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Comptabilité et valeur de l'entreprise

19 juin 2002, mis à jour le 3 juillet 2002

Plusieurs types d’acteurs sont intéressés par la valeur de l’entreprise : les managers ; les actionnaires ; ceux qui souhaitent acheter des actions ; ceux qui souhaitent acheter l’entreprise entière, ou en prendre le contrôle ; l’administration fiscale enfin. Ces acteurs disposent des informations suivantes : les comptes (bilan et compte d’exploitation) établis par le comptable et complétés par le rapport du commissaire aux comptes ; les études réalisées par les analystes financiers à l’occasion des opérations de fusion-acquisition, mais dont la diffusion est restreinte ; les études des analystes boursiers qui, elles, sont publiées ; les articles des journalistes spécialisés, souvent inspirés par les études des analystes.

Les malversations révélées par les enquêtes qui font suite à l'affaire Enron ont éveillé la méfiance envers les comptes. Or on savait depuis longtemps qu'il existe un écart entre les méthodes de la comptabilité et celles des économistes. Il est intéressant de les examiner et d'expliquer leurs raisons. 

Point de vue de l’économiste

Pour un économiste, la valeur de l'entreprise est égale à la somme actualisée des cash-flows (solde des flux de trésorerie) futurs[1]. Pourquoi pas la somme des profits futurs ? parce que quand on calcule le profit d’une année, on impute à cette année l’amortissement des investissements réalisés les années antérieures. Dans un calcul actualisé, il faut que les flux soient exactement datés : on affectera la totalité de la dépense d’investissement à l’année où elle a eu lieu, et on n’imputera donc pas d’amortissements aux années suivantes. 

On entend parfois dire que la valeur de l’entreprise, c’est la valeur actuelle nette des dividendes futurs, ou encore des profits futurs (et non du cash-flow futur). Actualiser la valeur des dividendes, c’est ignorer que lors de la revente l’actionnaire fait une plus-value résultant de l'augmentation de la valeur de l’entreprise par accumulation du cash-flow non distribué. Considérer la chronique des profits, c’est étaler dans le temps les flux de trésorerie associés à l’investissement, ce qui ne convient pas pour un calcul actualisé.

Évidemment le cash-flow, étant futur, n'est ni observé ni connu. Il s'agit d'une estimation qui est, comme tout ce qui est relatif au futur, incertaine. Des aléas peuvent survenir : le produit de l'entreprise n’aura pas trouvé le débouché anticipé, elle sera obligée de diminuer son prix pour faire face à une concurrence imprévue, etc. Il peut aussi y avoir de bonnes surprises : la faillite d’un concurrent permettra d’accroître la part de marché, une innovation se révèlera profitable, etc. L’économiste s’efforce de tenir compte de ces risques et entoure ses estimations d’un halo d’incertitude. L’examen des fluctuations passées peut lui apporter des indications. Pour préciser l’évaluation du risque, il tient compte de la qualité des dirigeants de l’entreprise : toute choses égales d'ailleurs une entreprise peut réussir ou échouer selon la qualité de sa direction.

Une fois évaluée, l’incertitude contribue à la « prime de risque » introduite dans le taux d’actualisation : plus l’incertitude est grande, plus le taux d’actualisation est fort, moins la valeur de l’entreprise est élevée, c'est conforme au bon sens.

(Nota Bene : Le calcul de la prime de risque résulte d'un raisonnement probabiliste dans le cadre de la théorie du portefeuille ; cf. "valeur de l'entreprise et valeur de ses actions".)

Ne retenons que l’essentiel : le regard de l’économiste est orienté vers le futur ; il raisonne sur des anticipation dont il s’efforce d’apprécier l’incertitude ; il tient compte de cette incertitude dans l’évaluation de la valeur de l’entreprise.

Point de vue du comptable

Pour un comptable, la valeur de l’entreprise est égale à son actif net, c’est à dire à la valeur de ce qu’elle possède (capital physique, actions d’autres entreprises, trésorerie, créances) diminué de ses dettes. Le regard du comptable est donc orienté vers le passé lors duquel les actifs se sont accumulés ; il évalue leur valeur en se fondant sur des informations qu’il trouve dans des pièces écrites et contrôlables.
- La valeur du capital physique est calculée après déduction des amortissements ;
- Les actions des autres entreprises sont estimées à leur valeur d’acquisition (mais on regarde tout de même les cours, et s’ils ont trop baissé on passera une provision ; par contre, s’ils ont augmenté le principe de prudence voudra que l’on ne tienne compte de la plus-value que lors de la vente des titres) ;
- Les créances sont évaluées en fonction de leur solidité et des provisions sont passées si l’on doute de la capacité de l’entreprise à les recouvrer.

Le but essentiel de la comptabilité est de fournir une assiette indiscutable au calcul de l'impôt. C’est pour cela que les comptables s’appuient sur des pièces écrites qu’ils pourront présenter aux vérificateurs. Le calcul des amortissements et des provisions obéit à des règles précises fixées par l’administration fiscale, car il a une incidence sur le profit imposable.

Ces règles, qui visent principalement à limiter le risque de fraude ou de contestation de l'assiette fiscale, n'ont pas nécessairement de consistance économique. Une machine totalement amortie est supposée avoir une valeur nulle même si elle est encore pour l’entreprise un facteur de production efficace. Certains actifs « immatériels », que l’entreprise a produit elle-même et dont la valeur n’est donc attestée par aucune pièce comptable, sont supposés de valeur nulle (valeur de la marque, qualité du réseau commercial, qualité de l’organisation, certains logiciels etc.). Les actifs immobiliers (actions, bâtiments) peuvent être évalués à des prix différents de leur valeur marchande. Mais on ne peut faire aucun reproche aux comptables s’ils fournissent une assiette convenable au calcul de l’impôt.

Les actionnaires recherchent cependant une information plus exacte sur le patrimoine dont ils sont, après tout, les propriétaires. Certains compléments, toujours lacunaires, sont ajoutés aux comptes à leur intention pour indiquer la valeur des titres au cours du jour, la valeur des actifs non comptabilisés, etc. Mais les données comptables restent la référence centrale.

Il arrive alors parfois qu'une entreprise dont l’actif net (comptable) est faible soit achetée par une personne qui fera un profit important en liquidant l’entreprise, c’est à dire en arrêtant son activité et en vendant ses actifs : preuve que l’actif net comptable la sous-évaluait.

Pour accroître l’impression de flou que tout cela donne, ajoutons que la valeur de l’entreprise dépend de la poursuite de son activité : elle est comme un cycliste qui ne garde l'équilibre qu’à condition d’avancer. Si pour une raison quelconque l’entreprise interrompt soudainement son activité, elle aura du mal à liquider certains actifs : on ne peut tirer un bon prix des immeubles de bureau que si l’on a le temps d’attendre un acheteur intéressé ; les machines se vendront au prix de l’occasion, bien ou mal selon qu’il existe ou non sur le marché des entreprises intéressées à les acheter. Lors de l’évaluation des actifs, le comptable s’enquiert de la continuité de l’exploitation : si son regard est orienté vers le passé, il donne ainsi un petit coup d’œil dans la direction de l’avenir immédiat.

Point de vue des analystes

Parmi les analystes, il faut distinguer deux populations : l’analyste financier et l’analyste boursier.

1) L’analyste financier

L’analyste financier travaille pour des personnes qui veulent par exemple acheter l’entreprise ou la fusionner avec une autre. Il évalue l’entreprise selon des concepts analogues à ceux des économistes. 

Son travail, c’est d’aller plus loin que les apparences comptables pour pouvoir évaluer la vraie valeur de l’entreprise. Les données comptables sont pour lui une information à retraiter, à compléter, à redresser. Il prend un par un tous les postes du bilan, les redresse et les corrige selon son estimation des risques, et fournit une évaluation de l’actif net qui s’éloignera souvent de celle des comptables. 

A ce travail sur le passé, l’analyste ajoute l’approche de l’économiste en considérant le futur et ses incertitudes ; de l’ensemble de ses calculs résulte une fourchette, souvent assez large, dans laquelle il situera finalement son estimation.

2) L’analyste boursier

L’analyste boursier conseille les personnes qui ont un portefeuille d’actions : lesquelles vendre, lesquelles acheter, sachant que la possession d’une action rapporte un dividende annuel (en général modeste) et peut rapporter une plus value si le cours a monté sensiblement.

Parmi les gens qui possèdent des actions, et que l’on nomme bizarrement les « investisseurs », certains ne s’intéressent pas aux fluctuations des cours au jour le jour. Ils ont placé leur argent, ils perçoivent les dividendes, ils vendront les actions lorsqu’ils auront besoin d’argent liquide : c’est alors qu’ils constateront s’ils ont fait une plus value ou une moins value. Ces « investisseurs » sont intéressés par l’évolution de l’entreprise à long terme, par la tendance longue du cours. Ils ont une approche normative : il existe, dans leur esprit, une « vraie valeur » de l’entreprise, déterminée par les « fondamentaux », cette « vraie valeur » est l'attracteur naturel autour duquel le cours gravite[2]. Ils achètent de préférence les titres des entreprises qui leur semblent sous-cotées, ils vendent de préférence des titres qui leur semblent sur-cotés.

D’autres « investisseurs », au contraire, sont attentifs à la fluctuation des cours. On les appelle, d’un terme péjoratif mais techniquement exact, les « spéculateurs ». Les dividendes les intéressent peu : ils veulent surtout faire des plus values. L’astuce, c’est bien sûr d’acheter lorsque le cours est bas et de vendre lorsque le cours est haut (on peut aussi "jouer à la baisse", c'est un peu plus technique). Le secret, c’est de bien anticiper la fluctuation prochaine – ce n’est qu’après coup que l’on peut savoir où sont les creux et les sommets du cours. Ils s’intéressent non à la tendance longue du cours, mais à ses fluctuations courtes qui dépendent moins de la valeur de l’entreprise que des mouvements d’opinion et relèvent d’une logique parfois plus médiatique qu’économique.

Les « spéculateurs » ne se soucient pas de connaître la « vraie valeur » de l’entreprise, expression qu'ils jugent dénuée de sens. Leur dogme, c’est que « le marché a toujours raison ». Il serait donc inepte de se demander si l’entreprise est sur-cotée ou sous-cotée : à chaque instant le marché lui attribue une valeur égale à sa capitalisation boursière (cours de l’action multiplié par le nombre des actions émises) et ce sont les fluctuations de cette valeur qu’il faut anticiper pour bien jouer. La « vraie valeur » que les économistes évaluent, ou qui sert de référence aux analystes financiers, n’intervient dans ce raisonnement que comme l’un des termes de l’équation médiatique, de la communication qui contribue à influencer les marchés et qui suscite leurs évolutions.

Le « spéculateur » sait que parfois les cours s’effondrent. Il se croit assez vigilant pour vendre au point le plus haut, juste avant la chute. Cette chute échappe pourtant à sa logique lorsqu’elle est comme aujourd'hui plus générale, plus durable que les fluctuations de court terme sur lesquelles il joue. C'est alors la revanche des « fondamentaux » : l'opinion estime que la capitalisation boursière s’est écartée de toute évaluation raisonnable de la « vraie valeur ». Comme de telles chutes sont rares le « spéculateur » a raison la plupart du temps, mais il a tort lorsque le marché se retourne ; si le retournement est trop rapide pour qu’il puisse se retirer à temps, il perdra tout ce qu’il avait gagné en spéculant. Le raisonnement du spéculateur équivaut à dire qu'un automobiliste qui aime à prendre des risques a raison tant qu'il évite l'accident : une telle opinion se discute évidemment.   

Certains chefs d'entreprise disent que leur priorité, c'est le cours de l'action. Ils seraient mieux inspirés d'accorder la priorité aux « fondamentaux » sur lesquels ils peuvent agir, alors qu'ils ne peuvent pas maîtriser les fluctuations de l'opinion qui déterminent la volatilité du cours même s'ils peuvent tenter de la manipuler par la communication. Le chef d'entreprise qui se soucie avant tout du cours de l'action posera sur son entreprise des diagnostics erronés. Lors de la montée des cours avant le début de 2000 certains se sont pris pour de grands entrepreneurs (cf. "lettre ouverte à un dirigeant français"). La baisse des cours les a contraints ensuite à concentrer leur attention sur des « fondamentaux » qu'ils n'auraient jamais dû perdre de vue. 

Quelques difficultés

La diversité des points de vue, les difficultés de la mesure, l’incertitude des anticipations conduisent à une conclusion pessimiste : s’il n’est pas impossible de donner un sens théorique à l’expression « valeur de l’entreprise », il est difficile de lui associer une mesure univoque.

Bien sûr, si tous les marchés (et notamment la bourse) étaient à l’équilibre, les diverses mesures de la valeur donneraient le même résultat. Si l’entreprise est cotée par le marché à la valeur définie par l’économiste, si l’entreprise utilise les technologies standards, si le prix de son produit est le prix d’équilibre (c’est-à-dire si l’entreprise ne vient pas tout juste de faire une innovation qui lui permet de dégager un profit extra), alors sa valeur (mesurée vers le futur) est égale à l’actif net (mesuré vers le passé), et aussi à la capitalisation boursière. Mais l’équilibre, s'il est une référence utile pour le  raisonnement théorique, n'est jamais atteint dans la vie courante. Celle-ci est le théâtre de dynamiques qui renouvellent l’équilibre et le font osciller un peu comme le courant renouvelle un tourbillon dans une rivière. Les diverses évaluations de la valeur de l’entreprise vont donc s’écarter l’une de l’autre, s’entrecroiser dans une fluctuation permanente sans jamais se réunir si ce n’est par accident.

Outre cette difficulté de principe, chaque poste de l’actif est délicat à évaluer (sauf la trésorerie). La valeur des équipements et des immeubles est aussi conventionnelle que les règles d’amortissement. La valeur du portefeuille d’actions dépend du point de vue : si l’on adopte celui de l’analyste boursier, il faut prendre la valeur au cours du jour ; mais alors cette composante de la valeur sera aussi volatile qu'un indice boursier. Si l’on adopte le point de vue de l’analyste financier, il faut estimer la valeur du portefeuille en s’appuyant sur les fondamentaux des entreprises détenues, ce qui revient à lisser l’évolution du cours pour en retenir la tendance longue. Si l’on adopte le point de vue du comptable, il faut conserver la valeur historique d’acquisition et ne tenir compte des plus-values que lors de la revente, sauf s’il apparaît que les actions ont perdu beaucoup de valeur – auquel cas on provisionne : mais une telle décision est toujours discutable, qu’on la prenne ou qu’on la retarde.

L'évolution du cours des actions est épidémique, ce qui rend très instable la valeur des entreprises. Supposons que le cours de certaines actions baisse. Cela entraîne une dévalorisation de l'actif des entreprises qui en possèdent. Si le marché boursier perçoit cette dévalorisation, le cours des actions de ces entreprises-là diminue lui aussi. Il leur devient plus difficile de trouver les fonds propres nécessaires à leur développement. Une réaction en chaîne s'instaure, la baisse des cours provoquant la baisse des cours selon une spirale qui ne semble pas pouvoir avoir de conclusion. Il en est de même en sens inverse lorsque les cours montent. L'instabilité du marché boursier, sa volatilité, se répercutent sur l'évaluation des entreprises qui devient elle aussi volatile. 

Quelques astuces

Les astuces qui ont conduit à la perte d’Enron et d'Andersen portent deux noms : consolidation des dettes, engagements hors bilan. Pour soutenir le cours de son action, Worldcom a utilisé un procédé beaucoup plus simple.  

1) Consolidation

Lorsque l’on considère non plus une entreprise, mais un groupe constitué par une entreprise et ses filiales, il faut définir la façon dont les comptes du groupe sont établis. A priori, le bilan du groupe serait la somme des bilans des entreprises qui le composent pondérés par la part du groupe dans leur capital. Mais alors il n’y aurait plus de différence logique entre les participations d’une tête de groupe dans des filiales et les participations qui résident dans un simple portefeuille d’actions. Il faut donc dessiner une frontière autour des entreprises qui appartiennent vraiment au groupe. Le bilan « consolidé » du groupe sera alors obtenu par addition des bilans (non pondérés) de ces entreprises et sans tenir compte des autres participations.

Comment définir une telle frontière ? on peut croire raisonnable de la définir selon le taux de participation, et de la situer à 50 % : toute entreprise dans laquelle le groupe détient plus de 50 % est consolidée, sinon elle ne l'est pas. L’évaluation du taux de participation du groupe peut prêter à discussion : il se peut que la tête de groupe ne détienne que 10 % de la société S, mais qu’une autre entreprise, détenue par la tête de groupe à 60 %, possède 55% de S. Que va-t-on dire ? que S appartient au groupe, en disant que 10 % + 55% = 65%, ou bien que S ne lui appartient pas, parce que 10 % + 55% * 60 % = 43 %? Cela va dépendre des conventions retenues. Dieu sait si elles se discutent dans les comités de direction !

Aux États-Unis, un groupe est autorisé à ne pas consolider le bilan d’une filiale s’il détient une participation inférieure à 97 % : il suffit que plus de 3 % du capital d'une filiale soient détenus par des actionnaires externes pour que son bilan ne soit pas consolidé. Ce taux de 97 % est surprenant, mais c’est la convention américaine. En faisant porter des dettes importantes par des filiales qu’il détenait à moins de 97 %, Enron a pu de façon légale publier des bilans séduisants. Cependant il n'a pas pu trouver des actionnaires pour porter 3 % du capital de certaines de ces filiales et comme il a omis de les consolider il s'est mis en infraction envers la loi (ainsi qu’Andersen qui a couvert la manœuvre).

2) Engagements hors bilan

Un engagement hors bilan, c’est une dette qui ne figure pas au bilan parce qu’elle a un caractère aléatoire. Ainsi, par exemple, l’entreprise qui a réglé en actions l'achat d'une autre entreprise s’est engagée à verser du « cash » au cas où le cours de l'action passerait au-dessous d’un seuil convenu. L’engagement se transforme en dette si la condition se réalise, sinon il reste inopérant : c’est pourquoi la dette est aléatoire. Un économiste dirait qu’il faut mettre au passif l’espérance mathématique de la dette (montant multiplié par la probabilité que la condition soit remplie), mais souvent l’engagement hors bilan n’apparaît pas du tout dans les comptes. Parfois il n'est même pas mentionné dans les commentaires : l’entreprise ne donne pas au comptable le détail de tous contrats qu’elle a passés.

Les engagements hors bilan sont des amplificateurs de risque. Si tout va bien, si le cours de votre action se porte bien, si votre bilan a bonne mine, les conditions qui déclencheraient la dette ne se réalisent pas et l’engagement hors bilan s’annule de lui-même. Par contre, si le cours de votre action baisse, si vos actifs se dévalorisent, si votre endettement monte, alors de surcroît les engagements hors bilan se réveillent et ils vous enfoncent encore davantage. Vivendi[3], France Télécom[4] avaient pris des engagements hors bilan qui sont devenus des dettes ; ce fut une mauvaise surprise pour leurs actionnaires.

3) Gonflement du résultat

Les « spéculateurs » sont attentifs à l'image de l'entreprise : si elle s'améliore ou se dégrade brusquement, cela peut provoquer une fluctuation du cours. C'est pourquoi les comptes trimestriels sont surveillés avec beaucoup d'attention. Certes ils apportent une information sur l'entreprise, mais il s'agit d'une information conjoncturelle : elle devrait donc être interprétée calmement. Toute entreprise peut connaître un mauvais trimestre, cela ne suffit pas pour altérer sa valeur : cependant la bourse réagit avec nervosité. 

Les entreprises qui traversent une mauvaise passe sont donc tentées de détourner les conventions comptables pour pouvoir afficher, malgré tout, un résultat satisfaisant. Worldcom, grand opérateur télécoms, a semble-t-il classé en investissement certaines dépenses d'exploitation (le loyer qu'il payait pour des lignes louées à d'autres opérateurs aurait été traité comme un coût de construction de lignes) : le résultat a dû être redressé de 3,8 milliards de $, et Andersen est ici aussi sur la sellette. Xerox aurait réintégré dans ses résultats plus d'un milliard de dollars de provisions pour créances douteuses : là c'est KPMG qui se trouve sous le feu de la critique. 

Quelques perversités

Les enquêtes réalisées par le procureur de New York à la suite de l’affaire Enron ont révélé des anomalies dans le comportement des analystes boursiers. Le 9 octobre 2001, Goldman Sachs recommande fortement l’achat des actions d’Enron qu’il qualifie comme « the best of the best ». Le 16 octobre, Enron annonce une charge exceptionnelle d’un milliard de dollars et le 2 décembre elle se place sous la protection de la loi sur les faillites. L’enquête montre que les analystes boursiers échangeaient par messagerie des commentaires négatifs sur la santé de l’entreprise alors même qu’ils recommandaient d'acheter ses actions[5].

Les entreprises qui publient les analyses boursière vendent par ailleurs des services financiers ou des conseils aux entreprises, et elles ne séparent pas suffisamment les deux activités. Elles ont tendance à publier des analyses favorables sur les entreprises qui achètent leurs services. Il leur arrive aussi de publier des analyses défavorables sur les entreprises qui ont refusé leurs services, ce qui ressemble à du racket.

Une confusion analogue semble avoir prévalu dans les relations entre Andersen et Enron. Andersen remplissait à la fois des missions de commissaire aux comptes et de conseil. Le chiffre d’affaire du conseil était important. Lorsqu’un expert d’Andersen émettait des doutes sur la qualité des comptes d’Enron, Enron protestait et cet expert était affecté à d’autres dossiers. Quand les autorités ont voulu comprendre comment Enron avait pu si longtemps publier des comptes optimistes, les méthodes du commissaire aux comptes ont été critiquées, d’où fuite de ses clients, condamnation en justice et probable disparition d'Andersen. Cette catastrophe marquera l'économie américaine d'une façon plus profonde, plus durable sans doute que la faillite d'Enron elle-même. 

Enfin certains analystes boursiers ont été accusés de manipuler les cours pour leur profit personnel ou celui de leur propre entreprise. Voici le scénario : vous êtes un analyste boursier influent auprès des « spéculateurs ». Vous achetez progressivement un bon paquet d’actions d’une société, ou bien vous les faites acheter par votre entreprise. Puis vous publiez une analyse favorable du type « the best of the best ». Le cours s’envole, alors vous vendez et empochez la plus value. Après quoi le cours dégringole et ceux qui ont écouté vos conseils auront perdu de l'argent. Il ne faut pas recommencer la manœuvre souvent car vous perdriez votre audience ; mais si vous la faites une fois par an cela peut arrondir vos revenus sans qu'il n'y paraisse (après tout, un analyste ne peut pas donner que des conseils gagnants). Évidemment c'est de l'escroquerie. 

Conclusion

L’ensemble de ces points de vue, doutes et perplexités est remonté à la surface à l’occasion des séquelles de l’affaire Enron. Il en résulte que les actionnaires, longtemps trop crédules, sont devenus très méfiants. Les achats en bourse se sont raréfiés et, par le jeu de l’offre et de la demande, les cours ont plongé. 

La baisse des cours fait que beaucoup d’entreprises « valent » désormais, en termes de capitalisation boursière, moins que leur actif net estimé de la façon la plus prudente. Quelqu’un qui les achèterait pourrait, en les revendant par morceaux, faire une bonne affaire. C’est le cas aujourd'hui, dit-on, de Vivendi et des opérateurs télécoms nationaux qui ne sont protégés de l'achat que par l'énormité de leur taille (et, pour France Telecom, par le fait que l'État est actionnaire majoritaire).

Ainsi le marché boursier, après avoir déliré « vers le haut », délire « vers le bas ». Est-ce le moment d’acheter ? les analystes boursiers, échaudés, n’osent pas recommander l’achat parce que la tendance courte est et reste à la baisse. Les analystes financiers sont désemparés par cette sous-évaluation qui ne se justifierait que par une catastrophe du type guerre mondiale, prévision qu'ils n'osent ni faire, ni exclure. 

Les comptables et commissaires aux comptes, échaudés eux aussi par les aventures d’Andersen, s’efforcent de redéfinir leurs méthodes pour donner une vue plus exacte de la valeur de l’entreprise. Ils vont être attentifs aux engagements hors bilan et aux comptes des filiales non consolidées. Ils vont s’efforcer de considérer, pour évaluer les actifs, les profits futurs que ces actifs permettront de réaliser : leurs méthodes se rapprocheront ainsi de celle des économistes, mais leur culture professionnelle ne les a pas préparés à traiter les incertitudes - et d'ailleurs il faut qu'ils continuent de produire des comptes conformes aux règles fiscales.

Nous allons vers un bouleversement des méthodes. Seront-elles plus rigoureuses ? sans doute. L’écart des points de vue sera-t-il résorbé ? certainement pas, car il est inscrit dans l’écart entre les intérêts des divers acteurs.


[1] Plus précisément, on calcule la valeur actualisée de la « variation de trésorerie disponible » (VTD), somme du cash-flow et de la variation de besoin de fonds de roulement (VBFR). Beaucoup de personnes utilisent le terme cash-flow pour désigner la VTD, et nous ferons de même. 

[2] La « vraie valeur », c’est celle qui correspond à la définition des économistes ; les « fondamentaux », ce sont les paramètres pris en compte dans le calcul de cette valeur.

[3] « Vivendi Universal s'est engagé à racheter 19,7 millions de ses propres actions entre 60,40 euros et 80 euros cette année et 3,1 millions d'actions à un cours d'exercice de 50,50 euros en janvier 2003. En prenant, en l'absence d'informations détaillées sur les prix d'exercice des différentes options, une hypothèse moyenne de 70 euros pour les options d'achat qui devront être exercées en 2002 à comparer avec un cours hier en clôture de 36,4 euros, le groupe supporte aujourd'hui un risque de 662 millions d'euros sur 2002 et de 43 millions d'euros sur 2003 » (La Tribune, 30 avril 2002)

[4] Avec Mobilcom

[5]« People lied. They said "This is a good stock. You should buy it." It wasn't, and they thought it was a dog. That's fraud ». (Harvey Pitt, président de la Securities and Exchange Commission (SEC), dans The Wall Street Journal Europe, 20 juin 2002, page A12).