RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Histoire du tableur

31 mars 2005

Version imprimable .pdf


Pour lire un peu plus :

- A propos des outils de la bureautique
- "La téléinformatique dans l'entreprise"
- "VisiCalc : briser le goulet d’étranglement du logiciel"

Dans le langage des comptables américains, « spreadsheet » désignait depuis toujours une grande feuille de papier, divisée en lignes et en colonnes et utilisée pour présenter les comptes d’une entreprise. La meilleure traduction de ce mot est « tableau ».

En 1961 Richard Mattesich, professeur à Berkeley, développa en Fortran IV un « computerized spreadsheet » fonctionnant sur un mainframe[1]. Ce programme évaluait automatiquement certaines cases et permettait des simulations. Il est le précurseur des « electronic spreadsheets » d'aujourd'hui, les « tableurs ».


Chronologie du tableur
 

Avant 1961

Les comptables utilisent des tableaux sur papier.

1961

"Computerized Spreadsheet" de Mattesich en Fortran IV.

1978

Création de Software Arts.

1979

VisiCalc pour l’Apple II, de Software Arts, commercialisé par VisiCorp.

1981

VisiCalc est adapté à divers systèmes, notamment au PC d’IBM.

1982

Multiplan sous MS-DOS, de Microsoft.

1983

Lotus 1-2-3, de Lotus Corp.

1984

Excel pour le Macintosh, de Microsoft.

1985

Lotus achète Software Arts.

1987

Excel 2.0 pour le PC, de Microsoft.

1995

IBM achète Lotus. Excel est désormais leader sur le marché des tableurs.

> 2000

Gnumeric, KSpread, CALC etc. offerts en logiciel libre.

VisiCalc, le premier tableur

En 1978, Daniel Bricklin, étudiant à Harvard, devait établir des tableaux comptables pour une étude de cas sur Pepsi-Cola. Plutôt que de calculer à la main il préféra programmer « un tableau noir et une craie électroniques », selon sa propre expression. Son premier prototype, en Basic, pouvait manipuler un tableau de vingt lignes et cinq colonnes.

Bricklin se fit aider ensuite par Bob Frankston, du MIT. Celui-ci réécrivit le programme en assembleur et le condensa en 20 koctets pour qu’il puisse fonctionner sur un micro-ordinateur.

A l’automne 1978, Daniel Fylstra, ancien du MIT et rédacteur à Byte Magazine, perçut le potentiel commercial de ce produit. Il suggéra de l’adapter à l’Apple-II ainsi qu’aux systèmes HP85 et HP87.

En janvier 1979 Bricklin et Frankston créèrent Software Arts Corporation ; en mai 1979, la société Personal Software de Fylstra, nommée plus tard VisiCorp, lança la commercialisation de VisiCalc (cette appellation condense l’expression « Visible Calculator »).

VisiCalc était vendu 100 $. Il avait déjà l’allure des tableurs d’aujourd’hui[2] : les évolutions ultérieures les plus visibles porteront sur l’adjonction de possibilités graphiques ainsi que sur l’utilisation de la souris.

Le succès ne fut pas immédiat mais néanmoins rapide. Dès juillet 1979 Ben Rosen publia une analyse prophétique [3]. Jusqu’alors seuls des hobbyistes, qui savaient programmer, pouvaient utiliser le micro-ordinateur : VisiCalc était le premier programme qui permettait d’utiliser un ordinateur sans avoir à le programmer. Il contribuera fortement à la pénétration du micro-ordinateur dans les entreprises.

Des versions furent produites pour diverses plates-formes, notamment pour le PC d'IBM dès son lancement en 1981. Cependant les promoteurs de VisiCalc, empêtrés dans un conflit entre Software Arts et VisiCorp, ne surent pas faire évoluer leur produit assez rapidement.

Lotus 1-2-3

Mitch Kapor avait travaillé pour Personal Software en 1980 et proposé un produit que les dirigeants de VisiCorp refusèrent parce qu’ils l’estimaient trop limité. Il créa Lotus Development Corporation en 1982 et lança Lotus 1-2-3 en 1983.

Lotus 1-2-3 pouvait être adapté plus facilement que VisiCalc à divers systèmes d’exploitation et apportait des possibilités nouvelles : graphiques, bases de données, dénomination des cellules, macros. Il devint rapidement le nouveau tableur standard. En 1985, Lotus achètera Software Arts et arrêtera la commercialisation de VisiCalc.

Microsoft, Excel et ensuite...

Microsoft[4] s’était intéressé au tableur dès 1980. En 1982, il lance Multiplan pour le PC. Ce produit n’aura pas grand succès aux États-Unis où Lotus 1-2-3 sera dominant. Par contre il sera largement utilisé ailleurs et il ouvrira la voie aux autres applications produites par Microsoft.

En 1984, Microsoft sort Excel pour le Macintosh. Le produit tire parti de l’interface graphique offerte par ce micro-ordinateur, des menus déroulants, de la souris, et tout cela le rend plus commode que Multiplan. Tout comme VisiCalc avait contribué au succès du PC, Excel contribuera au succès du Macintosh.

En 1987 sort Excel pour PC : ce sera l’application phare de Windows. La principale amélioration par rapport à Lotus 1-2-3 est la possibilité de programmer de véritables applications avec des macro-instructions (dont l’utilisateur individuel ne se servira pas beaucoup). En 1987, Microsoft Works inaugure la famille des « office suites » en offrant le tableur, le traitement de texte et le logiciel graphique dans un même package. Excel sera jusqu’en 1992 le seul tableur disponible sous Windows.

A la fin des années 80, Lotus et Microsoft dominent le marché malgré l'arrivée de nombreux autres tableurs (Quattro de Borland, SuperCalc de Computer Associates etc.) La concurrence et vive et suscite des batailles juridiques : procès entre Lotus et Software Arts, gagné par Lotus en 1993 ; procès entre Lotus et Mosaic d’une part, Paperback de l’autre, gagnés par Lotus en 1987.

Lotus gagnera toutes ses batailles juridiques mais perdra contre Microsoft la bataille pour la domination du marché. En 1990, un juge lèvera le copyright de Lotus sur l’interface utilisateur, estimant que « rien dans cette interface n’était  inséparable de l’idée du tableur ». En 1995, IBM achète Lotus, alors qu'Excel domine le marché.

Plus de 20 tableurs sont aujourd'hui offerts dans le monde du logiciel libre (« open source »). Gnumeric est souvent distribué en même temps que Linux. Parmi les autres tableurs, les plus connus sont KSpread et CALC

L’évolution du tableur

Si VisiCalc présente déjà un aspect qui nous est familier, le tableur s’est progressivement enrichi.

L’adresse des cellules, d’abord notée selon le format L1C1 (R1C1 pour les anglophones), a pu ensuite s’écrire sous la notation condensée A1. L’existence de deux types d'adresse (adresses relatives, adresses absolues de type $A$1) a allégé la programmation.

L’introduction des feuilles et des liens a permis de doter le tableur d’une troisième dimension (la feuille s'ajoutant à la ligne et à la colonne), voire d’un nombre quelconque de dimensions si on relie plusieurs tableurs.

Lotus 1-2-3 a apporté les outils graphiques qui facilitent la visualisation des résultats. Les macros (également introduites par Lotus 1-2-3 en 1983, puis perfectionnées par Microsoft) permettent de programmer des applications sur le tableur.

La souris (à partir de 1984 avec Excel sur le Macintosh) a facilité la sélection des plages de cellules et la dissémination des formules par glissement du pointeur.

Le solveur[5] (introduit en 1990 par Frontline) permet de résoudre des problèmes de calcul numérique, d’économétrie, de recherche opérationnelle etc.

Les usages

Dans l’entreprise, le tableur est utilisé pour des simulations, des calculs sur les séries chronologiques, la comptabilité, la préparation de rapports ou de déclarations fiscales. Des fonctions simples sont utilisées de façon répétitive pour faire des additions et calculer des moyennes. Les utilisations scientifiques (calcul numérique, visualisation de statistiques, résolution d’équations différentielles) sont plus compliquées et moins répétitives.

Pour l’utilisateur de base, le tableur n’est que la fusion électronique du papier, du crayon et de la calculette. Il n'a généralement pas été formé à s'en servir et il est peu conscient des conséquences que risque d'avoir une erreur. C'est un expert dans son métier et il ne se considère pas comme un programmeur. Il veut traiter rapidement son problème et ne souhaite ni recevoir les conseils d'un informaticien, ni partager son expertise avec lui.

Il est en pratique impossible de lui imposer des méthodes strictes de programmation ou de vérification. Son développement progresse par essais et erreurs : il construit un premier prototype puis le modifie jusqu’à ce qu’il réponde à ses besoins.

Pressé d'arriver à ses fins, il néglige de documenter son programme. Celui-ci ne pourra donc pratiquement jamais être réutilisé par quelqu'un d'autre et son créateur lui-même aura du mal à le faire évoluer ou à le maintenir.

Les dirigeants de l'entreprise, pour leur part, n'utilisent pas le tableur mais sont destinataires de tableaux de bord et autres reportings, imprimés sur papier mais construits sur des tableurs. Ils lisent ces tableaux comme s'ils provenaient d'un traitement de texte, sans concevoir les calculs dont ils résultent.

La sociologie de l'entreprise confère donc au tableur un rôle ambigu : c'est un outil de travail commode mis à la disposition de tous, mais il est générateur d'erreurs et difficile à entretenir.

Les erreurs et leurs conséquences

Le constat sur le terrain a montré que la majorité des tableurs contenaient des cellules erronées, et qu'en moyenne 3 % des cellules d’un tableur sont erronées[6].

Certaines erreurs ont eu des conséquences graves :

1)     Les données utilisées pour passer une commande sont désuètes : 30 000 pièces à 4 $ sont commandées, au lieu de 1 500, ce qui entraîne une perte de 114 000 $.

2)     Dans une étude prévisionnelle, les sommes en dollars sont arrondies à l’unité : le multiplicateur qui représente l’effet de l’inflation, 1,06 $, est arrondi à 1 $. Le marché d'un produit nouveau est sous-estimé de 36 000 000 $.

3)     Le tableur a été programmé par une personne qui a quitté l’entreprise et qui n’a pas laissé de documentation : le taux d’actualisation utilisé pour calculer la valeur actuelle nette des projets d’investissement est resté à 8 % entre 1973 et 1981 alors qu’il aurait dû être porté à 20 %, d'où des erreurs dans le choix des projets.

4)     Dans la réponse à un appel d’offre une addition est inexacte (des rubriques ajoutées à la liste n’ont pas été prises en compte) : l’entreprise sous-estime de 250 000 $ le coût du projet, elle fait un procès à Lotus.

5)     Un comptable fait une erreur de signe lors de la saisie d’un compte de 1,2 milliards de $ : l’entreprise prévoit un profit de 2,3 milliards et annonce une distribution de dividendes. Finalement elle constate une perte de 100 millions de $ et doit annoncer qu’aucun dividende ne sera distribué, ce qui dégrade son image auprès des actionnaires.

6)     En 1992, 10 % des tableurs envoyés aux inspecteurs des impôts britanniques pour le calcul de la TVA contenaient des erreurs matérielles. Il en est résulté une perte de recettes de 5 000 000 £.

Certaines des erreurs relevées dans l'utilisation du tableur peuvent se rencontrer dans d'autres démarches : la représentation du monde réel par un modèle peut être non pertinente ou dégradée par des défauts dans le raisonnement (additionner des données hétéroclites, des ratios etc.)

D'autres erreurs sont commises lors de la programmation. Presque toujours on néglige de documenter le tableur, ce qui rendra sa maintenance difficile surtout si l'on a programmé des macros. On peut confondre référence relative et référence absolue ou se tromper dans la syntaxe des formules (notamment dans l'utilisation des parenthèses) : ces erreurs-là, qui révèlent une mauvaise compréhension du fonctionnement du tableur, sont ensuite répandues par la réplication des cellules.

Enfin viennent les erreurs commises lors de l'utilisation : erreurs de saisie, erreur dans la correction d'une formule, remplacement ad hoc d'une formule par une constante qui, restant dans le tableur, polluera les calculs ultérieurs, mauvaise définition de l'aire couverte par une formule, absence de mise à jour de cette aire lorsque des lignes sont ajoutées au tableau.

Utiliser comme des boites noires les macros toutes faites (par exemple pour le calcul du taux de rentabilité d'un projet) peut interdire de traiter convenablement le cas particulier que l'on étudie. Il arrive aussi que le solveur converge mal : le prendre au pied de la lettre donne un résultat aberrant.

L'édition des tableaux sur papier est l'occasion d'erreurs de présentation : tableaux sans titre, sans intitulé de ligne et de colonne, sans nom d'auteur, sans date ni indication de la période représentée ; erreurs sur les unités de mesure (€ à la place de $, millions à la place de milliards).

On relève enfin des erreurs dans les graphiques : représenter une série chronologique par un histogramme, ou pis par un fromage, au lieu d'une courbe ; utiliser une courbe au lieu d'un histogramme pour une distribution ; dans le cas où l'on utilise conjointement deux échelles, mal représenter les évolutions relatives etc.

Bibliographie

The History of Computing Project

Chronologie de Microsoft

Frontline Systems Company History

Dan Bricklin, Software Arts and VisiCalc

Markus Clermont, A Scalable Approach to Spreadsheet Visualization, Universität Klagenfurt, mars 2003

Richard Mattesich, Spreadsheet, Its First Computerization

Ray Panko, Spreadsheet Research

D. J. Power, A Brief History of Spreadsheet

Benjamin M. Rosen, « VisiCalc : Breaking the Personal Computer Software Bottleneck », Morgan Stanley Electronics Letter, 11 juillet 1979

John Walkenbach, The Spreadsheet Page

"New Approach to Fixing Spreadsheet Errors Could Save Billions", Oregon State University, 24 mai 2007


[3] Benjamin M. Rosen, « VisiCalc : Breaking the Personal Computer Software Bottleneck », Morgan Stanley Electronics Letter, 11 juillet 1979. Voir la traduction de cet article remarquable.

[6] Voir Markus Clermont, A Scalable Approach to Spreadsheet Visualization, Universität Klagenfurt, mars 2003, p. 22, et Ray Panko, Spreadsheet Research.