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Commentaire sur :
Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, Mille et une nuits 2004

8 mars 2005


Pour lire un peu plus :

- A propos de l'antisémitisme
- Les penchants criminels de l'Europe démocratique
- Histoire du négationnisme en France
- Statistique et "political correctness"

Plus on est indigné, plus il faut maîtriser son langage. Exprimer sa colère par des invectives, cela soulage peut-être mais cela affaiblit le propos.

Taguieff est à bon droit excédé par l’antisémitisme et l’antiaméricanisme, surtout quand ils se déguisent sous de bons sentiments. Il ne supporte pas que des escrocs colportent Les Protocoles des Sages de Sion comme si ce faux était l’expression authentique du sionisme.

Mais lorsqu’il dit qu’un texte est « nauséabond », que Michael Moore est un « bibendum » ou qu’Edwy Plenel n’a que le baccalauréat pour tout diplôme, ces grossièretés ne servent à rien.

Il aurait dû appliquer aussi l'esprit critique à son propre camp. Il dit que Les penchants criminels de l'Europe démocratique, de Jean-Claude Milner, est un livre « aussi étincelant que contestable » (je n’y ai pourtant pas vu d'étincelle). Mais pourquoi lui emprunte-t-il des notions aussi contestables que le « couple problème / solution », calembour pénible, ou que le « juif de négation » ?  

Taguieff dit, bien sûr, qu’il est licite de critiquer la politique d’Ariel Sharon ainsi que celle de George W. Bush ou de tout autre dirigeant. Mais comme il ne cite aucune critique raisonnable[1], comme il emprunte toutes ses citations aux extrémistes qu’il dénonce, il semble être de ceux qui, à la moindre critique, vous traitent d’antisémite ou d’anti-américain[2]. Cette impression est fausse sans doute, mais celui qui écrit un livre ne doit-il pas tout faire pour donner de ce qu’il pense une impression exacte ?

*  *

Taguieff distingue antisémitisme et judéophobie, arabophobie et islamophobie, etc. Il a raison de préciser les concepts, mais il faudrait pousser plus loin l’exigence de précision : lorsqu’il utilise le mot « islamiste » pour qualifier une minorité suicidaire et meurtrière dans le monde musulman, il lui attribue beaucoup plus d’influence qu’elle n’en a et, par le jeu des connotations, contamine la représentation que l'on se fait de l’Islam lui-même.

*  *

Une fois que l’on dispose de concepts bien définis, il ne suffit pas de s’en servir pour décrire : il faut aussi les faire jouer pour explorer des schémas explicatifs.

Il est ainsi bien connu, en psychologie, que celui qui maltraite son voisin se procure par compensation une bonne conscience en manifestant une solidarité peu coûteuse, car symbolique, envers des malheureux qui vivent au loin.

Les bons sentiments qui s’expriment en France envers les Palestiniens n’ont-ils pas pour fonction, en tout ou partie, de compenser les mauvais sentiments que l’on éprouve, mais dont on a honte et que l’on voudrait réprimer, envers les « arabes » venus du Maghreb ? La statistique est éclairante[3] : les personnes dont la famille est originaire du Maghreb ont, à niveau de formation égal,  beaucoup plus de mal à trouver un emploi que les autres (l’écart est surtout sensible pour les Algériens ; les Marocains et les Tunisiens sont moins mal traités).

Lisons le tableau ci-dessous. Alors que le taux de chômage pour diplômés de l’enseignement supérieur est de 6 % parmi les hommes dont les deux parents sont nés français, de 6 % pour ceux dont un parent est né en Italie et de 9 % pour ceux dont un parent est né au Portugal, il est de 20 % pour ceux dont un parent est immigré d'Algérie. L'écart est significatif, et un écart analogue se rencontre dans les autres cases du tableau.

Études

France

Italie

Portugal

Algérie

M

F

M

F

M

F

M

F

Sans diplôme

18

26

15

28

22

37

48

58

CEP, BEPC

10

16

10

19

17

26

38

41

CAP

9

17

11

15

18

23

31

37

BEP

8

16

8

12

17

22

40

40

Bac

8

13

11

12

12

14

31

25

Supérieur

6

7

6

7

9

7

20

21

Ensemble

9

14

10

15

16

19

36

35

Taux de chômage en % par diplôme, sexe et origine[4]

Lorsque Taguieff évoque les actes antisémites, il nous accable sous une avalanche de nombres dans laquelle il est difficile de déceler une tendance ou une proportion. Pourtant, c’est sur les sujets délicats qu’il convient le plus d’avoir le sens des proportions (voir Statistique et « political correctness »).

On ne doit pas lutter contre les négationnistes, contre les tueurs, en empruntant leurs procédés rhétoriques : invectives, allusions sexuelles, citations sélectives etc. L’argumentation sera d’autant plus efficace que l’on économise l’expression de son indignation pour user d’une langue sobre, de concepts nets, de statistiques claires.


[1] Taguieff ne cite pas Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), sinon pour dire que « sa pensée est complexe ». Il aurait été utile d’évoquer sa controverse avec le Rav Kook (1865-1935).

[2] Le journal Maariv a publié le 19 octobre 2003 une photographie de Jacques Chirac ayant pour légende « Voici le visage de l’antisémitisme ». Une telle exagération s’annule d’elle-même.

[3] Michèle Tribalat, « Intégration des populations d’origine étrangère », La jaune et la rouge, février 2005, p. 18.

[4] « France » : né de deux parents nés en France ; autres colonnes : né d’au moins un parent immigré d’Italie, du Portugal, d’Algérie. Source : Michèle Tribalat, op. cit., p. 20.