur les besoins des entreprises en biens d'équipements : influencées par cette étude, toutes les entreprises de la machine-outil ont investi plus qu'il n'aurait fallu, et il en est résulté une surcapacité de production.

Il semble que l'expérience des économiste d'entreprise américains leur permette d'éviter ce genre de bévue, et donc d'utiliser à bon escient des études prévisionnelles. Qu'ils soient Français ou Allemands, les économistes d'entreprise jouent un rôle comparable ; mais les économistes allemands disposent d'une information rétrospective de meilleure qualité.

De quelle information disposent les économistes d'entreprise française ? En ce qui concerne la description rétrospective globale, la documentation macroéconomique existante est considérée comme très abondante : ce qui manque, ce n'est pas tant l'information elle-même que les moyens de la traiter. Par contre, en ce qui concerne les données détaillées, le système des enquêtes de branche est critiqué. Les travaux de prévision réalisés par l'administration sont eux aussi critiqués pour deux raisons : d'abord ils sont volontaristes et normatifs en ce qui concerne des variables essentielles, et donc peu vraisemblables ; ensuite ils sont trop macroéconomiques et les efforts pour leur relier des données détaillées sont jugés insuffisants - même s'il est reconnu que la production de prévisions détaillées ne peut pas être considérée comme une tâche de l'administration (21). .

L'évolution de la relation des grandes entreprises avec l'information économique externe passera, semble-t-il, par le changement de la position des économistes au sein des entreprises. Ils sont actuellement, sauf exception, hors de la sphère stratégique et confinés dans un rôle d'experts dont les travaux servent pour une bonne part d'alibi technique à des décisions prises sans eux. Si les économistes étaient davantage associés aux décisions, ils pourraient d'une part affiner leur propre démarche par une meilleure prise en compte des aspects non économiques de la stratégie, et d'autre part introduire à l'intérieur de la stratégie elle-même une meilleure prise en compte des questions proprement économiques. Tout ceci induirait et demanderait à la fois des changements profonds, et dans la démarche des économistes et dans le mode de direction des entreprises. Cette évolution ne peut se faire que très lentement (22).

La crise économique actuelle a eu des effets contradictoires sur la relation entre les entreprises et l'information. D'une part, en augmentant les difficultés rencontrées à court terme par certaines grandes entreprises (et inversement en procurant à d'autres de nombreuses " opportunités " également à court terme), elle a tendance à renforcer l'aspect tactique, manœuvrier et politique de la direction, au détriment de l'aspect économique. D'autre part, les inquiétudes profondes qu'elle fait naître sur l'avenir de notre économie et même de notre société à moyen ou long terme sont susceptibles de relancer une réflexion économique approfondie.

Au total, et qu'il s'agisse des grandes entreprises ou des petites entreprises, le contact entre la direction de l'entreprise et l'information économique externe semble ne pouvoir se faire et se développer qu'à l'aide de médiations diverses ; ici les organismes comme les organisations patronales ou les chambres de commerce, là une structure interne à l'entreprise mais spécifique comme le service d'études économiques, et enfin, pour tous, la presse économique. La nécessité de telles médiations peut s'expliquer par des considérations à la fois techniques et logiques : la direction d'une entreprise et l'exercice d'une compétence économique sont deux activités qui comportent chacune son rythme propre, et qui réclament des dispositions psychologiques différentes ; si leur collaboration semble indispensable, elle ne peut guère être réalisée totalement au sein du même individu.

  1. Et aussi chez ce militaire d'un type assez particulier que fut T.E. Lawrence : le chapitre XXXIII des Sept piliers de la sagesse est un modèle de réflexion stratégique. L'existence d'un livre comme L'action, de Maurice Blondel, peut certes sembler contredire notre propos : mais ce livre fait figure d'exception parmi les textes philosophiques.

  2. Clausewitz cite en fait ici Napoléon, qu'il considérait (sans pour autant éprouver envers lui la moindre sympathie) comme l'archétype du stratège.

  3. Signalons qu'il s'agissait d'un pays très hautement développé.

  4. Cf. les déclarations de Jacques Ferry, in A. Harris, A. de Sedouy, Les Patrons, Paris, Seuil, 1977

  5. Cf. E. N. Suleiman, Les hauts fonctionnaires et la politique, Seuil, 1976.

  6. La moitié environ des fonctionnaires de la direction de la Prévision ont signé en 1977 une lettre envoyée au Premier ministre par les sections syndicales C.G.T. et C.F.D.T. ; cette lettre contient le passage suivant : " Taux d'inflation, chômage, déficit des finances publiques et commerce extérieur nous sont imposés par les instances gouvernementales, quitte à ce que l'on se retourne contre les experts qui se sont trompés " (Le Monde, 13 octobre 1977).

  7. J. Boulle, J. Bouysset, H. Perker, Les budgets économiques et leur réalisation, S.E.F. collection orange n° 18 1975.

  8. On peut regretter que les organisations syndicales aient lancé, pour critiquer l'indice des prix de l'I.N.S.E.E., le slogan " Indice I.N.S.E.E., indice truqué ". L'image du statisticien " truquant ses chiffres ", que ce slogan évoque, ne correspond à aucune réalité. Par contre, il y a beaucoup à dire sur les utilisations de l'indice : nous y revenons plus loin.

  9. Ce graphique, ainsi que la plupart des suivants, provient de Tendances de la conjoncture, I.N.S.E.E.

  10. Cette " reprise " de début 1976 a fait dire bien des choses étranges. A la réunion de la commission des comptes de la nation du début 1976, l'un des participants demanda au ministre des Finances s'il jugeait réaliste le taux de croissance de 6 % par an prévu par le VIIe Plan. Le ministre répondit : " Je n'ai aucune inquiétude pour les cinq années qui viennent, car la croissance du premier trimestre 1976 est vive. " Qui lui avait donc appris comment extrapoler sur cinq ans une information portant sur trois mois ? L'explication la plus charitable est sans doute que le ministre avait l'intention de se moquer de son interlocuteur.

  11. Voir la brochure Chômage : de la manipulation des chiffres au bluff sur l'emploi, rédigée par les sections C.G.T. et C.F.D.T. des Affaires sociales, de l'A.N.P.E., du ministère du Travail, du Plan, de l'I.N.S.E.E. et de la Centrale du ministère des Finances (1978). Voir aussi le n° 25 (20 février 1978) des Informations Rapides de l'I.N.S.E.E., série E.

  12. Le graphique que nous venons de citer est un exemple des pièges que l'on peut tendre : réalisé en " ordonnées logarithmiques ", il a l'avantage de représenter directement des taux de croissance, mais l'inconvénient de minimiser l'ampleur de la croissance pour le lecteur non averti. Il faut être attentif à l'échelle située à droite du graphique...

  13. En effet, si la qualité d'un produit augmente, on peut compter sur le fabricant pour le faire savoir ; par contre, il ne donnera aucune publicité aux baisses de qualité qui, si elles ne changent pas l'aspect extérieur du produit, risquent de passer inaperçues.

  14. Cf. la brochure citée plus haut, p. 19 et 21. L'indice C.G.T. non plus, d'ailleurs : la notion d'indice du " coût de la vie " est purement théorique et ne se prête pas au calcul.

  15. Certaines des informations utilisées dans ce paragraphe nous ont été communiquées par des dirigeants et économistes d'entreprises. Nous avons pu aussi utiliser une étude (non publiée) réalisée par M. Roux-Vaillard. Enfin, le colloque A.F.E.D.E.-E.N.S.A.E. de 1978 nous a permis de contrôler et compléter notre information.

  16. C. Riveline, L'évaluation des coûts, Annales des Mines, juin 1973.

  17. On consultera notamment avec profit les publications suivantes : Le marin et le financier, Groupe de réflexion sur l'économie maritime, septembre 1975 ; Etude sur l'organisation de la force de vente des produits Nestlé, Centre de Gestion scientifique de l'Ecole des mines, septembre 1972 ; B.I.D.U.L.E., 01 -Informatique, décembre 1976-janvier 1977 ; Un cas clinique de gestion scientifique : l'expédition des voitures Peugeot, C. G. S., décembre 1974 ; L'emploi des prix de revient dans la gestion de chèques postaux, C.G.S. juin 1976 ; L'emploi des prix de revient dans la gestion : l'exemple d'une flotte de navires réfrigérés, C. G. S., janvier 1975. Par ailleurs, on trouvera dans J. Pouget, " Sur l'histoire d'un groupe de chercheurs opérant l'application des mathématiques dans une grande entreprise ", in Incidence des rapports sociaux sur le développement scientifique, Cordes 1976, le récit d'une application des mathématiques à la gestion de l'E.D.F.

  18. D. Fixari, Les modèles irréalistes, (Annales des Mines, avril 1977).

  19. L'illustre Galuchat était justement célèbre pour ses travaux sur les chaînes de montage. L'usine organisée suivant ses principes avait été fréquemment imitée, et était encore visitée par maintes délégations françaises et étrangères. La vente des systèmes de tapis roulants dits " chaînes Galuchat " avait rapporté gros à l'entreprise. Cependant, ses idées sur la gestion étaient singulières. Par exemple, il avait des paramètres de contrôle personnels, faisait faire de temps en temps quelques mesures, griffonnait parfois des règles de trois sur de petits bouts de papier "(B.LD.U.L.E., 01-Informatique, décembre 76-janvier 77).

  20. " Une grande difficulté de la recherche sur la gestion des entreprises consiste à ne pas se laisser aveugler par des symptômes apparemment pathologiques, qui peuvent en fait avoir pour raison d'être une ingénieuse adaptation à l'environnement. Telle entreprise moyenne ou petite paraît ignorer l'usage de la comptabilité, même officieuse, toute l'information utile étant traitée de tête, semble-t-il, par le patron. Mais, à la réflexion, il est peut-être douteux que les avantages procurés par une meilleure connaissance des chiffres paieraient les deux employés nécessaire à leur collecte et à leur élaboration. En outre, le secret des affaires, qui peut avoir des avantages, serait moins bien gardé. Tel service de réparations d'une grande entreprise n'intervient dans les ateliers qu'au prix d'une laborieuse procédure administrative qui paraît disproportionnée avec l'importance de ses interventions. On découvre qu'en fait la lourdeur de cette procédure présente l'avantage d'encourager les responsables de l'entretien de chaque atelier à prévoir des défaillances et à y remédier par leurs propres moyens " (C. Riveline, op. cit.)

  21. Des travaux de " projections glissantes détaillées ", réalisés par le B.I.P.E. et l'I.N.S.E.E. visent à répondre à cette demande.

  22. Il s'agit là d'un problème que les économistes d'entreprises ressentent eux-mêmes très vivement : M. Develle, F.H. Scott, P. Gordon Potts, " L'économiste d'entreprise et Business Week ", Cahiers de l'A.F.E.D.E., n° 7, juin 1978.