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Commentaire sur :
Corinne Maier, Bonjour paresse, Michalon 2004
9 décembre 2004

Liens utiles

- Qu'est-ce qu'une entreprise?
- Pathologie de l'entreprise
- Liturgie des réunions
Ce livre a eu un succès de scandale. L'auteur a une bonne plume, de la verve, un don d'observation. On rit souvent et pourtant cette lecture laisse un arrière-goût désagréable. C'est qu'il manque à ce livre beaucoup de choses.

L'auteur décrit la pathologie de l'entreprise : liturgie des réunions, langue de bois, médiocrité des ambitions, vide de la pensée, formalisme des procédures, océan des paperasses etc. Elle invite le "cadre moyen" à en faire le moins possible car ceux "qui y croient" seraient des dupes, des "crétins".

Beaucoup de ses remarques sont exactes. Cependant, si elle critique ainsi l'entreprise, c'est qu'elle a derrière la tête une idée de ce que l'entreprise devrait être ; mais comme elle ne la développe pas, on peine à la deviner à travers des indications éparses. Elle se conforme ainsi au style des médias qui, sous le noble couvert du mot "critique", dénigrent : être constructif, ce serait "naïf". Mais ne devrait-on pas exiger, quand quelqu'un crache dans la soupe, qu'il indique la recette d'une bonne soupe ?

La "critique" de Corinne Maier porte en fait non sur l'ensemble de l'entreprise, mais sur la seule direction générale (moins de 10 % des effectifs). Elle conseille en effet au cadre moyen d'éviter le terrain (plus de 90 % des effectifs) où l'on travaille : il faudrait, dit-elle, être "maso" pour y aller.

Certaines de ses remarques sont superficielles. Sans doute, les consultants sont parfois des farceurs, les fournisseurs sont parfois des escrocs, mais il est bien rapide d'en conclure que les NTIC, c'est de la blague !

*  *

Il est vrai qu'une direction générale, sommet de la pyramide de la légitimité et lieu géométrique des conflits de pouvoir, est toujours peu ou prou malade. Mais quand on rencontre un malade, n'est-il pas cruel de rire de lui ? Pour le soigner il faut avoir une idée de ce que qu'est la santé, il faut oser être normatif. Corinne Maier, se conformant à la tradition purement descriptive de la sociologie, se garde bien de  prendre ce risque.

J'ai rencontré, dans les directions générales, beaucoup de personnes désabusées qui ne pensent qu'à tirer leur épingle du jeu en pratiquant l'ironie. Je me rappelle ce polytechnicien qui, dans les années 70, avait accroché au mur de son bureau un noeud coulant sous lequel on lisait : "Cadre, voici la corde avec laquelle on te pendra". Il appliquait les recommandations de Corinne Maier avant que celle-ci ne les ait formulées. Invité à donner son avis sur une note, il répondit "Elle est écrite en noir sur du papier blanc". Sa carrière n'est pas allée loin mais, protégé par la corporation des X qui domine cette entreprise, il a pu continuer à ricaner tout en percevant un salaire honorable...

*  *

Si, malgré les travers de la DG, les entreprises produisent des choses utiles et de qualité satisfaisante, c'est parce que la majorité des personnes s'emploient avec bon sens et sans prétention, fût-ce en rouspétant, à faire du bon travail sur le terrain. Elles ne retiennent, des consignes de la DG, que ce qui est raisonnable et savent ignorer la pluie de "foutaises, calembredaines et billevesées" dont l'application paralyserait l'entreprise.

Il est vrai, et Corinne Maier a raison de le dire, que dans nos entreprises on ne respecte pas assez les personnes ; il est vrai aussi que la crédibilité financière occupe dans l'esprit des dirigeants une place démesurée par rapport à la physique de l'entreprise, son positionnement, son fonctionnement, son économie.

Mais le fait que l'entreprise fonctionne et produise reste incompréhensible si l'on ne voit pas que, parmi les dirigeants des grandes entreprises qui certes sont pour la plupart des mondains ou des pervers, se trouvent aussi quelques vrais stratèges ; que parmi les gens de la DG, dont beaucoup sont accaparés par des conflits de plates-bandes, se trouvent nombre de vrais concepteurs et de vrais organisateurs ; et que si les gens du terrain sont parfois des carriéristes mal dans leur peau, ce sont dans leur grande majorité des personnes raisonnables qui, à défaut de "s'épanouir dans leur travail" (la vie offre bien d'autres occasions de "s'épanouir"), travaillent du mieux qu'elles peuvent.

On peut rire de tout : du travail, de la famille et de la patrie, dont un régime infâme avait fait sa devise ; de l'égalité, de la liberté et de la fraternité, idéal à jamais inaccessible de notre République ; de la religion, des valeurs, de bien d'autres choses encore. Cela soulage.

Mais quand on substitue une marionnette à l'être vivant que l'on prétend décrire, le rire se fige en un rictus. Il y a un temps pour rire et un temps pour réfléchir ; un temps pour se soulager et un temps pour comprendre.