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Qu'est-ce qu'une entreprise ?

13 octobre 2003

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Pour lire un peu plus :

- Pathologie de l'entreprise
- Notre Amérique
- L'ingénieur et le petit marquis
- Recherche et Pouvoir
- Le compromis managérial
- Comment évaluer une entreprise ?
- Le système d'information et la stratégie de l'entreprise
- Le coeur théologal
- A la recherche de la stratégie
- Bonjour paresse
- La gabegie

Nous banalisons l'entreprise, comme en attestent des définitions que l'on entend souvent chez nous : elle serait « le lieu où le capital exploite le travail », « le lieu où l'on produit du profit », « le patrimoine des actionnaires », « la boîte où l'on passe 35 heures par semaine », « le théâtre du conflit social », « l'endroit où l'on fait carrière » etc. Si chacune de ces définitions reflète un aspect de l'entreprise, aucune ne vise exactement sa fonction économique que je propose de résumer ainsi :

L'entreprise est le lieu où le travail des êtres humains s’organise afin d'agir sur la nature pour en obtenir des résultats utiles.

Déployons cette définition pour l'analyser :


1) « Des résultats utiles » : le résultat de l'action, ce sont des produits (biens et services) utiles pour le consommateur ou pour la fonction de production d'autres entreprises. Ceci s’applique aussi bien aux administrations, qui produisent un service public, qu’aux sociétés privées qui produisent des biens et services marchands.

Si le résultat de l’activité de l’entreprise n’est pas utile elle disparaîtra bientôt faute de clients, sauf si elle est maintenue sous perfusion par des pouvoirs qui la financent. Certaines entreprises, notamment les administrations, peuvent ainsi survivre à la disparition de leur utilité.

Le rôle social de l'entreprise, c'est de produire de l'utilité : la compétitivité et le profit en sont des conséquences. Si le marché est organisé de façon à interdire la prédation, la recherche du profit sera le moteur de l'innovation.

2) « Agir sur la nature » : le mot « nature » est pris ici au sens large qui inclut, outre la nature physique, les natures sociale et humaine. Il englobe tout ce qui peut être obstacle ou outil pour l’action.

L’entreprise agit sur la nature en absorbant des matières premières auxquelles elle applique sa fonction de production pour les transformer en produits utiles. La « physique de l’entreprise » recouvre les tâches qui concourent à cette production d’utilité : conception des produits, marketing, achats, production au sens strict, commercialisation, distribution, après vente etc.

L'action sur la nature suppose un processus interne à l'entreprise. Ce processus est parfois tellement complexe que les acteurs peuvent oublier sa finalité physique pour ne percevoir que la procédure. Lorsque l’entreprise est bien rodée l’attention accordée à sa « physique » s’estompe, au sein de la direction générale, pour faire place à la facticité symbolique de la conquête et la défense des territoires de légitimité, des « plates-bandes » des dirigeants (voir « Le compromis managérial »). Il peut en résulter des erreurs sur le plan physique. L’approche sociologique de l’entreprise, lorsqu’elle s’arrête à ces symboles et néglige la physique sur laquelle l’entreprise est fondée, est aveugle aux conditions essentielles de l'efficacité.

3) « Le travail des êtres humains s’organise » : l'entreprise met en oeuvre le travail de l'être humain soit de façon différée (quand il est incorporé à un stock, le « capital fixe »), soit de façon immédiate (quand il contribue au flux du processus de production).

L’être humain qui travaille dans l’entreprise n’est pas un individu isolé. Sa compétence s'articule à celle d’autres personnes. C’est l’organisation de ce réseau de compétences qui procure à l’entreprise l’aptitude à l’action.

Les compétences se forment, s’ajustent et se complètent selon un processus délicat. Les compétences du stratège, de l’animateur, de l’organisateur, du gestionnaire leur permettent de prendre des décisions qui seront appliquées par d’autres. Ils exercent ainsi une fonction spécifique.

La gestion des compétences suppose le respect envers l'être humain. Le modèle hiérarchique, selon lequel un concepteur omniscient prescrit aux exécutants le détail des tâches à accomplir, est grossièrement inexact. Son imposition provoque le gâchis des compétences[2].

Ceux qui voient dans l'entreprise le lieu de l'exploitation de la force de travail estiment que lui accorder une influence sur la formation des adolescents équivaudrait à préparer ceux-ci à la servilité. Si par contre l'on voit dans l'entreprise le lieu de l'action organisée, on pensera que former les adolescents à l'entreprise n'est rien d'autre que les préparer à l'action.
 

La demi-stratégie

Beaucoup de nos entreprises ont non pas une stratégie, mais une moitié de stratégie. Elles veulent « grossir pour survivre », mais restent campées sur leur activité traditionnelle et refusent de diversifier leur offre. Elles veulent « réduire les coûts », mais négligent le marketing. Elles veulent « assainir les finances », mais répudient la R&D. Leurs dirigeants négligent la polyphonie de l'entreprise, la multiplicité des logiques qu'elle articule (voir Modèle en couches) et qui toutes sont nécessaires, pour n'accorder d'attention qu'à une seule mélodie.

1) Ainsi France Telecom s’est lancé depuis septembre 2002 dans une fructueuse chasse au gaspi et dans le désendettement. En 2005 le montant de la dette sera redevenu raisonnable. Mais France Telecom sera alors peu de chose s’il n’a pas, tout en se désendettant, poursuivi une R&D technique précédée et orientée par une R&D en marketing – car l’innovation ne réussit qu’à ceux qui savent comment observer et segmenter leur clientèle, ce qui suppose une exploitation statistique poussée du système d'information.

2) Ainsi Air France, quelques années après France Telecom – mais pas avec le même résultat, espérons-le – se lance dans la croissance en volume en prenant le contrôle de KLM. Faire, sur une surface plus grande, un métier à haut risque et à faible marge, cela ne peut avoir de sens que si l'on a bâti au préalable un modèle d'entreprise très performant et si l’intégration des flottes, des réseaux et de la maintenance apporte une synergie. Mais est-ce le cas ?

Ni Air France, ni France Telecom ne consacrent beaucoup d’efforts à l’« ingénierie d’affaires », aux « montages » qui permettraient d’offrir aux clients, sur la plate-forme traditionnelle, une gamme de services différenciés et enrichis :
- ce sont les Coréens, non les Français, qui ont introduit dans la puce du téléphone mobile les fonctions de la carte bancaire ;
- ce sont les Américains, non les Français, qui ont transformé l’avion en un magasin où le passager peut acheter à l'occasion d'un vol des ordinateurs portables, appareils de photo numériques, CD-Rom, DVD etc. qui lui seront livrés au sol, éventuellement hors taxes et dédouanés. Les Français en restent à la vente à bord de foulards Hermès, parfum Chanel n° 5 et autres produits « de luxe ».

Il est vrai que l'ingénierie d'affaires suppose l'aptitude à la négociation de contrats entre égaux, aptitude rare dans des directions générales absorbées par l'organisation interne et focalisées sur la conception traditionnelle du métier. Le dirigeant type « à la française »  n’est pas en effet un entrepreneur, un « ingénieur d’affaires », mais un gestionnaire qui a pris les rênes d’une entreprise créée par d’autres. Il s'est appliqué à prendre le pouvoir et il sait parfaitement le gérer : il lui suffit pour cela d’être un demi-stratège.

Le milieu que forment les dirigeants « à la française » est d’une exquise complexité : la lutte pour le pouvoir sélectionne des personnes cultivées, à l’intuition rapide, à la repartie fulgurante. L’entrepreneur, le pionnier, l’innovateur y détonnent par leur concentration, leur obsession vers un but précis. Ils n’ont pas de bonnes manières ! Les autres n’ont le plus souvent aucune peine à les éliminer. S’ils n’y parviennent pas, il leur suffira d’attendre : lorsque l’entreprise du pionnier aura grossi, que les questions administratives et financières auront pris le pas sur le marketing et la technique, le pionnier s’ennuiera et partira. Alors les gestionnaires prendront les commandes. On sera revenu à la norme et l’entreprise aura perdu sa capacité à évoluer[1].

Notre héritage culturel

Je prie le lecteur de pardonner le schématisme de l’analyse ci-dessus, à laquelle on peut - et c’est heureux – opposer quelques contre-exemples. Nous avons bien sûr des entrepreneurs en France : mais comme l'Entreprise n'exerce par chez nous l'hégémonie culturelle ils ne sont ni formés, ni compris, ni promus, de sorte que leur seule pépinière est le capitalisme familial.

Pourquoi en est-il ainsi ? Que l’on me permette d’être encore une fois schématique : il en est ainsi parce que, au fond, nous autres Français ne savons pas ce que c’est que l'entreprise : elle nous est masquée par notre héritage culturel (cf. ci-dessous). Ainsi nous acceptons la prétention du Medef, qui fédère des organisations patronales, à la représenter. Nous l'opposons à l'administration, alors que celle-ci est une entreprise. Nous croyons son économie bien représentée par la comptabilité.

L’entreprise est située sur le front de taille des rapports entre l’être humain et la nature. Ces rapports sont indéfiniment perfectibles car notre connaissance de la nature n’est jamais achevée. C’est pourquoi l'image de l’entreprise stable,  institutionnelle, est un faux-semblant qui sera bousculé non seulement par la concurrence, mais par des évolutions du rapport à la nature, des innovations auxquelles elle n’aura pas pu s’adapter.

Pourquoi cependant aimons-nous tant ces entreprises pérennes, figées, dont les sièges sociaux imitent l’architecture d’un mausolée[3] ? C'est parce que l’institution qui a, pour le meilleur et pour le pire, modelé nos valeurs et forgé notre culture, c’est l’Église, bâtie pour l’éternité sur un dogme indiscutable.

Organisée bien avant l’État moderne, l’Église lui a fourni le modèle hiérarchique[4] qui s’est par la suite imposé dans nos entreprises. Nous avons ainsi appliqué à l’entreprise des méthodes qui conviennent peut-être à l’Église, mais non à une organisation orientée vers la production de choses utiles : hiérarchie (sacralisation du pouvoir), présomption de compétence des dirigeants (comme s'ils étaient inspirés par le Saint-Esprit), liturgie des procédures (la forme prime le fond), rigidité des structures (elles-mêmes sacralisées), dogmatisme des croyances maison, sentiment d’éternité (l'apparence de la pérennité masque les risques) etc.

Pour la carrière d’un cadre, le respect de la liturgie importe autant ou plus que la recherche de l’efficacité ; et si des hommes comme Jean-Yves Haberer ou Michel Bon ont trouvé normal de prendre la direction d’entreprises auxquelles il s’est avéré qu’ils ne pouvaient rien comprendre, c’est parce qu’ils avaient confiance en la « grâce d’état » que leur garantissait l’onction reçue lors de leur cooptation parmi les dirigeants.

De la demi-stratégie à la stratégie

Si notre économie n’est pas entreprenante, ce n’est pas parce qu’elle est parasitée par l’État : beaucoup de grandes entreprises souffrent des travers bureaucratiques que l’on attribue à l’administration. Si nos dirigeants sont des demi-stratèges, ce n’est pas parce qu’ils sont stupides : ils ont beaucoup de talents mais ils sont coincés, tant par leur milieu que par leurs propres valeurs, dans la « position du gestionnaire ».

Nous admirons l’esprit pratique des Américains, leur tempérament de pionniers et d’entrepreneurs, la souplesse et l’organisation de leurs entreprises[5]. Ces qualités s’expliquent par l’histoire. Leur nation, fondée par des sectes protestantes séparées de l’Église et chassées par l’État, a accordé l’hégémonie culturelle à l’Entreprise. Confrontée à un continent pourvu de ressources naturelles immenses, elle a mis toute son énergie dans l’organisation de l’action sur la nature en vue de produire des choses utiles[6].

Mais il ne nous servirait à rien de copier leurs méthodes. On ne copie que les défauts des autres quand on les imite sans faire effort sur soi-même, et les Américains ne sont pas sans défauts : ils ont sans doute poussé trop loin l’exploitation de la nature[7] et nous ferions mieux de ne pas adopter la cruelle classification en « winners » et « losers » qu’a décrite Edward Luttwak[8], ni la priorité absolue qu’ils accordent à la compétition, ni encore leur tendance à délaisser une entreprise (même utile) dès qu'elle cesse de croître.

Si nous voulons que nos entreprises soient vivantes, si nous voulons donner aux entrepreneurs l’espace qui leur est nécessaire, ce n’est pas seulement de méthodes, de procédés que nous avons besoin. Il nous faut élucider nos valeurs, les faire venir à la surface de notre conscience pour les examiner, les trier et les corriger ;  il nous faut désacraliser le veau d'or des institutions pour réserver le sacré au seul domaine de la foi. Nous trouverons alors en nous-mêmes des ressources que nous avons trop négligées, et nous pourrons avoir de vraies entreprises, de vraies stratégies, de vrais stratèges.


[3] Voyez les sièges sociaux des banques à Paris, boulevard des Italiens.

[4] Le mot « Hiérarchie », dont l'étymologie est « pouvoir sacré » (ιερός, sacré ; αρχός, chef), qualifie en Droit Canon le pouvoir de l’évêque dans son diocèse. L’organisation hiérarchique n’a pas pour origine l’art de la guerre, comme en témoigne l’Anabase de Xénophon  : des hommes normaux ne vont pas au combat sans se concerter. La discipline mécanique « à l’allemande », souvent prise en exemple, est l'héritage des moines soldats qui ont fondé la Prusse.

[5] Elles ne sont pas toutes parfaites (cf. Enron, Worldcom, Pan Am, et les travers des très grandes entreprises comme IBM et AT&T) ; mais elles ont un ressort qui nous surprend. Un Bill Gates n’aurait pas pu réussir en France (voir le parcours de « Guillaume Portes » dans Jean-Pierre Brulé, L’informatique malade de l’Etat, Les Belles Lettres 1993, p. 307)

[7] Jean-Marc Jancovici, L’avenir climatique, Seuil 2002

[8] Edward Luttwak, Turbo Capitalism, Harper Collins 1999