RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Connaître les utilisateurs du système d’information

25 août 2002

Du point de vue économique, que nous adoptons ici, le rôle d’une entreprise est de produire des biens et services utiles à ses clients en rassemblant et organisant de façon efficace les facteurs de production nécessaires[1]. Cette définition recouvre aussi bien les activités de l’État, qui fournissent à l’économie des produits utiles mais non nécessairement marchands (externalités), que les activités de l’entreprise proprement dite, propriété de ses actionnaires, gérée par des managers et astreinte à l’équilibre des coûts et recettes.

Parmi les facteurs de production, on distingue traditionnellement le flux de travail (temps de travail des salariés) et le capital qui est du travail accumulé, stocké (machines, bâtiments, réseaux, système d’information).

Évolution historique : de la mécanisation à l'automatisation

L’évolution de l’économie a apporté une modification de la nature et du rôle du flux de travail. 

Dans l’industrie mécanisée des années 50, le travail humain servait à réaliser des tâches répétitives, prédéfinies, mais pour lesquelles l’habileté manuelle ne pouvait pas être efficacement remplacée par la machine. Les compétences professionnelles nécessaires pouvant s’acquérir en un temps relativement court, il était possible de considérer la force de travail comme une ressource indifférenciée qui se mesurait en termes de quantité.

A partir de 1974 l’automatisation des entreprises et le développement des activités de service ont modifié les conditions de travail. L’essentiel des activités physiques liées à la production est mécanisé, une bonne part des activités mentales est automatisée. Les usines emploient peu de personnes. La concurrence se fait par le biais de l’innovation, de la différenciation des produits. Le capital est devenu, comme on dit, « immatériel », c’est-à-dire qu’il comporte pour une part croissante les résultats des travaux de conception (« design ») réalisés dans l’entreprise : plans, brevets, logiciels, procédés de fabrication, et aussi circuits de distribution, organisation de la relation avec les clients, définition de la frontière d’externalisation, montage de partenariats (ingénierie d’affaires) etc. Par ailleurs, la diversification des produits a nécessité de donner une importance croissante aux services qui accompagnent la distribution : livraison et installation, adaptation sur place, aide au montage, formation des utilisateurs, service après vente. 

L’ensemble de l’économie s’est ainsi « tertiarisé ». L’entreprise apparaît alors essentiellement comme une organisation des compétences, qu’il s’agisse de la compétence pour la conception, la relation avec les clients et fournisseurs, ou de la compétence pour l’exécution des tâches de production au sens strict. La compétence individuelle, peu efficace tant que l’individu reste isolé [2], féconde l’organisation et réciproquement (voir "A propos de la compétence").

Dans l’entreprise ainsi conçue, le système d’information devient l’actif le plus important : il enregistre en effet le langage de l’entreprise (puisque celle-ci y dépose les concepts selon lesquels elle s’organise, segmente sa clientèle et définit ses produits), stocke les données destinées aux les personnes de l'entreprise et aussi de plus en plus aux clients et partenaires, et les assiste en réalisant automatiquement des tâches de classement, recherche, traitement, traduction et communication. Les relations entre cet actif et les personnes qui l’utilisent sont très diverses, même si l’on parle volontiers (mais à tort) de « l’utilisateur » au singulier.

Connaître l’utilisateur

On dit souvent qu’il faut « connaître l’utilisateur », « répondre à la demande des utilisateurs », etc. Ces phrases contiennent à la fois une vérité indiscutable et quelques pièges.

Respecter l’individualité du salarié

Il est vrai que le système d’information est fait pour être utilisé, qu’il doit répondre aux besoins des utilisateurs, que sa définition doit donc s’appuyer sur une connaissance précise de ce qu’ils font, de la diversité de leurs situations, etc. Mais l’utilisateur du système d’information, ce n’est pas l’individu affectif dont chacun de nous est un cas particulier ; c’est l’« être humain organisé », personne dont la compétence professionnelle, la créativité, s’articulent à celle d’autres personnes pour constituer l’entreprise considérée comme une organisation de compétences.

Chaque utilisateur a deux faces : son individualité, son affectivité, sa culture, ses connaissances, bref ce que l’on désigne par le mot « personnalité » ; et par ailleurs la fonction qu’il remplit dans l’entreprise, son insertion dans le processus de travail. Ces deux faces communiquent à l’intérieur de la personne : la qualité du travail qu’elle fournit est nourrie par sa culture, son imagination, ses connaissances, sa créativité. Pourtant il faut les distinguer : de la personne l’entreprise ne retient en effet que la « compétence », c'est-à-dire son aptitude à nourrir les processus de travail, qu’il s’agisse de produire, d’organiser, de contrôler ou de concevoir. Faire abstraction de la dimension affective de la personne peu sembler à première vue choquant, mais cela n’a rien d’anormal et c'est même fondamentalement sain : il est à bien des égards préférable que l’entreprise ignore la vie privée, l’intimité et les opinions personnelles du salarié, car elles n’appartiennent qu’à lui et ne la concernent pas. 

Distinguer « besoin » et « demande »

Il faut par ailleurs distinguer les « besoins » de l’utilisateur de sa « demande ». 

Un utilisateur est, tout comme un consommateur, le seul porteur authentique de ses besoins. Avant de définir le système d’information il faut donc l'interroger et l’observer. Mais si la demande exprime le besoin, elle y mêle aussi l’idée que l’utilisateur se fait du possible et du normal, sa perception de l’offre disponible [3]. L’expression du besoin peut être alors déformée dans deux directions opposées : l’évolution technique étant rapide, la demande peut être trop timide et se référer à un état de l’art dépassé ; ou bien au contraire, influencée par des annonces commerciales fallacieuses, elle transcrira des rêves de science-fiction. 

Au total, la demande n’est jamais la transcription fidèle et pertinente du besoin. Il faut la traduire pour remonter au besoin, de même que l’on doit traduire les paroles d’une personne pour remonter à une intention qu’elle exprime dans son propre langage. Il faut encore, pour tenir compte d’exigences de coût et de qualité que l’utilisateur ne peut pas connaître (simplicité et solidité de l’architecture, pérennité des solutions, évolutivité etc.), ajouter à la prise en compte de ses besoins celle des contraintes techniques.

Répétons cependant que l’utilisateur est le seul porteur authentique de son besoin et que l’on ne peut connaître celui-ci qu’en l’écoutant et en l’observant. La situation du système d’information vis-à-vis de l’utilisateur est la même que celle de l’entreprise vis-à-vis de son client : l’offre ne peut apporter d’utilité, d’efficacité, que si elle se fonde sur la connaissance du client.

Toute connaissance du client s’appuie sur un classement et suppose donc une classification construite au préalable (« segmentation » dans le langage du marketing). La segmentation regroupe les clients selon leurs similitudes ; la relation avec le client sera différente selon la classe (« segment ») dans laquelle il aura été rangé. Cette démarche (classification, classement) constitue le contenu scientifique du marketing, discipline à base statistique [4] (voir "Science du marketing").

Pour servir les utilisateurs du système d’information l’entreprise doit segmenter la population qu'ils constituent : c’est le « marketing interne ». Il a pour but non d’adapter les utilisateurs au système d’information, mais de définir ce que le système d’information doit faire pour répondre à leurs besoins.

Surmonter les réticences de la DG

L’organisation de l’entreprise repose souvent sur un postulat : la direction générale, où travaillent des personnes dont l’expérience vient du terrain et qui ont été recrutées parmi les meilleurs agents du terrain, connaît les utilisateurs et sait ce qui est bon pour eux. Elle est informée via la voie hiérarchique des responsables, directeurs régionaux ou directeurs d’agence, et par des contacts directs avec le terrain à l’occasion de missions d’inspection. Par ailleurs la DG, par ses réflexions, anticipe les évolutions du métier et possède une vue prospective que les utilisateurs ne peuvent pas avoir. Enfin, comme elle négocie avec les puissances externes, elle peut tenir compte de contraintes que les utilisateurs ignorent.

Le marketing interne n’a alors besoin ni d’observation des pratiques, ni de remontée d’alertes : les pratiques sont connues et les alertes ne feraient que manifester le mauvais esprit de personnes qui ignorent les contraintes auxquelles l’entreprise est soumise.

Or ce postulat est erroné. Sauf exception les personnes nommées à la DG, quelles que soient leur qualité et la profondeur de leur expérience du terrain, perdront en quelques mois une part de leur sensibilité opérationnelle à mesure qu’elles acquerront la sensibilité tactique nécessaire à la direction générale. Par ailleurs la voie hiérarchique ne s’exprime pas toujours avec la précision et la vigueur des personnes du terrain car les dirigeants locaux ménagent leur image auprès de la DG. Les missions d’inspection, certes instructives, ont un caractère artificiel : personne ne dit le fond de sa pensée devant un inspecteur.

Les responsables de la DG chargés de concevoir les évolutions du métier et de l’organisation doivent donc admettre la nécessité du marketing interne. Ce n’est pas la moindre des difficultés que rencontre cette démarche.

(Pour une description de ce que pourrait être la segmentation, voir "Marketing interne").


[1] Par « production », il faut entendre ici non seulement la production au sens strict, mais l’ensemble des activités de commercialisation et de distribution qui contribuent à mettre le produit entre les mains du client.

[2] En raison des économies d’échelle et de l’efficacité du partage du travail.

[3] Le besoin de communiquer à distance est aussi ancien que l’humanité mais il n’a pu s’exprimer sous forme de demande qu’à partir du moment où le consommateur eu connaissance de l’offre du service téléphonique.

[4] Ses méthodes relèvent de l’analyse discriminante, technique d’analyse des données.