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Le métier de statisticien

Préface d'Edmond Malinvaud

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Chacun sait que la transmission de la connaissance n'est pas chose simple. Des œuvres littéraires ont souvent illustré cette difficulté. Des philosophies se sont attachées à la clarifier.

Le statisticien le sait d'expérience, car une partie de son métier consiste précisément à transmettre les résultats observés. Ce qui finalement importe c'est que la connaissance reçue soit adéquate à certaines préoccupations de celui qui la demandait et qu'elle renseigne correctement sur la réalité des faits. Tout le travail en amont doit ainsi être conçu en fonction de la double exigence de pertinence et d'exactitude. Sa phase finale de publication et de diffusion est elle aussi sujette à bien des écueils.

Ecrire sur le métier de statisticien c'est exprimer la connaissance que l'on a de ce métier. Ce n'est pas plus simple que bien d'autres transmissions, car " l'honnête homme " auquel s'adresse Michel Volle a souvent bien des idées préconçues et inexactes sur ce " statisticien de production travaillant au sein de l'institution statistique ", objet du livre. Le métier de ce statisticien a de multiples facettes à situer les unes par rapport aux autres, l'institution statistique est bien polymorphe, l'histoire qu'ils ont vécu et qu'ils vivent ne se conte pas aisément.

Pour bien en rendre compte, il faut savoir trouver les bonnes réponses à deux questions : que dire de pertinent vis-à-vis des préoccupations du lecteur honnête homme ? Comment faire pour être exact, c'est-à-dire pour n'être pas mal interprété ?

Traitant de son sujet avec un soin, une perspicacité, une maturité et une élégance que tous lui reconnaissent, Michel Volle n'avait pas besoin d'une préface de ma part. S'il l'a souhaitée, ce doit être d'une part pour bien faire apparaître que l'essentiel de son message avait l'approbation de ses collègues, statisticiens de l'INSEE, d'autre part pour contribuer à protéger le lecteur contre les risques d'erreur d'interprétation. Qu'il en soit donc ainsi.

Comme le montre fort bien le livre, la mission du statisticien est délicate à définir. En m'inspirant du chapitre 1 et en utilisant une formulation ramassée donc appauvrissante, j'écrirai : fournir des concepts et des observations qui apportent une réponse pertinente et rigoureuse à des préoccupations. Mais pour bien savoir ce que ces mots contiennent, pour bien comprendre comment cette mission est remplie, il faut étudier de plus près le métier et son exercice effectif, en France aujourd'hui, à l'étranger et dans le passé.

C'est pourquoi la méthode de Michel Volle s'impose. La compréhension du métier doit venir de la connaissance de l'instrument et de ses modes d'emploi, plus précisément d'une connaissance recherchée avec le souci de voir comment l'instrument répond aux finalités poursuivies. Un va et vient continuel est donc nécessaire entre l'outil, l'objet fabriqué et les usages de celui-ci. L'auteur doit savoir se faire à l'occasion narrateur et toujours trouver une expression directe. Parmi d'autres plans possibles, l'un d'eux, bien adéquat au sujet, consiste à examiner d'abord la pratique du métier, puis à en étudier l'histoire, enfin à s'interroger sur le service que finalement il rend. Tel est le plan adopté ici.

Quiconque aura lu ce livre vivant en retirera une idée juste, le plus souvent nouvelle, sur la nature et les difficultés d'un métier auquel se consacrent quelques uns et quelques unes de ses concitoyens. Il aura bien compris le contexte dans lequel ceux-ci travaillent et les endroits où se situent les points les plus délicats des opérations qu'ils conduisent. C'est en meilleure connaissance de cause qu'il utilisera les statistiques et recherchera des précisions techniques à leur sujet.

Malgré l'indiscutable qualité des descriptions que l'on lira, quelques risques de malentendu me semblent subsister. Il me revient d'insister sur eux.

Je ne veux pas chicaner Michel Volle sur la façon dont il rend compte d'événements simples, au moins en apparence. Le livre contient nombre d'anecdotes et d'allusions qui illustrent, fort opportunément d'ailleurs, les diverses étapes du raisonnement ou de l'exposé. Dans la plupart des cas j'ai connu de très près ce dont il s'agissait. Si j'en parlais, je donnerais souvent un autre témoignage, que le lecteur percevrait même parfois comme contradictoire avec celui de l'auteur ; tantôt les faits eux-mêmes paraîtraient différents, tantôt l'éclairage qui leur serait donné suggérerait des enseignements différents pour la question traitée. Beaucoup de lecteurs abordent vraisemblablement ce livre avec la préoccupation d'en savoir plus sur la confiance qu'ils devraient placer dans nos statistiques ; ils risquent de porter une attention toute particulière aux anecdotes et allusions concernant les pressions dont les statisticiens font l'objet. Ces pressions font effectivement partie d'un paysage complet ; mais il ne faut grossir ni leur importance ni surtout leur incidence finale, qui au total est restée minime dans notre pays. Le mauvais temps fait parfois partie des conditions de travail des métiers du bâtiment ; il affecte bien rarement la solidité ou la beauté de la construction.

De notre temps il est de bon ton parmi les intellectuels de récuser le terme d'objectivité, comme il était encore récemment de bon ton de récuser celui de causalité. Il s'agit effectivement de notions difficiles, d'autant plus difficiles qu'elles ont une apparence simple. La philosophie des sciences est dans son rôle quand elle analyse rigoureusement ces notions, les trouve fuyantes, voire dangereuses, et nous apprend à nous en méfier et à ne les employer qu'à bon escient. Mais le statisticien ne peut pas plus s'abstenir de se préoccuper de l'objectivité que l'expérimentateur de la causalité. Michel Volle me semble donc aller trop loin dans la critique de la référence à l'objectivité. Il a raison d'écrire que la statistique ne donne pas l'" exacte représentation du monde réel " ; ce monde est évidemment trop complexe ; chaque statistique est conçue et doit être interprétée dans le cadre d'une " grille conceptuelle ". " Son usage doit donc être critique ; on ne peut l'utiliser "au mieux" sans connaître les conditions de sa production, sans s'inquiéter des critères qui ont servi à définir les découpages qu'elle met en œuvre ". Mais ceci n'empêche pas que le statisticien doive veiller à l'objectivité des statistiques qu'il produit et diffuse. Par contraste avec subjectivité, ce terme dit bien ce qu'il veut dire.

Le système statistique d'un pays est évidemment dépendant de l'histoire de ce pays, des préoccupations qui y ont été dominantes, de l'organisation sociale et administrative qui y prévaut. Ceci me semble fort bien apparaître dans ce livre, si bien cependant que le lecteur pourrait être tenté d'exagérer la portée de cette vérité. Prenons deux exemples qui me semblent bien illustrer en quoi l'évolution des systèmes statistiques a aussi son propre déterminisme qui s'impose finalement tant aux statisticiens, qu'aux collectivités dans lesquelles ils servent. Certains dans notre pays ont avancé la thèse selon laquelle la mise en place et le développement de la comptabilité nationale dans les années 1950 et 1960 aurait été le résultat d'une orientation planificatrice, qui aurait d'ailleurs été promue par un petit groupe d'hommes particulièrement motivés ; ils ne prêtent guère attention au fait que la comptabilité nationale s'est mise en place et développée à peu près simultanément dans tous les pays occidentaux, y compris la République Fédérale d'Allemagne dotée de son " économie sociale de marché ". Dans un pays où la dissimulation des revenus résulte d'une longue tradition et fait l'objet des connivences les plus diverses, l'étude statistique objective des revenus non salariaux, et même de certains revenus salariaux, est évidemment difficile ; elle figure depuis longtemps dans les préoccupations prioritaires des statisticiens français et de leurs autorités de tutelle (contrairement à ce que le livre suggère) ; ils réussissent peu à peu à gagner du terrain et à offrir des statistiques répondant de mieux en mieux au souci de connaissance des situations réelles, comme le font, avec plus ou moins d'aisance et de réussite, leurs collègues étrangers dans leurs pays respectifs.

Ces quelques commentaires m'ont paru nécessaires, étant donné le rôle qui m'est dévolu dans cette préface. Ils ne doivent pas eux-mêmes être indûment grossis. Je souhaite qu'ils ne soient pas à leur tour source de malentendus ; car ils n'affectent pas le message et les analyses fondamentales du livre.

La statistique doit sélectionner, schématiser ou résumer de façon pertinente. Comment le faire n'est ni aisé ni évident. Cependant des méthodes et des pratiques s'élaborent et s'affinent progressivement, en vue d'améliorer la rigueur et la pertinence tant des données rassemblées, que des indicateurs calculés à partir d'elles. Dans ce processus il n'y a évidemment pas que des réussites. Telle est la vie d'un métier.

C'est un métier que l'auteur et moi nous aimons, un métier pour lequel nous sommes prêts à exprimer même une certaine fierté, procédant du sens de l'honneur et de la rigueur, sans lequel il n'est pas de respect d'autrui et de pluralisme véritable.

E. Malinvaud