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France Telecom : sortir du gouffre

15 septembre 2002


Liens utiles

- Les Télécoms en plan
- « Grandeurs et misères de France Telecom »
- Qui a ruiné France Telecom ?
- Qualité de service
- Qualité de service (suite)
- La stratégie retrouvée
- Moteur de l'entreprise innovante
- Bon vent pour France Telecom !

Nota Bene : La DGT (direction générale des télécommunications) est devenue France Telecom en 1988. Cette dénomination est bizarre : bien qu'elle soit composée de deux mots féminins et qu'elle désigne une entreprise, elle s'accorde au masculin ; en outre « Telecom » s'y écrit sans accents. 
Le CNET (centre national d'études des télécommunications), centre de recherche de France Telecom, est devenu France Telecom R&D le 1er mars 2000. On dit encore « CNET » dans la langue orale. Nous utiliserons les appellations « France Telecom » et « CNET » même lorsqu'elles sont anachroniques. 

La débâcle

France Telecom pouvait se comparer dans les années 90 à l'armée française des années 30 : confiance en soi fondée sur les glorieuses réussites du passé, défiance envers l'innovation et même envers la réflexion, certitudes péremptoires des officiers généraux, obsolescence de la doctrine. 

Lors de l'introduction de l'entreprise en Bourse en octobre 1997 le cours de l'action était de 27,50 euros. Il monta pour atteindre un sommet de 220 euros en mars 2000. Les actionnaires avaient vu avec plaisir s'accroître une plus-value latente, gage de bien-être pour leur retraite. Ils répondaient à celui qui critiquait la stratégie : « les marchés ne sont pas de ton avis, tu ne peux pas prétendre avoir raison contre tout le monde ». 

Mais la débâcle qui a suivi emporta veau, vache, cochon et couvée : le cours oscille aujourd'hui autour de 10 euros. La dette de 70 milliards d'euros est quatre fois plus profonde que le trou qu'a creusé le Crédit Lyonnais sous Yves Haberer [1]  (et nous espérons qu'il n'existe pas d'autres engagements hors bilan).

Il y a eu une erreur stratégique. Certains parlent de scandale : il faudra sans doute chercher si ceux qui ont tiré profit de l'erreur n'en ont pas été aussi les instigateurs. Mais l'enjeu essentiel reste la qualité du réseau télécom français. Nous allons parcourir l'histoire, décrire les stratégies, enfin chercher les voies pour sortir du gouffre. 

Éléments d'histoire des télécoms

L’équipement du réseau téléphonique (1974-1987)

A la fin des années 60, les télécoms françaises sont à la pointe de la technique pour la commutation et le transport [2]. Cependant le réseau de distribution, qui assure le raccordement des abonnés et représente les trois quarts du coût total d'un réseau télécom, reste sous-dimensionné. Le taux de raccordement des Français est faible, la durée d'attente est de l'ordre de six mois. Ce sous-équipement est dû à une politique financière frileuse : France Telecom n'a pas été autorisé à s'endetter pour investir. Il est dû aussi à la conviction que « les Français ne sont pas mûrs pour le téléphone », comme l'a dit un ministre des PTT dans les années 60. Cette conviction, toujours démentie, renaît sans cesse : les Français ont été ou sont encore jugés immatures pour la téléphonie mobile, l'Internet, le commerce électronique, les réseaux large bande etc. Il est vrai que les télécoms ne se sont jamais intéressées à la science du marketing

Giscard d'Estaing est, parmi les hommes politiques, l'un de ceux qui comprennent le mieux la question. Il a des relations familiales et amicales avec des ingénieurs des télécoms. Élu président de la République en 1974 il nomme Gérard Théry directeur général des télécommunications et il fait lever les obstacles financiers. Le retard du réseau français sera comblé en quelques années d'effort intense.  

Les innovations

France Telecom est amoureux de son métier de base, la téléphonie. Parmi ses ingénieurs on distingue les spécialistes de la transmission, qui sont des physiciens, et les spécialistes de la commutation qui sont des logiciens ; mais tous partagent la même connaissance du réseau, des principes de dimensionnement et de routage qui assurent sa qualité, des règles à respecter en cas d'incident. 

A la fin des années 70, la croissance du réseau téléphonique est cependant achevée. Il faut trouver un autre débouché à l'énergie de l'entreprise. A la croissance en volume de la téléphonie succède la diversification vers le transport des données avec Transpac et le Minitel. Le progrès de l'infrastructure se poursuit avec la transmission par satellite, par faisceau hertzien ou par fibre optique, la numérisation du signal, la commutation électronique. Le coût de production diminue. Le gain de productivité est tellement fort que cela suscite un problème de sureffectifs. 

Cependant après l'éviction de Gérard Théry en 1981 la priorité est rendue à la téléphonie filaire. France Telecom ne parviendra pas à stopper le Minitel mais répugnera à s'engager dans la télévision par câble, la téléphonie mobile, les services à valeur ajoutée, le réseau intelligent, les réseaux privés virtuels et l'Internet. La diversification des services se fera à reculons. Il faudra que Bouygues Telecom casse les prix de la téléphonie mobile lors de son lancement en 1995, et bouscule enfin le douillet duopole de France Telecom et de la Cégétel, pour que ce marché démarre. Le Minitel, qui rapporte il est vrai un gros chiffre d'affaires, sera longtemps préféré à l'Internet. Les ingénieurs défendront longtemps les protocoles X25 ou ATM contre le TCP/IP.

Une culture

France Telecom est tenue en mains par le corps des ingénieurs des télécoms. Sa culture, fondamentalement saine car respectueuse du cœur de métier, se fonde sur une excellente expertise en téléphonie. Cette spécialisation encourage les progrès de l'infrastructure mais inhibe la diversification des services. En fait, un conflit profond divise le corps des ingénieurs : si une minorité active (Gérard Théry, François du Castel, Michel Huet, Jean-Paul Maury etc.) milite pour la diversification tout en se divisant d'ailleurs sur son orientation, la majorité y répugne. La stratégie fluctuera selon l'alternance des pouvoirs. 

Le marketing reste rudimentaire : le système d'information identifie non le client, mais la ligne, et il est donc difficile d'étudier le comportement des clients. 

L'autre point faible est la finance. L'entreprise a connu une forte croissance dans les années 70, son résultat d'exploitation est élevé, mais elle s'est endettée : la dette est dans les années 80 de l'ordre du chiffre d'affaires annuel. Cependant le corps des télécoms ne saurait admettre un vrai financier au sein de l'équipe de direction. Quelques ingénieurs s'efforceront d'apprendre la finance, mais l'entreprise manquera toujours de savoir-faire dans ce domaine. 

La fin du monopole (1988-1997)

Jusqu'à la fin des années 80, France Telecom est une direction générale du ministère des PTT ; il est en position de monopole. Les rôles sont répartis : au CNET la recherche sur les matériels et les logiciels ; aux industriels (Alcatel, Thomson) la fabrication des équipements ; à France Telecom l'exploitation du réseau. Cependant les États-Unis réalisent la « divestiture » d’AT&T et lancent le débat sur la dérégulation. L'arrivée des concurrents dans la téléphonie mobile (Cégétel, puis Bouygues Telecom), voire dans le transport (EDF, SNCF, collectivités territoriales) et les réseaux d'entreprise rompt la solidarité entre l'exploitant, la recherche et l'industrie. Elle finit par susciter une baisse des prix.

Le bilan de cette évolution est contrasté. Le monopole avait des inconvénients : prix trop élevés, innovation par à-coups. Mais la concurrence a les siens : redondance des équipements et des recherches, rupture de la cohésion du réseau. 

De nouveaux rapports de force se créent avec l'ouverture du capital de France Telecom en 1997, la création de l'ART, l'évolution du rôle du ministère. Une conviction se forge : sur un marché concurrentiel, il ne restera à terme en Europe que deux ou trois exploitants. Le but de la stratégie devient alors de survivre en s'alliant à d'autres exploitants (d'où la tentative de fusion avec Deutsche Telekom, qui aboutira au divorce en mai 1999) ou en étendant son réseau (d'où le rachat d'Orange en mai 2000). 

Rôle des directeurs généraux

Dans cette entreprise hiérarchisée et marquée par la formation militaire des polytechniciens la personnalité du dirigeant joue un rôle essentiel, ainsi que la qualité du soutien politique dont il bénéficie. Il est donc intéressant de passer en revue les directeurs généraux qui ont précédé Michel Bon.

Gérard Théry, ingénieur des télécoms né en 1933, fut directeur général de 1974 à 1981. C'était un ami personnel de Giscard d'Estaing. Il pouvait court-circuiter son ministre de tutelle et même le premier ministre. Les journalistes voyaient en lui l’« homme le plus puissant de France ». Autoritaire, il brisa toutes les résistances pour équiper le territoire à bride abattue. Il lança un critère de gestion, le « delta LP », mesure de l'accroissement du nombre de lignes principales (i. e. de raccordements d'abonnés) : des objectifs de croissance furent ainsi fixés aux divers niveaux de l'entreprise. Lorsque la croissance quantitative du réseau s'acheva, il paria sur la diversification des services et lança le programme Minitel. 

Il fera en 1994 un rapport sur les autoroutes de l’information et proposera de construire un réseau de distribution à haut débit, idée judicieuse qui sera accueillie par des ricanements. Il est vrai que ce rapport était faible sur le plan du marketing : il y manquait une réflexion structurée sur les services et les contenus. 

Jacques Dondoux, ingénieur des télécoms (1931-2002), a été directeur général de 1981 à 1986. Il était autoritaire et même violent, de cette violence qui est le masque des timides. Il chercha à recentrer France Telecom sur la téléphonie. Il ne parvint pas à stopper le Minitel car l'affaire était trop avancée, mais il saborda le Plan Câble par crainte des complications politiques que comporte l'audiovisuel. Germanophile convaincu, il lança l'alliance avec Deutsche Telekom.

Marcel Roulet, ingénieur des télécoms né en 1933, a été directeur général puis président de 1986 à 1995. Directeur financier sous Dondoux, il passait pour compétent en finance : au royaume des Aveugles, le borgne est Roi. Modeste, prudent, sceptique, il paracheva l'enterrement du Plan Câble et ne crut pas à l'avenir de la téléphonie mobile. Il soutint cependant des tentatives dans les « services à valeur ajoutée », premières ébauches du commerce électronique. Tout aussi germanophile que Dondoux, il poursuivit courageusement la politique de rapprochement avec Deutsche Telekom. 

François Henrot, conseiller d'État né en 1949, sera président de France Telecom pendant une semaine en 1995. Il prit le temps de mesurer les difficultés (dette, sureffectifs, organisation, stratégie etc.), puis il partit. 

Le choix stratégique en 1995

L'entreprise doit croître pour survivre. Cela peut se faire de deux façons. Soit elle diversifie l'offre de services sur une même plate-forme géographique (croissance intensive), soit elle élargit la plate-forme pour offrir le même service de base à une clientèle plus nombreuse (croissance extensive). 

La croissance intensive est difficile à concevoir et à organiser, elle suppose l'aptitude à former et faire vivre des partenariats, mais elle est relativement peu coûteuse car elle tire parti des infrastructures existantes. La croissance extensive n'exige pas d'effort intellectuel mais suppose des investissements coûteux et à la rentabilité incertaine, car le service de base sera vigoureusement concurrencé. 

Il est naturel que la culture d'entreprise, peu consciente des risques futurs, préfère la croissance extensive qui permet de continuer à faire ce que l'on sait déjà bien faire. La croissance intensive obligerait à diversifier les activités, à écouter des partenaires, à faire entrer dans les équipes dirigeantes des personnes possédant de nouvelles compétences et dont il faudrait comprendre le langage. C'est difficile pour une corporation sûre de ses valeurs et où la concurrence pour l'avancement est vive. 

Cette bipolarisation de la stratégie peut sembler simpliste ; elle transcrit cependant le choix essentiel pour tout exploitant de réseau, qu'il s'agisse des télécoms, du transport aérien, du transport routier, de l'électricité etc. Le service de base, que l'exploitant maîtrise, est concurrencé et donc peu rentable à terme. La différenciation, difficile à réaliser, permet de mieux rentabiliser la plate-forme.

Le règne de Michel Bon (1995-2002)

Michel Bon, inspecteur des finances né en 1943, sera président de 1995 à 2002. C'est un homme influent dont les relations s'étendent à plusieurs réseaux politiques, syndicaux, religieux et autres. Il est passé par le Crédit Agricole (1978-85), par Carrefour (1985-92) où il a fini président, enfin il fut DG de l’ANPE (1993-95). Élégant et brillant, il impressionne par son intelligence et par son élocution. Il va sur le terrain et écoute les praticiens dont il assimile aisément le langage. Il dit volontiers que sa fortune personnelle pourrait le dispenser de travailler. Il a confiance en lui-même, cela inspire confiance aux autres. 

A son arrivée il fascine les ingénieurs des télécoms et il est lui-même fasciné par la puissance de l'entreprise. Il séduit les cadres, les marchés financiers et les médias, la bienveillance de ces derniers étant confortée par un important budget publicitaire. Le succès lui sourit. 

Son expérience professionnelle antérieure l'avait doté de quelques convictions : 
- il faut organiser l’entreprise autour d’unités locales autonomes auxquelles seront prescrits des critères de gestion simples, décentralisables et contrôlables ;
- la direction générale étant une structure souvent parasitaire, il faut s'appuyer essentiellement sur l’encadrement local ;
- le dirigeant doit cultiver le contact direct avec les responsables locaux et faire peu confiance à ses collaborateurs immédiats.

Cette formule lui avait réussi à Carrefour, entreprise dont l'organisation est répliquée autant de fois qu'il existe d'établissements (le magasin au milieu de sa zone de chalandise). Elle lui avait réussi aussi à l’ANPE, elle aussi structurée par réplication (une grappe d’agences locales dans chaque bassin d’emploi). Il applique à France Telecom les principes qui répondent à ses convictions. Le malheur a voulu que ces principes ne conviennent pas à un exploitant télécoms, et tout particulièrement à France Telecom dans cette phase de son évolution. 

On peut classer leur application sous quelques rubriques : mise au pas de l'encadrement ; réorganisation ; recentrage sur le service de base ; croissance extensive. 

Mise au pas de l’encadrement

Le départ à la retraite est obligatoire à 60 ans ; la mise au placard est de règle à 55 ans. Les grands directeurs de France Telecom, les « barons », sont entassés dans un même couloir de la direction générale et physiquement coupés de leurs troupes. 

La compétence est dédaignée : « la technique, je n'en ai rien à foutre », dira Michel Bon lors d'une conférence à Dauphine. Il s'agit là non d'une tactique visant à corriger les excès du technicisme, mais d'une option personnelle durable et profonde. Or elle est contraire à la nature même d'une entreprise qui exploite un réseau automatisé.  

Réorganisation 

L'exploitation sera organisée en cellules auxquelles sont déléguées d'importantes responsabilités. Cette organisation tourne le dos à la solidarité qui relie, localement, les agences commerciales, le service des lignes et la commutation. Elle est contraire à la nature du service : si les équipements sont par la force des choses localisés, les télécoms fournissent à leur client un service d'ubiquité, négation de la géographie, qui implique pour les trafics arrivée et départ une ingénierie solidaire et un dimensionnement cohérent sur l'ensemble du territoire. 

Par ailleurs Michel Bon instaure une comptabilité analytique pour évaluer les résultats unité par unité. Cela va encourager l'égoïsme et le cloisonnement au détriment de l'intérêt de l'entreprise. 

Recentrage sur le service de base

La consommation du service téléphonique est plus importante aux États-Unis qu'en France, car aux États-Unis la tarification du trafic local est forfaitaire. Michel Bon en tire argument pour définir un critère de gestion mesurable et décentralisable, le « delta minutes », mesure de l'accroissement du trafic téléphonique. Il entend renouer ainsi avec la tradition glorieuse du « delta LP » des années 70. 

L'entreprise se détourne alors des « services à valeur ajoutée » et du commerce électronique pour retrouver avec enthousiasme son ornière familière et bien-aimée, la téléphonie. Mais ce service de base, qui exige une infrastructure lourde, est exposé à la concurrence : sa rentabilité est donc problématique à terme. 

France Telecom a ainsi renoncé à la croissance intensive, notamment aux perspectives du commerce électronique. Il lui reste à cultiver la croissance extensive : ce sera la stratégie des acquisitions. 

Croissance extensive

Si Dondoux et Roulet étaient germanophiles, les dirigeants de Deutsche Telekom n'ont jamais été francophiles. Le couple franco-allemand ne tenait que grâce aux concessions et flatteries françaises. Cela ne correspond pas au style de Michel Bon. Ron Sommer, président de Deutsche Telekom, est d'ailleurs lui aussi un homme brillant et séduisant. Entre deux séducteurs, l'entente est impossible. La rupture avec Deutsche Telekom aura lieu en mai 1999, Ron Sommer ayant fait cavalier seul pour tenter de prendre le contrôle de Telecom Italia. Dès lors France Telecom devra croître isolément. 

Les circonstances semblent favorables. Les banques font le siège de l'entreprise pour lui proposer des prêts et signaler les acquisitions possibles, dont elles attendent de succulentes commissions. Les actionnaires, parmi lesquels l'État, souhaitent voir croître le cours de l'action (et, à l'époque, les cours du secteur des télécoms croissent rapidement). Dans un tel contexte celui qui n'achète pas passerait pour quelqu'un de timoré, voire pour un imbécile. Un véritable entrepreneur comme Martin Bouygues, prudent évaluateur des risques, assume cette image sans état d'âme. Elle ne peut convenir à Michel Bon. 

Celui-ci va donc se lancer dans une politique d'achats. Cependant, contrairement à d'autres exploitants, il ne peut pas payer en actions car cela diluerait la part de l'État dans le capital. Il va donc devoir emprunter pour payer en liquide. La structure du bilan de France Telecom sera dès lors vulnérable. 

La crise des télécommunications

La spéculation sur le cours des actions dans les télécoms, et plus généralement dans les NTIC, avait anticipé la poursuite d'une croissance exponentielle du chiffre d'affaires. Le retournement était inévitable, seule sa date était incertaine. Lorsqu'il se produisit, il devint évident pour tous que France Telecom avait pris un risque excessif. 

La chute des cours entraînait la dévalorisation de ses actifs immobiliers, d'où des pertes provoquant une baisse des fonds propres. Le ratio d'endettement devenait intenable. Soudain France Telecom changeait de catégorie : les mêmes banques qui naguère l'avaient supplié d'accepter leurs prêts le jugeaient maintenant trop endetté. L'entreprise se trouvait techniquement en faillite : même si elle dégageait beaucoup de profit, celui-ci ne suffirait pas pour rembourser les prêts arrivés à échéance et que les banques refusaient de renouveler.

Il est vrai que les autres exploitants télécoms rencontrent des problèmes analogues, puisque la crise est sectorielle ; seulement France Telecom, ayant acheté beaucoup, de surcroît avec de l'argent et non avec des actions, se trouve le plus endetté et le plus exposé. 

Heureusement l'État possède 55 % du capital. Ses représentants ont applaudi toutes les décisions de Michel Bon. Il ne peut pas compromettre son crédit en laissant France Telecom faire faillite. Il va donc apporter les fonds nécessaires pour rembourser les emprunts.

Quelle serait la suite mécanique des événements ? Les contribuables seraient sollicités pour combler le « trou ». Les actionnaires perdraient le peu qui leur reste car leurs titres seraient « dilués » lors des augmentations de capital. La future direction de l'entreprise serait dans une situation infernale : elle devrait mendier, année après année, les aides de Bercy sous l'œil sourcilleux de Bruxelles ; elle serait harcelée par des contentieux (avec les actionnaires et créanciers de Mobilcom, avec ses propres créanciers et actionnaires, avec les banques, avec les fournisseurs etc.) ; elle devrait rechercher des économies d'exploitation, ce qui l'exposerait à des conflits sociaux et dégraderait la qualité du réseau ; elle aurait perdu toute liberté de manœuvre pour investir. 

Peu importe que des dirigeants vivent dans l'inconfort, mais la France peut-elle tolérer que la qualité de son réseau télécom se dégrade ?

Sortir du gouffre

Les télécoms ont longtemps été un service public marchand, censé autofinancer son développement tout en subissant les prélèvements du Trésor. Il en est résulté jusqu'en 1974 un blocage du développement du réseau car l'État refusait d'autoriser l'exploitant à s'endetter pour investir. Ce retard fut rattrapé dans les années 70. Puis arriva la concurrence. Comme elle était censée apporter automatiquement l'efficacité économique, le souci des pouvoirs publics fut de la défendre contre les abus de France Telecom dont ils encouragèrent par ailleurs la croissance extensive. 

L'enjeu ne réside cependant ni dans le cours de l'action, ni dans la préservation de la concurrence, ni même dans la survie de France Telecom, mais dans la qualité du service rendu, pour un prix raisonnable, aux ménages et aux entreprises ; dans l'aptitude du réseau à évoluer et innover pour rester sur le front de taille du progrès technique ; dans la compétitivité qu'il confère à notre économie. Il s'agit aussi de contribuer à la maîtrise des NTIC en France et, plus largement, en Europe. 

Cet objectif ne peut être atteint que par la bonne utilisation des compétences des chercheurs, ingénieurs et techniciens, par le développement d'une ingénierie d'affaires, enfin par une gestion financière experte. 

Ici la décision appartient non au Trésor, incompétent en stratégie d'entreprise et congénitalement radin, ni au ministère que ces questions dépassent, mais au gouvernement dans son ensemble et donc au premier ministre lui-même. Il doit se rappeler la phrase de Guillaume d'Orange : « Mon pays est trop pauvre pour s'offrir de mauvaises routes ». La France est-elle assez riche pour se permettre d'avoir un mauvais réseau télécom ?

Qu'est-ce qu'un « bon réseau télécom » aujourd'hui ? c'est un réseau qui constitue une place de marché bien équipée, sur laquelle est offerte une grande diversité de services concurrentiels auxquels elle fournit l'infrastructure technique et les fonctionnalités convenables à leur exploitation. Pour cela, il faut : 
- surmonter le goulet d'étranglement que représente le débit du réseau de distribution, trop faible actuellement pour acheminer les programmes audiovisuels vers les ménages ou pour alimenter les réseaux des entreprises à un prix raisonnable ; 
- développer le système d'information qui assistera le fonctionnement du marché sur le réseau.  

La construction d'une place de marché suppose une réglementation et une régulation : certains de ceux qui font l'apologie du marché oublient que sa construction n'est pas d'abord marchande, mais politique et réglementaire. 

Rénover le réseau de distribution

Le réseau de distribution en paire de cuivre torsadée, construit dans les années 70, ne durera pas indéfiniment même s'il a été bien entretenu. Il faut relire le rapport Théry de 1994, examiner les projets américains de réseau à haut débit, les réalisations suédoises, et préparer le remplacement du réseau de distribution actuel par un réseau à plus de 10 Mbit/s capable de véhiculer des programmes de télévision et d'alimenter des réseaux d'ordinateurs. 

Pour une dépense d'investissement de 40 milliards d'euros environ, étalée sur quatre ou cinq ans, ce réseau supprimera les obstacles que rencontre l'installation des entreprises ou des télétravailleurs dans les zones à faible densité de population, fournira le socle d'une économie renouvelée de l'audiovisuel, encouragera le multi-équipement. 

Pour le réaliser il faut un appel d'offres européen, car il ne convient pas de s'affranchir des règles de la concurrence. France Telecom recevra sans doute au moins les deux tiers de la commande en raison de sa présence sur le territoire. Les ingénieurs, les chercheurs seront invités à définir les solutions techniques selon la nature des sites - fibre optique, radio - de sorte que le réseau puisse par la suite résister à l'obsolescence. On peut espérer qu'une initiative européenne dans le domaine du logiciel, de la microélectronique, des nanotechnologies et des technologies optiques serait lancée parallèlement. 

France Telecom n'aura plus à mendier des subventions : il aura reçu une commande de la Nation. Il ne parlera plus de sureffectifs car il y aura du travail pour tous ses agents. Ses compétences seront mobilisées. Sa crédibilité financière sera en partie restaurée. Il ne sera pas nécessaire de diluer les actionnaires, le cours remontera et ce sera autant que le Trésor retrouvera sous forme de plus-value latente. 

Diversifier les services

Des études de marketing devront être effectuées pour éclairer le développement des services en tirant les leçons des succès (Amazon, les places de marché dans la construction automobile et aéronautique, la chimie, le pétrole etc.), des projets (Microsoft) et des échecs (Vivendi, Bertelsmann) dans les médias et l'Internet : le marketing doit devenir une des disciplines les plus importantes au CNET. Le système d'information devra offrir les fonctionnalités permettant la configuration des réseaux privés virtuels, la notarisation des échanges, la sécurité et la confidentialité des transactions financières, la gestion de débits aux qualités et priorités diverses, l'automatisation du traitement des effets de commerce. Une ingénierie d'affaires devra être montée pour construire des partenariats. 

Les téléservices, que Thierry Breton a étudiés dans les années 90 [3], devront être réévalués en fonction de leur utilité : télétravail, télémédecine, télé-formation, etc.  

Redéfinir la stratégie

Il faudra transfuser un sang nouveau à France Telecom, renouveler les équipes dirigeantes, sortir l'entreprise de son isolement vaniteux pour l'ouvrir aux coopérations. Il faudra renouer la relation avec les autres exploitants européens - notamment avec Deutsche Telekom après l'épisode malheureux de Mobilcom - pour que des initiatives conjointes améliorent la qualité du réseau européen. 

Le marché compétitif ne permet pas à lui seul la sortie du gouffre : il faut l'initiative publique, civique, et l'action du régulateur pour construire la plate-forme qui offrira un nouveau marché à la concurrence. L'État ayant rempli son rôle en mettant en place les infrastructures, les entreprises joueront le leur en les rentabilisant à condition qu'on les consulte pour les associer à leur conception.

J'entends les ricanements de Bercy : « Il est fou, 40 milliards d'euros ! », ou encore, dans la corporation, « il veut qu'on relance le Plan Câble ! ». Mais réfléchissons. 

1) Il ne s'agit pas de « dépenser encore des sous » pour acheter encore des réseaux téléphoniques, mais d'investir pour améliorer le réseau qui équipe notre territoire. 

2) Pour nous, citoyens et contribuables, la seule chose qui importe est la contribution du réseau télécom, pour un prix raisonnable, à la satisfaction des consommateurs et à l'efficacité des entreprises. Le marketing doit préciser les anticipations en matière de service, et ne pas sous-estimer les besoins comme ce fut le cas pour la téléphonie mobile - et comme c'est encore le cas pour les réseaux d'entreprise et les centres d'appel

3) Savoir si ce réseau est exploité par France Telecom ou quelqu'un d'autre, si cet exploitant est français, européen ou américain, cela n'importe aux utilisateurs que dans la mesure où cela a une incidence sur la qualité et le prix du réseau, et sur son évolution à long terme.

4) La connaissance des besoins des utilisateurs, socle de l'offre de services, doit cependant être complétée par des considérations stratégiques que le citoyen ne peut pas ignorer. Si un pays étranger pouvait accéder directement aux commutateurs du réseau français, nous pourrions avoir des doutes sur la confidentialité de nos communications, déjà altérée d'ailleurs par le système Echelon que la NSA a installé en Grande-Bretagne pour espionner l'Europe. Il existe donc un rapport entre la qualité du service et la nationalité de l'exploitant : cela doit toutes choses égales d'ailleurs faire préférer un exploitant national ou européen. 

5) Le service rendu par le réseau mérite-t-il que les Français lui consacrent un tel effort ? c'est au parlement d'en décider, et il revient au gouvernement de lui soumettre la décision. On ne peut pas préjuger de la réponse du parlement, mais la question mérite d'être instruite et posée.

6) Si nous avions réalisé le Plan Câble dans les années 80 nous disposerions aujourd'hui d'un réseau de distribution à haut débit, au lieu des quelques centaines de kbit/s qu'offre l'ADSL et qui ne suffisent ni à la télévision, ni à l'usage performant de l'Internet, ni surtout aux établissements décentralisés de nos entreprises. 


[1] Il est utile de comparer les ordres de grandeur, même si la nature et le contenu des trous diffèrent.

[2] Pour une histoire des origines du réseau français, voir Catherine Bertho, Télégraphes et téléphones, de Valmy au microprocesseur, Livre de poche 1983.

[3] Thierry Breton, Les téléservices en France, La documentation française 1994, et Le télétravail en France, La documentation française 1994. Les téléservices, même fortement rentables, ont été laissés en friche parce qu'ils ne généraient pas beaucoup de trafic, critère suprême et même unique à l'époque pour France Telecom.