Commentaire sur Jean-Louis Gergorin, Rapacités, Fayard 2007

8 mai 2007

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Dès le début des années quatre-vingt-dix, la révolution de l'informatique et des télécommunications élimine définitivement l'obstacle que pouvait constituer jusqu'alors l'éloignement géographique des places offshore. Il est désormais aussi facile, pour une entreprise ou même un particulier, de gérer son argent avec un établissement financier du Vanuatu, en Océanie, qu'avec la banque installée au coin de son pâté de maisons.
(Jean-Louis Gergorin, Rapacités, p. 139).

Nous en avions entendu de belles sur Jean-Louis Gergorin à l'occasion de l'affaire "Clearstream 2" : un "paranoïaque", un "fou", un "menteur"... dans cet ouvrage il s'explique calmement et on ne discerne aucun symptôme de paranoïa. Il ne se plaint pas de son sort, alors qu'il a perdu son emploi et qu'il est mis en examen : voilà de la dignité. Oui, il a menti, et il le regrette, mais il a cru devoir le faire et il explique pourquoi.

Il démonte l'affaire Clearstream 2", et il démonte aussi - c'est le plus intéressant pour nous - le mécanisme de l'économie contemporaine, celle qui s'est installée depuis 1975 et où s'articule deux mondes : le monde de l'échange équilibré, qui est le seul que les économistes considèrent ; celui de la prédation, également nommé "économie souterraine" parce que la théorie économique ne lui a jusqu'à présent accordé aucune attention. Le blanchiment est l'interface entre ces deux mondes :

Le blanchiment fonctionne dans les deux sens : le fruit de la corruption, de la fraude, des trafics illégaux ou criminels, doit être "blanchi" avant de pouvoir s'insérer dans l'économie légale, celle de l'échange équilibré, afin de ne pas offrir de prise aux enquêtes de la police, de la justice et du fisc ; les fonds que les entreprises orientent vers une utilisation illicite doivent être "noircis" par un artifice comptable afin d'alimenter la "caisse noire" où l'on pourra puiser les fonds nécessaires.

Gergorin explique en détail le mécanisme des commissions et "rétrocommissions" (il est l'inventeur de ce dernier terme, inspiré par l'expression évangélique "Vade retro, Satanas" et que l'on nomme en anglais kickback). Nous allons en présenter ici un petit modèle.

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Partons de l'échange normal : le vendeur et l'acheteur se mettent d'accord sur le produit à vendre et sur son prix ; le produit est livré à l'acheteur qui, en échange, paie le prix au vendeur. Nous sommes dans le monde de l'échange équilibré à l'état pur.

Il se peut - cela se produit souvent - que l'intervention d'un intermédiaire soit nécessaire pour conclure le marché. L'intermédiaire peut remplir plusieurs fonctions utiles : faciliter les relations entre vendeur et acheteur, garantir l'exécution ponctuelle des paiements etc. Il perçoit une rémunération, la commission, qui lui est versée par le vendeur. Le montant de la commission est dégressif en fonction du montant du contrat et s'exprime en pourcentage de ce montant (usuellement quelques pour cent, et au plus 10 %). Il s'ajoute naturellement au prix que paie l'acheteur.

Le principe de la commission n'a rien de répréhensible en soi, car l'intermédiaire peut rendre de réels services : il n'est pas facile, surtout lorsque l'on commerce avec un pays étranger, d'établir une relation confiante entre un vendeur et un acheteur qui ne parlent pas la même langue, n'ont pas la même culture, et dont les pays n'ont pas les mêmes lois. Dans l'économie contemporaine, le commerce s'organise d'ailleurs de plus en plus autour d'intermédiations qui facilitent les transactions et les répartitions entre partenaires. Ces commissions-là sont déclarées par le vendeur, et restent dans le circuit de l'argent "propre".

Mais il existe aussi des commissions illicites, dont le montant s'exprime alors en dizaines de pour cent du contrat ; elles sont utilisées pour corrompre ou pour se plier aux exigences de personnes diverses :
- celle qui, chez l'acheteur, conclut les achats (c'est ce que l'on appelle "acheter les acheteurs") ;
- celles qui, dans les administrations (douane, économie, armée), donnent leur aval à la transaction ;
- les experts qui comparent les offres des fournisseurs, etc.

Les corrompus préfèrent souvent être rémunérés "au noir" car cela leur permet d'échapper aux contrôles et à la fiscalité. Il faut donc que le vendeur "noircisse" le montant de la commission avant de la leur verser.

Voici une anecdote qui illustre comment les choses se passent. Un industriel doit vendre 100 000 exemplaires d'un appareil électrique dans un pays de l'ex-Yougoslavie. Le prix unitaire est de 30 €. Le responsable des achats lui demande de mentionner sur le devis un prix unitaire de 100 €, qui sera facturé à son entreprise, et de s'engager à verser sur un compte bancaire en Suisse 70 € par unité vendue - ce qui suppose bien sûr que l'industriel puisse "noircir" cette somme, c'est-à-dire l'extraire d'une façon ou d'une autre de sa comptabilité avant de la virer sur ce compte.

Où va l'argent des commissions illicites ? Parfois il restera dans la poche de celui qui l'a perçu, mais le plus souvent il ira en tout ou partie alimenter les caisses noires des syndicats, des partis politiques, des dirigeants etc. Les flux qui en résultent se ramifient selon un dessin institutionnel occulte et leur comptabilité est d'autant moins officielle qu'il importe d'échapper à la vigilance du fisc. La discrétion des personnes impliquées est donc nécessaire et elle est naturellement rémunérée par des miettes, parfois importantes, que les organisateurs leur abandonnent ou leur laissent prélever. En pratique, l'impunité leur est garantie en raison des avantages que les institutions en place tirent de ce système.

Une corruption purement individuelle serait vulnérable : le corrompu sera bientôt dénoncé par des personnes qui le jalousent. Par contre la ramification du flux de la corruption et son organisation en réseau lui confèrent sa pérennité et, sauf accident, son immunité : quiconque s'attaque à un élément du réseau s'expose en effet à une contre-attaque venant d'un autre élément. Comme les contours du réseau sont flous, personne ne sait jusqu'où s'étendent les solidarités qui le protègent et cela intimidera ceux qui, sans pouvoir ou vouloir bénéficier de la corruption, en ont connaissance.

Les commissions illicites sont de règle, si l'on peut dire, lorsque l'on commerce avec des pays dont l'organisation est restée féodale, et qui ignorent donc l'échange équilibré : il est notoire que l'on ne peut rien exporter vers ces pays si l'on ne reverse pas un pourcentage élevé du prix de vente (de l'ordre de 30 %). Mais elles sont également pratiquées dans les pays développés, et par exemple en France : les fournisseurs de l'informatique d'une grande entreprise m'ont cité le taux de 1 %, taux modeste mais qui représente une belle somme vu les montants en jeu ; un éditeur m'a dit que le directeur d'une administration avait exigé 10 % du montant des commandes qui lui étaient adressées. Lorsque j'étais chef d'entreprise j'ai raté des contrats que j'aurais certainement eus si je m'étais pliés à certaines exigences.

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Admettons toutefois, et c'est globalement vrai, que la commission illicite alimente surtout les pays féodaux ; la rétrocommission, elle, revient vers le pays industriel vendeur, et contrairement à la commission elle n'est jamais licite.

Une partie de la somme qui est versée par le vendeur à l'intermédiaire du pays acheteur, que nous nommerons "intermédiaire 1", est reversée à un autre intermédiaire ("intermédiaire 2"), situé dans le pays vendeur. L'acheteur paie évidemment au vendeur l'addition du prix normal, de la commission et de la rétrocommission. L'intermédiaire 1 perçoit la commission, plus la rétrocommission, qu'il verse à l'intermédiaire 2.

Qui est le destinataire de la rétrocommission ? Ce n'est plus un intermédiaire en ce qui concerne le marché considéré, car il ne connaît pas l'acheteur. Ce peut être un salarié ou plus souvent un dirigeant du vendeur, désireux de s'enrichir en cachette du conseil d'administration et des actionnaires ; ce peut être un responsable politique que le vendeur veut obliger ; ce peut être la caisse noire de l'entreprise, pour financer des commissions illicites sur d'autres marchés. Le système a été abondamment utilisé pour alimenter les caisses noires des partis politiques et, comme toujours, des miettes substantielles ont été distribuées aux personnes dont la discrétion était nécessaire. Alors la corruption ne concerne pas seulement le pays féodal : le pays développé lui-même est atteint.

L'organisation du blanchiment est indispensable à ce système : les commission illicites et les rétrocommissions sont nécessairement de l'argent noir, détenu sous forme de valises de billets de banque ou de comptes bancaires dans des paradis fiscaux (des pays exotiques, mais aussi de petits pays européens s'en sont fait une spécialité rémunératrice). Si l'on veut pouvoir réinjecter cet argent dans le flux de l'économie légale, par exemple pour acheter une entreprise ou un immeuble, il faut pouvoir le "blanchir".

Le blanchiment se réalise, pour l'essentiel, dans le système bancaire : il est hautement rémunéré et sous la pression de leurs actionnaires, qui réclament toujours plus de dividendes, certaines banques cèdent à la tentation. Le mécanisme du blanchiment a été démonté par Denis Robert, notamment dans La boîte noire ; Gergorin dit (p. 114) que les analyses de Denis Robert ont été trop imprécises mais dans l'ensemble il les confirme.

L'informatisation de la finance a facilité le blanchiment, en offrant des procédés qui interdisent de remonter à la source d'un flux d'origine illicite. Ainsi, alors que l'économie contemporaine suscitait une prédation endogène (car, étant l'économie du risque maximum - voir e-conomie - elle est aussi celle où il est le plus tentant de rechercher la sécurité en corrompant les représentants des acheteurs et des organismes de contrôle), elle se dotait des moyens de l'exercer.

Supposons que sur le montant d'un marché la rémunération de l'intermédiation licite soit de 5 %, la commission illicite de 25 % et la rétrocommission de 10 %. Il en résulte :
- que le montant du marché est 70 % plus élevé que la valeur du produit vendu, c'est-à-dire que le prix auquel il serait vendu s'il n'y avait aucune commission ;
- que 65 % du marché sont licites et que 35 % correspondent à de l'argent qu'il aura fallu ou qu'il faudra "noircir", puis "blanchir", et qui alimentent la ramification des réseaux de corruption.

Quelle est la part des commissions illicites et des rétrocommissions dans l'économie ? Certains estiment qu'elle est de l'ordre de 40 % dans le commerce mondial, et de beaucoup plus dans les flux financiers car pour pouvoir brouiller les pistes une opération de blanchiment multiplie les transactions.

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Quels sont les effets économiques de ces phénomènes ?

Ils se traduisent d'abord par de l'inflation par les prix, les prix payés par les acheteurs étant plus élevés qu'ils ne le seraient autrement ; par de l'inflation en volume, certaines opérations étant montées dans le seul but de procurer des commissions (certains pays ont ainsi des avions de chasse sans pilotes et des bateaux de guerre sans équipage) ; puis par un frein à l'amélioration des institutions dans les pays pauvres, la corruption apportant aux organisations de type féodal des ressources qui confortent leur pérennité ; enfin, par la dégradation des institutions pays riches eux-mêmes, dont les missions seront trahies ou détournées pour pouvoir organiser des financements illicites.

Il est donc nécessaire, lorsqu'on étudie l'économie contemporaine, de voir qu'elle comporte deux "mondes" d'importance à peu près égale, celui de l'échange équilibré et celui de la prédation, qui communiquent par le mécanisme du blanchiment. Toute analyse qui négligerait cette structure rencontrera des absurdités apparentes (le fait qu'une institution agisse au rebours de sa mission paraît absurde) et sera aveugle à certains des déterminants essentiels de la prospective.

Sans doute, comme l'a dit à Gergorin un ancien directeur du Trésor (p. 76) "connu pour sa rigueur et son intégrité", l'organisation du blanchiment autour de plates-formes de compensation comme Clearstream ou Euroclear "joue un rôle utile en facilitant la réintégration dans le système financier de fonds dont il vaut mieux ne pas connaître l'origine, mais qui sont bien utiles au développement économique mondial". Mais le fait que "la part de l'activité mondiale contrôlée par des capitaux non identifiés n'ait aucune raison de cesser d'augmenter" (p. 77) multiplie cependant les risques de déstabilisation, et par ailleurs on constate dans l'économie mondiale un excès plutôt qu'un manque de liquidités - dont l'une des conséquences est la hausse excessivement rapide des prix dans l'immobilier.

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J'ai connu de bons ingénieurs, passionnés par leur métier et désireux de bien faire, qui ont sombré dans la dépression chronique après avoir été confrontés à une absurdité dont ils ne pouvaient pas entrevoir les causes.

L'expérience m'a appris à interpréter certaines situations. Lorsqu'un corrompu, obligé de défendre une décision absurde, se trouve contraint de répondre à une argumentation raisonnable, la discrétion lui interdit d'expliquer sa position : alors il prend prétexte d'un mot dont il se scandalise et se met en colère pour clore la discussion.

Pour lire un peu plus :
- Révélation$
- La boîte noire

- e-conomie
-
Clearstream, l'enquête

http://www.volle.com/lectures/gergorin.htm
© Michel VOLLE, 2007 GNU Free Documentation License