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L'entreprise et Aristote

15 mars 2009

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Pour lire un peu plus :

- Les quatre causes

- Comprendre la crise
-
A propos du modèle en couches
-
Apport de l'informatique à la philosophie

Dès que le nom d'Aristote est prononcé beaucoup d'oreilles se ferment. Quel ennui ! Que c'est prétentieux ! Et pourtant, pour parler comme au lycée, il n'était pas si con que ça, Aristote.

Considérons les quatre types de cause qu'il a dénombrés : finale, formelle, matérielle, motrice (ou efficiente). Longtemps je n'y ai rien compris, mais comme j'avais gardé quelques souvenirs du cours de philo j'ai pu voir que l'informatisation était la cause matérielle de la crise financière (voir Comprendre la crise) : elle a rendu cette crise possible – et si l'on réfléchit un peu on voit que dès que la crise était possible, elle était en fait inévitable.

Je me suis demandé quelle place pouvaient jouer, dans nos entreprises, les trois autres types de cause. J'ai découvert à ma grande surprise qu'elles s'empilent selon un modèle familier.

Si Aristote vivait de nos jours il s'intéresserait certainement à l'entreprise, lieu de l'action dans la biosphère - tandis que nos philosophes, dans leur majorité, préfèrent la dénigrer plutôt que de l'observer.

*     *

Cause finale

Cette cause-là est mal vue des scientifiques car elle a été invoquée à tort et à travers pour expliquer les phénomènes naturels : si les choses sont comme elles sont, disaient les scolastiques, c'est que Dieu l'a voulu ainsi – alors il n'y a plus à expérimenter, ni à réfléchir, pour comprendre comment les choses fonctionnent.

Mais si l'on regarde l'action des animaux (et en particulier celle des humains) on voit que la finalité y joue bel et bien. Les prédateurs chassent pour se nourrir et nous autres, êtres humains, formons le plan d'une maison avant de la construire, concevons un projet avant de le réaliser : notre action est ainsi orientée vers un but qu'elle vise. Nos institutions, nos entreprises répondent, elles aussi, à une mission.

Certes, la définition de leur mission n'est pas univoque. S'agit-il de faire œuvre utile ? D'enrichir les actionnaires ? Ou encore de créer des emplois, de distribuer du pouvoir d'achat ? La mission de toute institution est l'enjeu d'un conflit entre des parties prenantes dont chacune tente de faire prévaloir ses priorités.

Univoque ou non, la cause finale joue dans notre action, nos institutions, nos entreprises, et les conflits qu'elle occasionne ne font que souligner son importance.

Cause formelle

On peut définir une institution par sa forme juridique et son organisation, ce dernier mot désignant à la fois la structure des pouvoirs de décision légitimes et les procédures mises en oeuvre dans le travail.

Cette forme est nécessaire, indispensable à l'action de l'institution : sans existence juridique, sans organisation, il lui serait impossible d'agir. Mais le formalisme de l'organisation, la lettre des procédures, peuvent contredire la mission. La cause formelle peut entrer en conflit avec la cause finale : cette dialectique anime la vie même de l'entreprise, de l'institution.

C'est que toute institution est un être organique où fonctionnent simultanément des organes obéissant chacun à une logique spécifique : le fonctionnement global de l'organisme résulte de leurs échanges et de leurs éventuels conflits. Nous y reviendrons.

Cause matérielle

La cause matérielle d'un phénomène est sa condition d'existence, de possibilité. L'état de l'art des techniques, l'état des ressources naturelles délimitent ce qui est matériellement possible (donc aussi, de façon complémentaire, ce qui est impossible).

La cause matérielle est nécessaire, car l'impossible ne peut jamais se produire. Mais elle n'est pas suffisante : il se peut qu'un phénomène possible ne se produise pas.

Souvent, pourtant, la cause matérielle suscite effectivement le phénomène. Si l'on met du terreau dans un récipient ouvert posé à l'extérieur, il est possible que des plantes y poussent – et en fait c'est certain car le vent apportera toujours quelques graines. De même, si une opportunité est offerte à des prédateurs il est certain qu'elle sera exploitée, fût-ce après un délai, car ils sont vigilants et à l'affût.

L'informatisation est la cause matérielle de la crise financière : elle a offert aux financiers des outils puissants (automatisation des transactions et du back-office, modèles informatisés, réseaux) sans qu'ils aient pu mûrir la compréhension des risques qu'ils comportent. Comme ils étaient soumis à une rude concurrence, il était inévitable qu'ils cherchent à tirer parti des possibilités nouvelles - et prennent alors des risques mal maîtrisés.

Cause motrice

Nous venons de voir que l'entreprise est orientée par une cause finale, organisée par une cause formelle, outillée par une cause matérielle. Mais en outre elle reçoit des chocs provenant du monde extérieur : initiatives des concurrents, incidents politiques et géopolitiques, changements réglementaires, innovations etc.

Ces chocs la mettent en mouvement : c'est la cause motrice, si l'on met à jour l'idée que s'en faisait Aristote (il pensait qu'elle résidait dans la vitesse, nous la plaçons dans la force, ou le choc, qui provoquent une accélération).

Les chocs, les surprises venant de l'extérieur peuvent inciter l'entreprise à modifier sa finalité ou sa forme : elle se réoriente, se réorganise, après quoi de nouvelles causes finale et formelle entreront en jeu. Les innovations transforment par ailleurs l'espace du possible et modifient donc la cause matérielle.

La symphonie des quatre causes

Il existe ainsi une relation entre les diverses causes. La cause finale ne peut jouer que dans l'espace du possible, ouvert par la cause matérielle : il serait inefficace, déraisonnable de se donner un but qu'il est impossible d'atteindre. La cause motrice peut, par les chocs qu'elle inflige, modifier les trois autres causes. La cause formelle peut, en rigidifiant l'organisation de l'entreprise, altérer le jeu de la cause matérielle en limitant les possibilités offertes.

On retrouve ici un modèle familier. Le découpage d'un être organique en quelques couches est toujours discutable, mais il permet de penser cet organisme où jouent simultanément plusieurs phénomènes obéissant chacun à une logique, à un protocole qui lui est propre, reliés par des interfaces qui les font communiquer.

Parfois on peut les empiler en couches comme dans le modèle OSI. Parfois il n'est pas possible de représenter l'organisme par des couches successives : les organes sont reliés par un réseau qui combine des relations en arbre et en étoile.

Ici les diverses causes semblent former un cycle, la dernière s'interfaçant avec la première. On peut dire en effet que la cause matérielle, délimitant le possible, définit l'espace dans lequel pourra s'exprimer le but que l'on vise, la mission de l'entreprise, sa cause finale. A la mission doit correspondre une organisation capable de la réaliser, de la concrétiser par une action : la cause finale détermine la cause formelle (qui souvent se retournera contre elle, mais c'est une autre affaire). Enfin l'action d'une entreprise provoque des chocs sur les autres entreprises par l'innovation et la concurrence : ainsi la cause formelle engendre la cause motrice, qui elle-même transforme le possible et modifie la cause matérielle...

Cette esquisse mériterait d'être précisée : les diverses interfaces ne jouent ni au même lieu, ni avec la même temporalité et le même rythme ; ce n'est pas le moment d'aller dans un tel détail.

*     *

L'entreprise n'est pas un être banal, même si nous la percevons à travers la grille répétitive et terne du quotidien : c'est un être organique dont les organes entretiennent non seulement des dialectiques (conversation et conflit éventuel à deux) mais un contrepoint à plusieurs voix, une polyphonie qui, dans les périodes où l'on perd la tête, tourne à la cacophonie. Cela donne le vertige lors de certaines réunions : comment tirer au clair ce fatras confus d'opinions contradictoires, inconciliables, incohérentes ?

Ici certains procédés de pensée sont utiles. Avoir présentes à l'esprit les quatre causes et leurs relations aide à y voir clair. Si les positions semblent inconciliables, c'est souvent parce que les uns et les autres se situent dans des couches différentes et que les interfaces fonctionnent mal.

L'un, soucieux de stratégie, pense en termes d'orientation : cause finale ; l'autre, soucieux du possible, pense en termes de technique : cause matérielle ; l'autre est plus sensible à la concurrence, aux risques que présente le monde extérieur : cause motrice. N'oublions pas l'organisateur, qui a le plus souvent un tempérament conservateur : cause formelle...

Il faut méditer l'entreprise, analyser l'interaction des logiques, leur rythme, leur symbolique, leur reflet dans les imaginaires : cela permettra au stratège de voir où il peut poser le levier qui lui permettra de dégager, puis de partager une orientation.

*     *

On explique la crise financière par le comportement des financiers (belle explication !) ; on lui applique des remèdes financiers ; on dit qu'après la crise il faudra pratiquer autrement la finance. Ainsi le raisonnement, enfermé dans la finance, tourne en rond comme un chat qui court après sa queue.

Supposons que les freins de votre voiture soient usés : c'est la cause. Elle tombe dans un précipice : c'est la conséquence. Que devez-vous faire ? D'abord, grimper la paroi du précipice : c'est le remède immédiat. Cause, conséquence et remède relèvent ainsi de trois univers physiques différents. Mais la connaissance de la cause est utile pour le futur : vous contrôlerez mieux les freins de votre prochaine voiture, ainsi vous ne tomberez plus dans un précipice...

L'informatisation est la cause matérielle de la crise financière ; maintenant que nous sommes au fond du trou il faut en sortir, et pour cela il n'y a sans doute rien d'autre à faire dans l'immédiat que de prendre des mesures financières. Mais lorsque nous en serons sortis, il faudra se rappeler ce qui a causé la crise, et donc mûrir notre compréhension de l'informatisation.

*     *

Je ne sais pas si un philosophe patenté (ce que je ne suis pas) jugerait correcte cette interprétation des quatre causes : je suis prêt à la discuter et à l'amender si nécessaire.

En tout cas il n'était pas si con, cet Aristote, n'est-ce pas...