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Aventure mentale

12 octobre 2004


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La vie apportant son lot quotidien de contrariétés, on ne peut trouver l’équilibre que si l’on dispose de sources de plaisir aisément accessibles. Or le plaisir, même quand il a pour origine les sens, est un phénomène mental. C’est le cerveau qui jouit lorsqu’un paysage, une musique, une personne nous plaisent.

Certains outils comme la télévision ou la voiture, certaines drogues, permettent de déclencher du plaisir à volonté. Mais ce plaisir machinal ne peut égaler un plaisir que le cerveau se donne à lui-même.

C’est ainsi que les mathématiciens, sous l’austérité de leur langage, sont les plus voluptueux des êtres. Explorer le monde de la pensée, lorsque l’on prend pour guide le principe de non-contradiction, apporte des sensations plus fortes que celles que procurent les paradis artificiels qu'avaient décrits Baudelaire[1] ou Michaux[2].

Le monde de la pensée acquiert en effet, avec ce principe, une « réalité », une consistance aussi ferme que celle du monde de la nature physique. Comme il résiste à notre caprice, on peut s’appuyer sur cette résistance pour le construire en même temps qu’on l’explore.

Mais le fonctionnement du cerveau en circuit court incite le chercheur à s’isoler, à la façon du joueur d’échecs de Nabokov dans La défense Loujine [3]. C’est pour éviter ce piège que je me suis éloigné de la recherche en maths.

Je n’ai cependant pas pu renoncer à ce plaisir après l’avoir goûté ; et, sans prétendre être ni devenir un mathématicien, il m’arrive de plonger dans les mathématiques pour y nager quelques brasses en compagnie des chercheurs.

*  *

La plupart des professeurs nous invitent à étudier le cours et lui seul. C’est une erreur car, pour comprendre les mathématiques, mieux vaut lire les textes des créateurs, qui expliquent leurs intentions, plutôt que d’avaler le produit que fournit leur digestion par des pédagogues.

C’est ce que je me disais en achetant les œuvres d’Évariste Galois[4] chez Jacques Gabay[5], qui réédite des livres introuvables.

Mais je dus m’avouer que je n’y comprenais rien.

Ne rien comprendre à un texte mathématique, c’est fréquent, même pour un mathématicien. Mais c’est difficile à avouer car, quelle que soit la complexité du texte, il se trouvera toujours quelqu’un pour qui il est évident : la difficulté, en mathématiques, s’évanouit dès qu’elle est surmontée. Et devant celui qui trouve évident ce que l’on n’a pas compris, on passe toujours un peu pour un imbécile…

Or l’horizon des mathématiciens du début du XIXe siècle, donc celui de Galois, ne ressemblait en rien à ce que l’on enseignait de mon temps en Taupe et à l’X. Ils construisaient l’Algèbre, on nous a gavés de calcul différentiel et intégral[6]. Le traité de Bourbaki rend compte de leurs résultats, mais de la façon la plus sèche possible. On dirait que nos maîtres se sont évertués à extirper tout plaisir des mathématiques, comme si le plaisir était inconciliable avec le sérieux, alors que seule la quête du plaisir peut motiver une recherche authentique.

*  *

Retour chez Gabay : « N’auriez-vous pas un livre qui me permettrait de comprendre Galois ? » « Si, répondit-il en tendant un épais volume, Jordan[7] a expliqué Galois tout au long ». Je me rappelai alors Gaston Julia, qui nous disait fièrement « Messieurs, j’ai connu Jordan ! ». J’entrepris d’étudier celui-ci, mais – oserai-je le dire ? – encore une fois je n’y ai rien compris.

C’est qu’il y a comprendre et comprendre. Certains survolent un texte, en prennent une idée générale puis disent l’avoir compris. S’ils sont servis par une bonne mémoire cela peut marcher à peu près. Mais ma mémoire n’accepte que ce que j’ai compris à fond. Or tout texte mathématique comporte une part d’implicite : l’auteur, se mouvant dans l’espace de son évidence familière, ne croit pas nécessaire de tout expliquer. Alors pour celui qui aborde une théorie nouvelle les étapes du raisonnement semblent séparées par des cloisons. Comment l’auteur a-t-il pu, se demande-t-on, passer de telle équation à la suivante ? Il semble parfois qu’il ait commis une erreur. On gratte des feuilles et des feuilles de papier brouillon, et si la difficulté résiste on laisse tomber…

Il en est ainsi avec Poincaré[8]. C’est un écrivain des plus agréables mais il avance à grandes enjambées dans la forêt du calcul, laissant loin derrière lui le lecteur empêtré dans les vérifications. Newton, soit dit en passant, est par contre très clair : pour le comprendre il suffit de transcrire ses notations dans celles, plus commodes, que l’on utilise aujourd’hui[9].

Mais Jordan a eu la modestie d’écrire dans sa préface (pp. vii-viii) une de ces phrases qui sauvent : « Parmi les ouvrages que nous avons consultés, nous devons citer particulièrement, outre les Œuvres de Galois, dont tout ceci n’est qu’un Commentaire, le Cours d’Algèbre supérieure de M. J.-A. Serret[10]. C’est la lecture assidue de ce Livre qui nous a initié à l’Algèbre et nous a inspiré le désir de contribuer à ses progrès ».

Nouveau retour chez Gabay pour me procurer le livre de Serret. Et là, bonheur ! Je comprends tout. Serret n’est certes pas facile, il parle de choses qui ne me sont pas familières, mais il est complet et son langage est d’une claire précision.

*  *

L’exploration d’un domaine mathématique que l’on ne connaissait pas procure un plaisir esthétique. Dans un espace mental où l’on ne saurait définir de distance, mais qui semble divisé par des gouffres, des structures s’individualisent d’abord. Puis se tendent, au-dessus des gouffres, des passerelles qui les font communiquer.

Chaque domaine est un petit monde semblable à un massif montagneux avec le réseau des « voies » définies par des alpinistes pour franchir les passages difficiles. On lit lentement, il ne faut surtout pas être pressé. On annote. On refait et complète les démonstrations. La nuit porte conseil, dénouant les problèmes, dissolvant les contresens. L’édifice se précise. Le rayonnement de certains théorèmes en éclaire des pans entiers. D’autres théorèmes projettent une lumière vers l’obscure perspective de territoires inconnus.

La structure mentale, si elle ne peut s’acquérir qu'en suivant l’ordre discursif de la parole qui la communique, se reconstruit dans l’esprit comme un bloc : elle ressemble alors à un diamant dont on ne peut séparer aucune facette, bien que l’on puisse toutes les distinguer.

J’ignorais jusqu’alors l’existence des fractions continues que Lagrange a inventées en 1761. Les quelques dizaines de pages que Serret leur consacre comportent des théorèmes dont la démonstration éveille la gourmandise. En voici un dont l’énoncé est simple mais la démonstration subtile (vol. I, p. 31) : « Tout nombre entier qui divise la somme de deux carrés premiers entre eux est lui-même la somme de deux carrés ».

L’exploration vespérale de ce petit monde est beaucoup plus plaisante que le spectacle de la télévision !

*  *

Une fois que l’on a compris les travaux fondamentaux, on peut distinguer les bons et mauvais manuels. Les mauvais manuels sont incomplets, illogiques et prétentieux : on se demande ce que les étudiants peuvent y comprendre. Les bons manuels, plus rares, sont admirables par la simplicité avec laquelle l’auteur présente son objet ; on y trouve toujours des choses à apprendre, ne serait-ce que sur la façon de s’expliquer.

Lire d'abord les travaux fondamentaux, puis les manuels, c’est il est vrai prendre la pédagogie à rebours. Je crains cependant que cette méthode, que personne ne conseille aux adolescents, ne soit la seule qui permette d’accéder au plaisir des mathématiques.

Si l’on se rappelle que l’adolescence est, en mathématiques, l’âge du génie, combien de Lagrange, de Galois, de Poincaré sacrifions-nous chaque année à un « programme » étriqué et que l’on croit sérieux alors qu’il n’est qu’austère ?


[1] Charles Baudelaire (1821-1867), Les paradis artificiels, 1844.

[2] Henri Michaux (1899-1984), Misérable miracle, la Mescaline,  Gallimard 1956

[3] Vladimir Nabokov (1899-1977), La défense Loujine, Gallimard 1964.

[4] Evariste Galois (1811-1832), Ecrits et Mémoires mathématiques, Gauthier-Villars 1976, Jacques Gabay 1997.

[5] Librairie Jacques Gabay, 151 bis, rue Saint-Jacques, 75005 Paris, www.gabay.com.

[6] Charles-Jean de La Vallée Poussin (1866-1962), Cours d’analyse infinitésimale, Gauthier-Villars 1914, Jacques Gabay 2003.

[7] Camille Jordan (1800-1888), Traité des substitutions et des équations algébriques, Gauthier-Villars 1870 et Jacques Gabay 1989.

[8] Henri Poincaré (1854-1912), Mémoire sur les courbes définies par une équation différentielle, 1881-1886, Jacques Gabay 1993.

[9] Isaac Newton (1642-1727), Principes mathématiques de la philosophie naturelle, traduit par la marquise du Châtelet, Paris 1759 et Jacques Gabay 1990.

[10] Joseph-Alfred Serret (1819-1885), Cours d’Algèbre supérieure, Gauthier-Villars 1877 et Jacques Gabay 1992.