| "Se former une 
idée claire des besoins sociaux et s'efforcer de la répandre, c'est introduire 
un grain de levain nouveau dans la mentalité commune ; c'est se donner une 
chance de la modifier un peu et, par suite, d'incliner, en quelque mesure, le 
cours des événements, qui sont réglés, en dernière analyse, par la psychologie 
des hommes"(Marc Bloch, L'étrange défaite, 
Gallimard 1990, p. 205)
 La crise économique des années 
30 résultait, selon Keynes, d’une erreur 
collective  d’anticipation : les entreprises, tout comme les consommateurs, 
sous-estimaient le potentiel productif nouveau qu’avait procuré la mécanisation 
de l’industrie. La timidité des agents économiques bloquait l’économie dans une conjonction 
paradoxale de pénurie et de sous-emploi.  Je me demande si la crise 
larvée que nous connaissons aujourd’hui ne résulte pas d’un phénomène analogue. 
Ne sous-estimons-nous pas le potentiel de l’économie automatisée, celle qui 
s’appuie sur les techniques de la microélectronique et du logiciel ? Cette sous-estimation s'accompagnerait d’un défaut dans la perception de ce qui constitue, aujourd’hui, la 
richesse. Pas plus aujourd’hui qu’hier la richesse ne réside dans la production 
de profit, d’argent, à laquelle tente de la réduire la conception vulgaire du 
business : elle réside exclusivement dans la production d’utilité, de satisfaction pour 
le consommateur (ce qui implique que l'on évalue la production non marchande 
aussi bien que la production marchande, et que l'on considère comme une 
production négative les destructions que suscite l'activité productrice).  
 Mais on identifie souvent la 
richesse avec la production en quantité, 
 
la consommation en quantité, comme si nos pays riches 
connaissaient encore la pénurie de l’après-guerre. Produire plus d’automobiles, 
de chaussures, de meubles, construire davantage d’immeubles, ce serait être plus 
riche. C’est à cette image-là de la richesse que correspondent  la mesure du PIB 
en volume,  la mesure de la « croissance ». 
 Or à l’automatisation de la 
production a correspondu un changement de la fonction de coût : alors 
qu’auparavant le coût de production était fonction croissante de la quantité 
produite, il n’en dépend pratiquement plus aujourd’hui. Par exemple, le coût de 
production d’un logiciel ne dépend pratiquement pas du nombre 
d’exemplaires qui en sera produit ; il en est de même des microprocesseurs, 
ordinateurs, équipements électroniques, médicaments etc.  Dès lors la valeur se détache 
de la quantité pour s’accoler à la qualité, à l’adéquation du produit aux 
besoins du consommateur, fût-ce dans un étroit segment de marché ; la 
diversification de l’offre, la différenciation des produits, leur adaptation aux 
divers segments importent  davantage que le volume produit ou consommé. 
 Cette économie de la qualité 
n’est pas nouvelle : elle caractérise depuis longtemps des biens comme les 
livres, les disques etc. L’utilité que vous apporte un livre n’est pas accrue si 
on vous en donne un deuxième exemplaire, identique au premier, et n’est donc pas 
fonction de la quantité consommée. Ce qui caractérise cependant notre économie, 
c’est l’extension de la place prise par la qualité y compris dans des 
domaines – nourriture, habillement, logement etc. – où auparavant la quantité 
semblait primordiale, car il fallait d'abord sortir de la pénurie. 
 Évolution de la production Pour se représenter le rôle de 
la qualité dans l’économie, il est utile de parcourir l’histoire, que nous 
évoquerons ici à très grands traits.  La standardisation fut 
pratiquée dès l’antiquité dans l’architecture, la production des armes, le 
textile, la construction navale. 
Il en est résulté parfois, dans l’architecture romaine comme dans celle des 
églises gothiques, une médiocrité qui surprend ceux qui pensent devoir toujours 
trouver de la beauté dans l’ancien.  La production n’est  devenue industrielle qu’au début du XIXe siècle, les progrès de la 
métallurgie ayant alors permis de produire des machines efficaces - notamment la 
machine à vapeur, premier de ces moteurs mécaniques qui    supplanteront la 
force motrice humaine et animale ainsi que les moulins à vent ou à eau.  La mécanisation de l'industrie 
a procuré une baisse du coût de production qui lui a permis de concurrencer 
victorieusement l’artisanat. Cependant la conception des produits de 
l’artisanat incorporait un savoir-faire qui leur avait conféré commodité, solidité 
et parfois beauté. L’industrie n’eut qu’à puiser dans le patrimoine ainsi 
accumulé pour définir ses premiers produits, les adaptant toutefois pour 
faciliter leur fabrication. Les produits du XIXe 
siècle étaient  moins chers, plus hygiéniques et plus commodes que ceux 
du XVIIIe - il suffit pour s’en convaincre de comparer un appartement 
bourgeois à un hôtel particulier - mais la substitution de l’industrie à 
l’artisanat s’accompagna d’un affadissement du goût, la création artisanale 
n’étant plus là pour renouveler la conception. On a pu dire  que le XIXe 
siècle n’avait pas de style (si ce n’est celui de la commodité) parce qu’il les 
a tous copiés, du classicisme hellénique jusqu’au baroque, créant ainsi un 
oppressant désordre esthétique.
 Dans les années 1920 le 
« design » moderniste a enfin réintroduit  la beauté dans la production 
industrielle. L’architecture (avec en particulier le Bauhaus), le mobilier, 
l’équipement ménager, l’automobile, le vêtement furent alors pensés avec un 
souci de qualité et de fonctionnalité qui renouait avec le meilleur de la 
tradition artisanale.  Si la conception s’est ainsi 
améliorée, l’économie industrielle est  restée fondée sur la production massive 
de produits standardisés  s’appuyant sur la mécanique, la chimie, et sur la division 
du travail au sein d’une main d’œuvre nombreuse. La distribution elle aussi 
massive des produits passa par ces grands magasins dont Zola avait dès 1883 
décrit l’essor dans Au Bonheur des Dames. 
 L’équilibre propre à l’économie 
mécanisée n’a cependant pu s’épanouir que dans les années 1950, après des crises 
et des guerres qui furent autant d’épisodes d’adaptation. Par ailleurs la construction de 
cette économie s’est accompagnée, comme il se doit, de celle d'une structure 
institutionnelle adéquate : organisations patronales et syndicales, droit et 
fiscalité, justice et police, sécurité sociale, écoles et formation 
professionnelle, santé et retraite, organisation des armées etc. Ces 
institutions, aujourd’hui encore, balisent  notre vie collective et conditionnent notre imaginaire. 
 Cependant, et sans bien sûr que 
le système technique mécanisé ne disparaisse du jour au lendemain, celui-ci a 
perdu à partir des années 70 sa prééminence au profit du système technique 
automatisé. 
A condition qu'on le relie à des périphériques convenables (interface homme 
machine, bras d’un robot, avion en pilotage automatique etc.), l’ordinateur permet de programmer tout ce qu’un automate peut faire . En outre la connexion au 
réseau a apporté l’ubiquité à cet automate programmable.  Le passage d’un système 
technique à l’autre, progressif mais rapide, a suscité des changements que 
masque souvent la continuité de la vie quotidienne. L’automatisation de la production physique 
a supprimé des postes de travail et dénoué les solidarités qui, jadis, s’étaient nouées 
entre l’emploi et la production industrielle, entre salaires et débouché de la 
production. Ce sont là des facteurs de crise auxquels nos institutions, finement adaptées au 
système mécanisé qui leur a donné naissance, s'avèrent incapables de répondre. 
 Par ailleurs le coût de 
production est devenu de moins en moins sensible à la quantité produite. Il se 
résume de plus en plus à un coût de conception et de dimensionnement initial. 
Les marchés s’équilibrent alors selon le régime de la concurrence monopoliste 
qui déconcerte des raisonnements et institutions construits autour de 
l’opposition polaire entre concurrence et monopole.  Sous ce régime, chaque produit 
subit une diversification  qui l'adapte aux besoins des divers segments 
de clientèle. On sort ainsi du règne de la production de masse, quantitative, 
qui caractérisait le système technique mécanisé, pour entrer sous celui de la 
diversification qualitative. La valeur de la production, c’est-à-dire son 
utilité, se mesure non plus selon le volume produit mais selon la pertinence et 
la finesse de cette diversification. La personne la plus riche n’est pas celle qui 
peut consommer le plus (en quantité) mais celle qui, ayant accès à la plus 
grande diversité de produits, peut y trouver ceux qui (en qualité) répondent 
le mieux à ses besoins. Il en est de même mutatis mutandis pour la richesse des nations. Au changement de système 
technique correspond ainsi un changement de la mesure de la valeur économique, 
et aussi sans nul doute un changement des valeurs au 
sens philosophique du terme.  Esquisse d’un modèle 
économique Cependant la quantité n’a pas 
perdu toute signification. Elle est présente, fût-ce sous la forme de l'anticipation 
d'une demande aléatoire, dans le 
dimensionnement des réseaux (routes, télécoms, transport, énergie). Elle est présente 
aussi dans la consommation : même si chacun n’achète qu’un  exemplaire d’un 
même livre, il n’est pas indifférent pour l'éditeur de savoir combien d’exemplaires sont 
vendus. Le prix étant le plus souvent attaché à l’unité, c’est enfin sur la quantité vendue que 
s’établit l’équilibre économique d’un produit.
 Par ailleurs, même si la 
production physique est à coût fixe, il n’en est pas de même de la
production économique qui englobe, outre la 
production physique, les services avant, pendant et après vente nécessaires pour 
que le produit puisse procurer  de l'utilité au consommateur : l’automobile ne se conçoit 
pas sans routes, garages, stations service et parkings ; la qualité d'un télécopieur ou d'un 
climatiseur dépend de l’efficacité du dépannage etc. Or la production de ces 
services n’est pas à coût fixe.  Le raisonnement économique 
auquel invite l’automatisation s’appuie donc sur un édifice conceptuel délicat. 
L’économie à coûts fixes, et la concurrence monopoliste qui en est le 
corollaire, en forment le premier étage. 
Puis vient l’économie du dimensionnement propre aux réseaux qui, elle, n’est qu’à 
moitié à coût fixe – puisque le coût est fixe à court terme une fois le réseau 
construit, mais varie à moyen terme en fonction de la demande (aléatoire) anticipée. Enfin 
vient l’économie des services qui relève pour une part du coût fixe (car 
elle demande un travail de conception) et pour une part du dimensionnement (on 
met en place le réseau de distribution du produit en même temps que l'on 
organise sa fabrication). C’est dans les services que se 
réfugie l’emploi que l’automatisation a chassé de la production physique. Dans 
les pays riches, plus des trois quarts de la population active travaillent 
aujourd'hui dans le 
secteur tertiaire : c’est là un fait que notre imaginaire peine à assimiler 
tant la 
notion de production reste accolée à la  production physique, alors même 
que celle-ci n’emploie plus qu’un cinquième de la population active. Parmi les blocages 
dont souffre notre économie et qui l’empêchent d’atteindre sa pleine 
efficacité, la réticence à développer les services (que l'on croit 
improductifs) est l’un des plus tenaces.  Cette réticence provoque 
cependant une perte d’utilité sensible pour le consommateur. Lorsque vous faites 
le plein dans une station service automatique, cela vous prive de l’aide de 
quelqu’un qui examinerait la pression et l’usure de vos pneus, vérifierait les 
niveaux, nettoierait le pare-brise et contribuerait ainsi à votre 
sécurité. Lorsque vous cherchez en vain un produit dans les rayons d’un grand 
magasin, vous aimeriez que quelqu’un vous aidât à le trouver.  Si l’on a supprimé ces 
emplois-là, c’est en raison d’une conception de la « productivité » qui, de 
façon perverse, se détourne des besoins du client – et finalement, à travers sa 
demande, du profit même que l’entreprise a cherché à réaliser en comprimant ses 
coûts.  Blocage de l’économie Les entreprises qui croient 
qu’il suffit de mettre le produit physique sur le marché et se détournent du 
service n’ont compris ni la nature, ni l’importance de la qualité. Il est 
fréquent, et très désagréable pour le client, d’attendre longtemps un dépannage, 
de se faire « remettre à sa place » par un opérateur de centre d’appel, par un 
employé retranché derrière son guichet, par un chef d’atelier ou  un 
conseiller d’agence bancaire mal lunés. Il ne faut pas s’en prendre à ces 
personnes mais à l’entreprise qui les a mal outillées, mal formées et mal 
encadrées. Le client maltraité regimbe rarement mais    quittera cet opérateur télécoms, ce fournisseur de télécopieurs, cette marque 
automobile, cette banque, s'il trouve ailleurs des interlocuteurs plus 
efficaces.  La qualité de service a un 
coût : l'entreprise qui offre un service de qualité ne peut donc pas être, 
en même temps, celle qui affiche le prix le plus bas. C’est pourquoi il y a 
quelque chose de pervers dans la multiplication des soldes et promotions, dans 
le fait que les grandes chaînes de magasins utilisent, pour se faire 
concurrence, le seul argument du prix : « Mammouth écrase les prix », « Le n° 1  
du prix chez Carrefour », « Auchan veille à toujours proposer les prix les moins 
chers » etc.  « Nous avons tout tenté, disent 
les responsables du marketing des grands magasins, mais le seul argument qui marche auprès de nos 
clients, c’est le prix ». Est-ce vrai ? La théorie économique postule la rationalité du 
consommateur, censé traduire immédiatement son besoin en demande. Cette 
traduction n’est pourtant pas immédiate : le consommateur peut, surtout durant les 
périodes de transition qui sont aussi des périodes de désarroi, ne pas bien 
concevoir ses propres besoins et obéir à des pulsions qui bloquent l'économie 
– comme, par exemple, le désir de se sentir plus « malin » qu'un autre. 
Pour pouvoir profiter des indemnités que les transporteurs aériens offrent aux 
victimes du surbooking, certaines personnes s’arrangent ainsi pour 
arriver au dernier moment à l’enregistrementette médiocre 
« économie » leur aura fait perdre le temps d’un aller-retour vers l’aéroport : 
ces personnes-là ont-elles une notion exacte de leur propre utilité ? 
 Le consommateur qui participe à 
la course au moindre prix au lieu de rechercher le meilleur rapport qualité/prix contribue, à sa façon, 
au blocage de l’économie. Certains disent, avec l’apparence du bon sens et même 
de la générosité, que la qualité ne peut avoir d’importance que pour les 
personnes à l’aise alors que les pauvres, eux, n’ont besoin de rien d’autre que 
d’un prix bas. Ils croient être ainsi « sociaux » et « de gauche ». Mais la 
qualité, notamment la qualité de service, n’est pas seulement un 
plus qui contribue au confort douillet du bourgeois à l’aise. Elle 
réside dans l’identification du produit  adéquat au besoin du client et 
dans les services (entretien, dépannage) qui le rendront  utilisable. Que 
l’on ne prétende pas que les pauvres n’ont pas besoin de cette qualité-là ! 
 On peut d’ailleurs distinguer 
deux sortes de qualités : la qualité « horizontale », qui résulte de la 
diversification de produits en variétés différentes ayant le même coût de 
production et vendues au même prix (chemises bleues ou chemises roses),  et la 
qualité « verticale » qui distingue divers degrés de finition, donc de coût et 
de prix (chemises de confection ou chemises sur mesures). Certes, seuls ceux qui en ont 
les moyens peuvent s’offrir la qualité « verticale », mais pourquoi la 
refuser ? Jamais l’automobile n’aurait pu naître s’il n’y avait pas eu de 
personnes riches pour en acheter, et maintenant l’automobile est un produit de 
masse : la qualité « verticale » d’aujourd’hui préfigure la norme future, 
plus élevée, du 
produit de grande consommation.  Il faut que dans une grande 
ville les pauvres puissent se loger, se vêtir, se nourrir et être soignés 
convenablement, et nous sommes loin du compte. Mais 
faut-il que les modes vestimentaire et alimentaire des personnes aisées 
imitent, de façon symbolique, le style de vie des plus démunis ? N'est-il pas normal et sain que celui qui en 
a les moyens s’habille de façon soignée et se procure, lorsqu’il veut manger un 
poulet, non pas un poulet de batterie mais un bon poulet fermier dont il paiera 
le prix 
? N'est-il pas normal et 
sain que les entreprises qui fabriquent des produits de qualité, et offrent les 
services correspondants, puissent rencontrer la demande de consommateurs avertis 
? Quand la publicité, 
assourdissante, se cale sur la seule longueur d’onde du prix le plus bas, elle 
contribue à répandre un modèle de consommation qui ne répond ni aux besoins des consommateurs, 
ni aux possibilités de l’appareil productif, et qui maintient  l’économie 
dans une conjonction de sous-utilisation des ressources et de sous-emploi 
analogue, mutatis mutandis, à celle de la crise des années 30. |