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Complication de la pensée

15 septembre 2003


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La pensée compliquée est simple en fait, puisque comme toute pensée elle s’appuie sur un nombre fini d’hypothèses ; mais elle prend soin de masquer sa simplicité derrière un écheveau touffu de concepts et de relations fonctionnelles, son architecture embrouillant postulats, conséquences, résultats intermédiaires et hypothèses annexes.

La pensée compliquée est, en pratique, inutilisable. Elle tourne le dos à l’action. Il arrive d’ailleurs souvent que sous la complication se cache une incohérence : alors la pensée compliquée n’est pas seulement inutilisable, elle est nulle.

Les contraintes formelles de la rédaction des textes scientifiques, bonnes sans doute, permettent à des esprits faibles de publier des écrits dont le vide est masqué par la complication : c’est ce que Feynman appelait « pretentious science[1] ».

La complication du modèle singe la complexité du réel. Elle ne l’égale jamais, mais elle sature l’attention et le jugement. La personne qui examine un modèle compliqué est en « surcharge mentale ». Le modèle lui semble alors aussi complexe qu’un objet réel. Un modèle compliqué sera considéré avec respect par les personnes qui se défient de la simplicité de la pensée et qui ne croient pas indispensable de comprendre ce qu’elles lisent. Elles le croient réaliste : et en effet une des façons de construire un modèle compliqué, c’est d’emprunter à la réalité un grand nombre de déterminations à partir desquelles on emmêlera un écheveau.

Lorsque l’économiste étudie un phénomène (comme par exemple, à notre époque, les conséquences du vieillissement de la population), il peut procéder de deux façons opposées :

-         constituer de petits modèles « purs » et partiels qui permettent d’isoler et de simuler séparément les divers aspects du phénomènes (effets de la médecine sur la durée de la vie ; effet des guerres sur la pyramide des âges ; effet du baby-boom de la dernière après-guerre etc.) quitte à les recombiner pour procéder in fine à un calage sur des ordres de grandeur conformes à l’observation. Cette démarche, dont chaque étape suppose un petit nombre d’hypothèses, est entièrement maîtrisable par l’intellect ; 

-         constituer un gros modèle où tous les aspects du phénomène joueront simultanément et ajuster les équations par l’économétrie : alors le modèle paraît « réaliste », puisqu’il est ajusté sur les données statistiques ; mais sa complexité ne permet pas de distinguer les divers phénomènes dont il assure la synthèse : il fonctionne comme une « boîte noire[2] ».

*  *

Un modèle simple est vulnérable dans toutes ses étapes puisqu’elles sont compréhensibles : il est scientifique au sens de Popper. Celui qui le présente s’attire souvent la phrase qui tue : « Ce n’est pas si simple ! ». Mais la réalité n’est jamais aussi simple qu’un modèle, quelle que soit la richesse de celui-ci, puisqu’elle est complexe alors que le modèle est fini.

La phrase « ce n’est pas si simple » est vide puisqu’elle s’applique à tout modèle, fût-il compliqué. La question que l’on doit se poser n’est pas « le modèle est-il réaliste » puisque dans l’absolu il ne peut pas l’être, mais « le modèle procure-t-il la simplification pertinente de l’objet considéré », celle qui permet de raisonner juste et d’agir efficacement.

Ceux qui refusent la simplicité du modèle refusent l’apport le plus précieux de la pensée : la sélection qu’elle opère dans la multiplicité indéfinie des phénomènes pour n'en retenir que la vue pertinente[3]. La simplicité de la pensée est un outil pour l’action tout comme l’imperfection de la mémoire est un outil pour l’intellect. L’oubli sélectif suscite le travail de synthèse et exerce l’intelligence : tout garder en mémoire, c’est ne rien comprendre[4]. De même, tout percevoir, vouloir tenir compte de tous les phénomènes, c'est ne rien pouvoir faire. 

Il faut assumer et cultiver la simplicité de la pensée. Nous aurons fait un grand progrès lorsque nous rirons de celui qui la refuse en disant « ce n’est pas si simple ! » et lui rappellerons le « principe KISS[5] ».


[1] « The work is always: (1) completely un-understandable, (2) vague and indefinite, (3) something correct that is obvious and self-evident, worked out by a long and difficult analysis, and presented as an important discovery, or (4) a claim based on the stupidity of the author that some obvious and correct fact, accepted and checked for years is, in fact, false (these are the worst: no argument will convince the idiot), (5) an attempt to do something, probably impossible, but certainly of no utility, which, it is finally revealed at the end, fails or (6) is just plain wrong. There is a great deal of "activity in the field" theses days, but this "activity" is mainly in showing that the previous "activity" of somebody else resulted in an error or in nothing useful or in something promising. » (James Gleick, Genius : the Life and Science of Richard Feynman, Vintage Books 1992 p. 353)

[2] On peut compliquer encore le modèle en y introduisant de façon explicite les corrections que l’on a dû apporter aux données statistiques pour les rendre comparables dans le temps et l’espace : le texte qui en résulte devient alors totalement incompréhensible.

[3] Certains disent que la théorie moderne de la complexité, de la systémique etc. implique de tenir compte de « tous les détails », aussi minuscules soient-ils, car conformément à la théorie du chaos le résultat final d’une dynamique peut être très sensible à d’infimes variations des conditions initiales. C’est là cependant prétendre imposer à la pensée une tâche radicalement impossible. Devant un phénomène chaotique, on doit exiger de la pensée non qu’elle prédise le résultat final (puisqu’il dépend de conditions initiales que l’on ne peut pas observer), mais (a) qu’elle soit avertie du caractère chaotique du phénomène, (b) qu’elle anticipe l’ensemble (d’apparence aléatoire) de ses résultats (« l’attracteur étrange »), (c) qu’elle suive attentivement le processus de façon à réduire l’incertitude en tenant compte des informations apportées par la trajectoire déjà parcourue.

[4] Larry R. Squire et Eric R. Kandel, Memory From Mind to Molecules, Scientific American Library 1999

[5] « Keep It Simple, Stupid! »