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Le métier de statisticien

CHAPITRE XIII

Conclusion

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Nous avons montré que la situation de la statistique était évolutive et complexe. Il est inévitable qu'il en résulte actuellement des problèmes dont certains sont irritants. L'existence même de ces problèmes, les défis qu'ils posent aux statisticiens, sont des gages de l'évolution future.

D'abord, la statistique a des pudeurs qui, lorsqu'on y regarde de près, ont toutes des raisons de caste ou de classe : les privilégiés s'emploient, toujours, à masquer leurs privilèges. C'est ainsi que l'on connaît très mal les revenus non salariaux et les patrimoines, sur lesquels on ne dispose que de sources fiscales polluées par la fraude. Il est techniquement possible, bien que difficile, d'organiser une observation plus rigoureuse : les moyens de réaliser ces travaux n'ont pas été mis en place en raison de blocages culturels et politiques. De même, on ignore comment sont réparties les primes des fonctionnaires. Les aides de l'Etat aux entreprises sont moins bien connues que les crédits accordés par les banques. Le fonctionnement des groupes d'entreprise, et notamment les échanges entre la partie nationale et la partie étrangère des multinationales, sont mal connus. De façon générale, la face interne de l'entreprise (organisation du travail, formation professionnelle " sur le tas " et qualifications de fait, carrières individuelles, structures de décision) est mal observée par l'appareil statistique ; tout se passe comme si le lieu de travail, sur lequel chacun passe l'essentiel de son temps, était considéré comme l'affaire de l'entreprise, non celle du citoyen. Les statistiques industrielles sont, pour la plupart, établies par des organismes patronaux, l'administration se limitant à un rôle d'organisation et de coordination technique.

Ces " pudeurs " ont résisté aux efforts de ceux qui voulaient les surmonter. Elles sont maintenues par de robustes rapports de force institutionnels : la mise en perspective historique de la statistique permet d'éclairer ces rapports de force, et de rendre plus efficace la lutte sur ce terrain. Il ne faut pas ici être angélique : la clarté ne s'obtient qu'au terme d'un combat difficile.

Certaines statistiques ont une résonance politique : indice des prix, niveau du chômage, solde de la balance commerciale, pouvoir d'achat des agriculteurs, etc. Tout pouvoir politique, même s'il a une position de principe favorable à long terme au développement de l'information statistique, a tendance à demander qu'à court terme on lui épargne les embarras, les discussions provoquées par la publication de chiffres gênants. Les interventions peuvent prendre diverses formes : retouches apportées à un commentaire (le mot " crise " a longtemps été mal vu), retard de quelques jours apporté à une publication (ou accélération de la publication si elle est favorable), écho très sélectif donné aux divers nombres publiés par les media contrôlés par les pouvoirs publics. Les truquages portent sur le commentaire, la présentation, l'explication ; nous n'avons pas connaissance d'une occasion où un statisticien aurait " truqué ses chiffres " ; mais il est arrivé qu'un ministre agisse directement pour obtenir, par voie administrative, qu'un indicateur aille dans le " bon sens " : ainsi la gestion de l'A.N.P.E. fut opportunément modifiée avant les élections de 1978 ; ainsi le ministre des Finances est intervenu en 1976 auprès d'E.D.F. pour limiter la hausse de l'indice des prix. Ainsi les statistiques de chômage sont devenues très difficiles à interpréter en 1982. Les efforts que l'on fait pour déformer la statistique sont l'un de ces hommages que le vice rend parfois à la vertu : se donnerait-on autant de peine si elle n'apportait rien ? Le fameux indice des prix de l'I.N.S.E.E., dont on a dit tant de mal, a au moins le mérite de montrer l'ordre de grandeur de l'augmentation ; s'il n'avait pas existé, il se serait bien trouvé un ministre pour dire que les prix baissaient en tirant argument de quelque résultat saisonnier ou accidentel. Sans doute est-il dans la nature des choses que des conflits apparaissent ainsi de temps à autre entre la politique et la statistique : là aussi, le statisticien se tirera d'autant mieux d'affaire qu'il aura davantage aiguisé son sens historique.

Un résultat statistique ne peut, en toute rigueur, être utilisé et cité qu'avec des précautions, afin d'éviter toute erreur sur sa signification. En outre, les gens allergiques aux chiffres sont si nombreux que l'on ne devrait avancer des nombres qu'avec beaucoup de délicatesse, et seulement lorsqu'ils sont indispensables comme illustration ou étape du raisonnement. L'usage indiscret et pédant de la statistique, l'avalanche de nombres dont on stupéfie (à tous les sens du

mot) l'auditoire ou le contradicteur, c'est au fond une malhonnêteté, même lorsque les chiffres cités sont exacts : car on utilise alors la statistique non pour éclairer, mais pour en imposer. On devrait prendre l'habitude de couvrir le cuistre, qui assomme tout le monde avec des nombres, d'un tel flot de quolibets et de questions insidieuses qu'il réfléchirait deux fois avant de recommencer : au lieu de cela, on lui accorde des succès faciles qui l'encouragent.

On ne peut bien sûr reprocher aux publications statistiques de contenir des nombres : c'est leur rôle. On peut cependant les trouver souvent mal présentées. Une compilation de tableaux, précédée d'une présentation " méthodologique " (constitution de l'échantillon, contenu du questionnaire, déroulement de l'enquête, nomenclatures), voilà le pauvre produit auquel aboutit fréquemment un long travail d'excellente qualité technique. Pour être utilisable, la statistique doit être sobre, commentée. Le nombre ne parle que s'il est non paraphrasé mais situé et confronté avec d'autres : l'auteur de l'enquête est mieux placé que quiconque pour se livrer, le premier, à cet exercice - et montrer la voie aux autres utilisateurs. Il doit surmonter cette timidité pédante qui le pousse à accumuler les réserves et mises en garde, à exhiber le formulaire de ses calculs, tout en se gardant de l'effort de synthèse qui permettrait de présenter une conclusion claire. Le productivisme du chiffre est stérile, parce qu'il s'accompagne toujours d'une certaine paresse de l'imagination et de l'esprit critique.

Voici enfin le problème que nous considérons comme le plus difficile et le plus important. Il y a, de fait, coupure entre la statistique et ses utilisations théoriques. Cette coupure est paradoxale puisque l'institution statistique française associe, dans le même organisme, des statisticiens, des comptables nationaux et des économistes : le fait est là cependant. Chacun est tellement occupé par ses propres problèmes qu'il se comporte comme s'il voulait ignorer les contraintes subies par l'autre. Il y a coupure entre le statisticien et le comptable national, car les cadres conceptuels de la comptabilité nationale sont choisis indépendamment des possibilités de l'observation ; il y a coupure entre les comptables nationaux et les économistes qui utilisent les comptes sans se soucier vraiment des conditions de leur production. Ces coupures s'expliquent : le dialogue entre les théoriciens et les statisticiens nécessite de longs délais de réponse, en raison de la lenteur avec laquelle l'appareil statistique évolue : il faut une dizaine d'années pour concevoir, expérimenter et " roder " une nouvelle enquête de quelque ampleur ; et les résultats ne seront utilisables par l'économiste que lorsque celui-ci disposera d'une " série " sur plusieurs années. Le théoricien, qui travaille dans une perspective de quelques années au plus, vitupère la statistique et ses défauts car il ne comprend pas qu'il faille à celle-ci aussi longtemps pour sortir de l'ornière. Pour que le dialogue entre la théorie et l'observation se fasse, il faut qu'il soit institutionnel, situé dans une perspective longue. L'enjeu est d'importance ; en effet, si l'on considère ces sciences de la nature auxquelles on aime tant à se référer, on peut, parmi d'autres critères de scientificité, énoncer celui-ci : c'est du jour où elles ont mis la relation entre théorie et observation au coeur même de leur démarche qu'elles ont mérité le titre de science (1).

Ainsi la statistique se situe dans un contexte historique. Son évolution est un enjeu, non seulement pour la connaissance pure, mais pour le corps social lui-même : la statistique lui fournit le langage dans lequel il se décrit ; elle rend l'objet social pensable - condition nécessaire pour qu'il soit transformable...

Il est peu surprenant que les hommes d'un tempérament conservateur la considèrent avec méfiance. Cependant, il n'y a pas de pire ennemi qu'un certain type d'ami maladroit. Le technicisme étroit, la maniaquerie numérique, le scientisme naïf sont autant de risques pour les statisticiens. Ils ne peuvent les combattre qu'en cultivant leur sens historique et politique : exigence élevée certes, paradoxale peut-être, mais qui nous semble impliquée par la recherche d'une scientificité authentique.

Elle est encore plus manifeste dans certaines situations cruciales, qui investissent le statisticien d'une responsabilité proprement humaine. Il doit alors répondre à des exigences plus fondamentales que celles de sa technique professionnelle. Ici se pose une question éthique : plutôt que de l'aborder de façon générale, nous préférons l'illustrer par un exemple sur lequel chacun pourra avoir une réflexion personnelle.

Le " recensement des activités professionnelles ", réalisé en 1941, comporte la question : " Etes-vous de race juive (2) ? " Dans le contexte historique du moment, cette question a une résonance très particulière. Mais on peut penser que les statisticiens qui l'ont posée ont été contraints de le faire : c'est d'ailleurs l'explication que donnent les témoins de cette époque, qui laissent volontiers entendre, comme Sauvy, que les statisticiens se débrouillèrent pour refuser l'information ou même saboter le travail (3).

On trouve cependant dans Le commissariat aux questions juives (t II), de Joseph Billig (Paris, 1957) la reproduction de deux lettres du directeur de la statistique générale de la France qui donnent sur l'attitude des statisticiens d'alors un éclairage différent. Le directeur de la S.G.F. sollicite de façon répétée, d'abord auprès du ministère de l'Intérieur (lettre du 4 mars 1941) puis auprès du commissariat aux questions juives (lettre du 7 avril 1941), l'autorisation de dépouiller des documents administratifs remplis dans la zone occupée par les juifs en septembre 1940, et détenus par les préfectures, afin de dresser un décompte des juifs permettant " de réfuter par des données précises " des allégations " qui nuisent à notre pays à l'étranger ". Les deux organismes refusèrent d'ailleurs cette autorisation, sans doute pour ne pas sembler prendre parti dans le conflit qui opposait à cette époque la S.G.F. au Service de démographie. Rappelons que le recensement de 1941 fut, lui, réalisé.

La lettre adressée au commissariat aux questions juives contient le paragraphe suivant : " Au cas où la connaissance du nombre des Juifs dans la population française ainsi que leur répartition par âge, profession, nationalité, etc., vous paraîtraient des renseignements utiles à connaître, la Statistique générale de la France se met à votre disposition pour reprendre et exécuter ledit projet. Dans cette éventualité, les résultats de l'enquête seraient tenus rigoureusement secrets par mon administration et uniquement communiqués à vos services. " Ainsi, nulle pression ne s'exerce ; le statisticien offre ses services. Tout est simple : le pays a un gouvernement légal, qui a défini par une loi la " race juive " (3 octobre 1940), et a pris des décisions concernant particulièrement cette catégorie de population. Un besoin d'information est donc manifeste : le concept a été défini par la loi le statisticien n'a plus qu'à compter. Il fait son travail, rien de plus il perçoit un besoin d'information ; il propose ses services ; il compte. Il n'y a rien à dire au plan de l'éthique professionnelle.

On ne peut reprocher au signataire des lettres des intentions qu'il n'a certainement pas eues : la S. G.F. n'a jamais été un foyer d'antisémitisme actif. Il y a eu seulement naïveté, manque de sens historique et surtout de discernement. Il est vrai que le manque de discernement dans une telle circonstance trahit une carence qui va loin ; car, en proposant au commissariat aux questions juives de recenser les juifs, la S.G.F. offrait à cet organisme un instrument de connaissance qui pouvait lui permettre d'agir d'une façon plus précise et plus efficace ; elle favorisait sa politique.

Nous sommes donc conduits à dépasser les limites habituelles de l'éthique personnelle et professionnelle, ou plutôt à la reformuler selon des exigences plus profondes. Rappelons ce que disait Dietrich Bonhoeffer à propos de la situation historique dans laquelle se sont trouvés les Allemands à l'époque du nazisme : " En s'en tenant au seul devoir, on ne court jamais le risque d'une action responsable, qui seule peut atteindre le mal en son centre et le vaincre. L'homme de devoir exécutera finalement les ordres du diable en personne. "

Les exigences quotidiennes du travail technique posent des problèmes dont il est aisé de rendre compte à l'aide de notions simples : sérieux, rigueur, honnêteté intellectuelle et pratique, savoir-faire, telles sont les qualités nullement méprisables qui sont demandées au statisticien -comme d'ailleurs à tout technicien - dans l'exercice de sa tâche. Mais il est des circonstances cruciales dans lesquelles ces qualités ne suffisent plus : lorsqu'il ne s'agit pas seulement d'être un bon statisticien, un bon fonctionnaire, mais un être humain capable de peser ses actes et de mesurer sa responsabilité.

Par rapport à cette exigence, simple certes mais brûlante : vivre et se comporter en être humain, les vertus proprement techniques sont comme une eau tiède et trompeuse. Les exigences professionnelles, valables dans leur sphère limitée, tendent trop souvent à envahir tout le champ de la conscience à laquelle elles apportent une représentation de la vie simplifiée, commode et quelque peu puérile. Le technicien devient alors cet " imbécile " dont parle Bernanos (4), sensible seulement à la perfection de son savoir-faire, qui, sans s'interroger sur les forces qu'il sert, se met en vrai mercenaire au service de celui qui le paie.

Le statisticien est, en tant que tel, " quelqu'un qui produit une information destinée à quelqu'un d'autre " : définition logiquement irréprochable. Cependant chaque statisticien concret (il n'est plus le " statisticien en tant que tel ", mais un individu qui, sur le plan professionnel, met en œuvre la technique statistique), est aussi inévitablement un être humain, et en outre un citoyen. Parler de la statistique " en soi " est certes nécessaire pour éclairer des questions d'ordre logique ou théorique : mais à la condition de ne pas oublier qu'elle est toujours mise en œuvre par des individus concrets, porteurs à ce titre, comme chaque individu, de toutes les exigences de l'humanité.

Comme toute technique, comme tout savoir-faire, la statistique est au service de ceux qui l'utilisent. Ces questions : " Qui l'utilise ? Comment est-elle utilisée ? Dans quel but nous demande-t-on de la produire ? " se posent de façon impérative, quelle que soit la difficulté que l'on peut parfois éprouver à leur donner une réponse. Si on les refuse, si l'on estime qu'elles ne sont pas du domaine du statisticien, c'est qu'on le considère comme un technicien pur, concerné par les seules exigences " morales " directement liées à sa technique.

Mais réfléchissons. Si un architecte construit un camp de concentration, même si son travail est impeccable au regard des exigences techniques de l'architecture, on ne pourra le considérer, en tant qu'individu, que comme un ennemi du genre humain, étant donné l'usage qui est fait des camps de concentration. Comment considérons-nous alors les statisticiens qui organisaient sous l'Occupation le dénombrement des juifs ? Satisfaisaient-ils à l'" exigence morale de l'objectivité ", s'efforçaient-ils bien de " connaître la réalité ", établissaient-ils bien leurs programmes de dépouillement, leurs tableaux ? Si oui, que leur reprochons-nous donc ?

Et nous, statisticiens d'aujourd'hui, qui voulons être des techniciens objectifs et compétents, qu'aurions-nous fait à leur place ? De quels critères aurions-nous disposé pour refuser la besogne qu'ils ont faite ? Qu'est-ce qui nous garantit que nous ne sommes pas en train de faire, en ce moment même, un travail qui nous inspirera dans dix, vingt ou trente ans le regret et la honte de notre manque de discernement et d'humanité ?

  1. " C'est dans cette position centrale que la dialectique de la raison et de la technique trouve son efficacité " G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, P.U.F., 1949.
  2. Ce questionnaire est reproduit en Planche XXVII de l'ouvrage de R. Carmille La mécanographie dans les administrations, recueil Sirey, 1942.
  3. Cf. A. Sauvy, De P. Reynaud à C. De Gaulle, Casterman, 1972 (p. 129).
  4. G. Bernanos, La France contre les robots.