Nota Bene :
Cette lettre s'adresse à plusieurs personnes aux trajectoires 
étonnamment semblables : l'apostrophe au singulier désigne donc un ensemble. 
Monsieur le Président,
Vous êtes l’image même de la perfection. Votre costume est simple mais de 
coupe parfaite, vos chaussures et votre langage aussi. Vous maîtrisez la syntaxe 
et avez la repartie facile (ainsi que la citation, car vous avez lu). Vous 
mangez peu, mais du meilleur et en bonne compagnie. Le maître d’hôtel le plus 
hautain respecte en vous le connaisseur, l’assistante la plus gourmée suit d’un 
œil humide votre silhouette. 
Familier des bons réseaux politiques ou autres (dont certains 
aussi puissants que secrets) vous avez d’excellentes 
relations. Vos avis sont écoutés en France. Vous auriez pu 
être Ministre, vous avez préféré être 
Dirigeant. Élu par des conseils 
d’administration ou nommé par le gouvernement, vous avez dirigé, vous dirigez, 
vous dirigerez des entreprises. Vous êtes de ceux que tout ministre, fût-il le 
premier, prend au téléphone et reçoit avec empressement. Les directeurs de 
cabinet tremblent devant vous.
A l’inspection générale des Finances vous avez acquis une méthode de travail 
et votre don pour 
les langues vous aide à assimiler le langage des métiers. Les ingénieurs, formés 
à la physique mais maladroits en rhétorique, en restent bouche bée. Ils admirent 
la rapidité avec laquelle vous tranchez les questions de stratégie ou 
d’organisation. Ils ignorent que votre expérience, quoique courte puisque vous 
ignoriez tout de l’entreprise avant d’être appelé à en diriger, vous a 
permis de forger quelques règles simples. 
Ainsi vous savez que l’important ne 
réside pas dans les 
" fondamentaux " de l’entreprise, dans les soutes 
laborieuses où se préparent l’innovation 
et l’investissement, se forment les compétences, se construit la production, se surveillent la concurrence 
et les fournisseurs, s’explorent les marchés, se réalise la vente. L’important
se trouve dans la Finance, dans la
valeur de l'entreprise, c'est-à-dire sa 
capitalisation boursière. Seuls des lourdauds croient
le cours de l'action fonction des fondamentaux 
alors qu'il dépend de l’image de l’entreprise, de 
l’habile manipulation des médias. Vous y excellez, les 
journalistes écoutent volontiers les gros annonceurs. Peu après votre nomination le 
cours a monté. Vos salariés, devenus actionnaires, se sont épanouis. Les médias 
vous ont fait un triomphe. Cela vous a permis d’ériger en principe votre 
indifférence envers la technique. 
Je me demande si vous n’avez pas trouvé là, sans risque, des plaisirs dont le 
corrompu grossier ne soupçonnera jamais la sublimité. Lorsque vous avez mis au 
placard des personnes qui, ayant grimpé dans 
l’entreprise, en connaissaient tous les ressorts, j’ai vu dans votre œil une 
lueur cruelle. Je l’ai vue de nouveau lorsque, faisant une conférence dans votre 
centre de recherche, vous avez expliqué à des chercheurs béants d’admiration 
qu’aujourd’hui la technique n’avait plus d’importance. Je l’ai devinée lorsque, 
lisant les consignes d’organisation, j’y ai trouvé de ces injonctions 
contradictoires qui rendent fou le manager auquel,
par  la même phrase, on assigne une mission dont on lui refuse 
les moyens. 
Il est vrai que l'évolution technique, tout en augmentant à 
court terme les profits de votre entreprise, la confrontait à des sureffectifs 
et à un changement de la concurrence. Vous auriez pu sans doute diversifier ses activités 
en vous appuyant sur l'excellente réputation de ses services et sur la bonne 
volonté notoire des personnels, mais il aurait fallu travailler sur les fondamentaux.
La croissance du cours de l’action ne 
se poursuivant que si on l’alimente et la nouveauté ne pouvant venir des fondamentaux, restait à modifier 
les contours de l’entreprise, à lui donner une envergure 
mondiale par des fusions, absorptions ou autres ventes. Ce 
fut un plaisir de discuter avec des gens de votre monde, dirigeants ou 
banquiers parlant le langage de la Finance, loin des ingénieurs. Vous avez négocié, fait expertiser, acheté, vendu et
chamboulé l'entreprise. Le public, la presse, ont admiré de confiance, 
d'où de nouveaux triomphes médiatiques. Vos achats à 
l'étranger ont pourtant été coûteux. Les dirigeants étrangers, qu'ils soient
américains, allemands, britanniques, italiens ou 
autres, connaissent leur métier et sont parfois sortis du rang. Ils n'auraient 
jamais été dirigeants en France et, comme ils estiment que vous n'auriez jamais 
été dirigeant chez eux, ils ne vous écoutent qu'à proportion des milliards que 
paie votre entreprise. Si ces gens-là sont trop rustiques pour être sensibles à 
la distinction d'un dirigeant à la française, ce n'est pas de votre faute.
 
Ces changements ont fini par poser
des problèmes d’organisation. Ces 
problèmes relevant des fondamentaux, vous étiez fondé à penser qu’ils se régleraient 
tout seuls. S’ils ont été coriaces, si les profits ne sont pas au rendez-vous, 
si votre structure de bilan est devenue horrible à voir, ce n’est pas de votre 
faute. 
Il était courageux de faire du cours de l’action la pierre de touche de votre 
gestion :  à court terme, à défaut de suivre les fondamentaux,
ce cours est sujet à des fluctuations
devant lesquelles le manipulateur le plus hardi 
reste impuissant. Si les caprices du marché 
l'ont fait plonger, ce n’est pas de votre faute.
On lit sur votre visage la perplexité 
annonciatrice d'un changement de cap. Lâché par la Finance, vous 
envisagez d’agir sur les fondamentaux. Mais sur ce terrain-là vous n’êtes pas à 
l’aise. Vous n’avez plus les moyens d’investir et vous fîtes naguère
partir les 
collaborateurs dont vous auriez besoin. Votre
tableau de bord
est par ailleurs fallacieux 
et il est impossible de diriger efficacement une entreprise que l'on voit à travers des verres déformants, 
mais ce n’est pas de votre faute. 
Je ne comprends pas ceux qui, déçus par une évolution pourtant prévisible, 
semblent vous en tenir rigueur. Vos talents sont toujours les mêmes 
et 
l’expérience les aurait plutôt accrus. Votre réseau de relations reste de première 
qualité. Vous êtes un excellent exemple de dirigeant à la française. 
Vous avez 
donc devant vous un grand avenir et vous y remporterez les mêmes 
succès. Les déçus sont d’ailleurs peu équitables car, 
si l’ENA ne forme pas des entrepreneurs, ce n’est pas de votre faute. 
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, etc.