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Bon vent pour France Telecom !

28 février 2005


Pour lire un peu plus :

- France Telecom, sortir du gouffre
- Les Télécoms en plan
- « Grandeurs et misères de France Telecom »
- Qui a ruiné France Telecom ?
- Qualité de service
- Qualité de service (suite)
- Qualité de service : la boucle locale du réseau téléphonique
- La stratégie retrouvée
- Moteur de l'entreprise innovante
-
A propos de la production

J’ai fait la connaissance de Didier Lombard en 1983 alors que je montais auprès de François du Castel, au CNET (Centre National d'Étude des Télécommunications) à Issy-les-Moulineaux, une Mission économique.

La DGT[1] était dynamique. Elle avait, dans les années 70, mis un terme à la pénurie de téléphones en France et, sur son élan, lancé en 1978 Transpac, réseau de transmission de données, puis en 1979 le Minitel[2].

Du Castel, directeur adjoint du CNET, poussait les feux du Plan Câble. A Lannion se préparaient le RNIS (futur Numéris) et le protocole ATM[3]. Bagneux et Grenoble menaient la recherche sur les composants électroniques, Rennes sur les services de l’image.

Parmi les économistes, deux camps s’affrontaient, l’un partisan de la concurrence parfaite – donc de la privatisation puis du démantèlement de la DGT – l’autre attentif aux économies d’échelle et d’envergure qui fondent le monopole naturel.

Pour le transport à longue distance, le câble et le satellite rivalisaient. L’évolution technique étant rapide, tantôt l’un, tantôt l’autre gagnait la course à la baisse du coût de transmission.

J’aurais voulu construire un modèle de l’économie du satellite. Lorsque j’en parlai à du Castel, il me dit : « Si tu t’intéresses au satellite, il faut voir Lombard. Il est plutôt RPR, mais c’est un type bien ».

*  *

Il faut expliquer ce « mais ». Du Castel avait quitté l’X pour faire la guerre dans la 2ème DB. Chrétien militant, il adhéra au PCF à la Libération – un peu je crois pour faire la nique à son milieu social, beaucoup par fidélité à un idéal qu’il conservera toujours dans sa fraîcheur juvénile. Cet engagement, exceptionnel et mal vu parmi les X-Télécoms, l’avait écarté des fonctions d’encadrement. Ayant passé sa vie dans la recherche il était de ceux qui connaissaient le mieux la technique.

En 1981, il devint directeur adjoint du CNET, Matignon ayant refusé qu’un « communiste » fût nommé directeur. Du Castel, lui, n’était pas sectaire. Habitué à vivre parmi des personnes dont l’orientation différait de la sienne, il ne les classait pas sur l’axe droite-gauche mais selon leurs qualités morales, intellectuelles, et selon leur sens civique. Ainsi, à ses yeux, quelqu’un pouvait être « RPR, mais un type bien ».

*  *

Je me rendis dans le bureau de Lombard. Il se préparait à déménager et rangeait ses affaires dans des cartons qu’il empilait, déployant une musculature puissante. Notre conversation fut courte :

MV. – Je viens te voir de la part de du Castel. Je voudrais étudier l’économie du satellite.

DL. – Le satellite, ce n’est pas de l’économie, c’est de la politique.

MV, avec un peu de suffisance. – Certes, mais derrière la politique il y a toujours de l’économie. Je voudrais voir cela de près.

DL. – Prends un siège, je vais t’expliquer. Cela nous prendra un quart d’heure.

Moins d’un quart d’heure plus tard j’avais compris qu’il avait raison : le satellite ne se prête pas plus que le tiercé à la modélisation économique. A l’INSEE j’avais construit des modèles statistiques puissants : pourquoi, m’étais-je dit, ne pas les appliquer aux courses de chevaux ? Mais en écoutant Daniel Lahalle, chroniqueur hippique à France-Soir, j’ai compris qu’il serait plus efficace de fréquenter les entraîneurs et les jockeys, de passer son temps dans les écuries, que d’extraire par le calcul la tendance cachée dans un nuage de données.  

De même, pour comprendre le satellite, il fallait fréquenter les directions générales des entreprises et les institutions géopolitiques, entrer dans leurs enjeux et leurs intrigues, plutôt que de les supposer rationnelles au plan économique[4].

J’ai eu par la suite quelques autres conversations avec Didier Lombard. Je le situe dans la lignée des saint-simoniens, ces ingénieurs aussi sociologues que physiciens qui articulaient technique et société. Il considère la politique en réaliste sans illusions, et avec un humour tonique.

Le voici maintenant PDG de France Telecom. Cette entreprise va-t-elle être enfin dirigée par un entrepreneur ?

*  *

Elle a subi plusieurs stratégies que l’on peut toutes associer à la lettre Δ.

Ce fut dans les années 70, sous le règne de Gérard Théry, le « Delta LP », l’accroissement du nombre des lignes principales. Ce critère de gestion a aidé à propulser l’équipement du territoire – mais une fois le territoire équipé, il a perdu sa raison d’être.

Sous le règne de Michel Bon, le malencontreux « Delta Minutes » a mobilisé France Telecom autour du service téléphonique alors que son prix baissait et qu’on le savait menacé à terme par la compression du signal.

La stratégie de Thierry Breton s’est concentrée sur le « Delta Dette », un Delta négatif cette fois. Il a réduit la dette à la vitesse de 10 milliards d’euros par an[5]. C’était nécessaire mais cela n’a pas suffi pour donner un sens à l’entreprise.

Aujourd’hui, la stratégie « du client global » desserre le goulet d’étranglement de la ligne d’abonné, la technique ADSL facilitant l’utilisation du Web et l’audiovisuel. Mais cette stratégie se réduira-t-elle à un « Delta Débit » ? Ce serait la tendance naturelle d’une entreprise dont la culture, la noblesse, résident dans la maîtrise de l’automate complexe, coûteux et fragile qu’est le réseau. 

Sur cette plate-forme puissante, France Telecom ne devrait-il pas plutôt ambitionner un « Delta Services » ?

*  *

La relation entre la nation et les télécoms est, mutatis mutandis, analogue à celle qui existe entre l’entreprise et son système d’information.

L’informatique offrait naguère un service standard et massif (les « grandes applications »). Elle doit aujourd’hui outiller, dans le détail, le flux des divers processus de production.

Si la solidité de la plate-forme technique reste nécessaire, elle n’est plus suffisante. Il faut entrer dans le fonctionnement de l’entreprise, segmenter la population des utilisateurs… Cela déconcerte ceux qui, parmi les informaticiens, voulaient ne considérer que la seule technique. Ils ouvrent des yeux ronds quand on évoque la sémantique des « métiers » utilisateurs, l’administration des données, le marketing du système d'information.

Il en résulte chez les DG un trouble dont tirent parti des vendeurs qui érigent en solution miracle universelle l'outsourcing ou une des composantes de l’architecture - client-serveur naguère, aujourd’hui ERP, EAI, Web Services -  alors qu’il convient, pour bâtir la plate-forme, d'articuler plusieurs de ces composantes.

*  *

Dans les télécoms, on rencontre la même exigence de diversification, de segmentation des utilisateurs, d’analyse des besoins, de qualité du système d’information, d’interopérabilité avec des partenaires, d’ingénierie d’affaires, d'attention à la satisfaction des consommateurs. La maîtrise du dimensionnement du réseau, de sa fiabilité, reste nécessaire (et d’ailleurs de plus en plus difficile) mais ne suffit plus : les ingénieurs en restent bouche bée.  

Les politiques, troublés, veulent voir dans la concurrence[6] la poudre de Perlimpinpin, alors qu’elle ne peut-être efficace que si on la pondère prudemment. Le critère ultime et unique de l’efficacité en économie, c’est en effet la satisfaction du consommateur, qui se mesure selon le rapport qualité / prix de sa consommation (voir A propos de la production). Or si la concurrence fait baisser le prix, elle ne peut pas à elle seule faire croître la qualité : pour innover, l’entreprise doit pouvoir bénéficier d’un monopole temporaire (voir Moteur de l’entreprise innovante).

Le régulateur, dans sa lutte contre l’« opérateur puissant », est tenté d’interdire à France Telecom d’offrir le service « sans couture », fédérateur, dont le consommateur a cependant de plus en plus besoin pour maîtriser sa consommation en informatique, audiovisuel et télécoms.

Pensons aux services que l’on peut construire autour des thèmes prioritaires pour les familles mais qui restent sous-développés : santé, éducation et formation, emploi, logement, culture et science, divertissement, relations avec l’administration etc. Pensons à la panoplie qui équipe peu à peu les résidences principale et secondaire de chaque ménage : téléphones, télécopies, téléviseur, réseaux de PC (qui communiqueront bientôt avec les équipements ménagers via le réseau électrique), à quoi s’ajoute le téléphone mobile qui, lui, équipe le corps de chacun, ainsi que la ressource informatique que l’on utilise au bureau, à la maison ou en déplacement…

*  *

La stratégie du « Delta Services » s’appuierait sur l’attention envers les besoins des consommateurs, sur un système d’information qui outille les processus de l’opérateur et ses relations avec ses clients, fournisseurs et partenaires, sur l’ingénierie d’affaires pour le montage des services, et bien sûr aussi sur la maîtrise de la plate-forme technique. Cela suppose des compétences, du réalisme politique et un sens civique élevé.

J’entends déjà les ricanements de ceux qui estiment cette stratégie irréaliste au plan économique. Les mêmes, naguère, ont jugé réalistes le « Delta Minutes » et la politique d’endettement qui a ruiné France Telecom ; les mêmes estiment que l’entreprise doit prendre pour boussole le cours de ses actions (voir Le côté de la finance).

Ce qu’ils nomment « réalisme », c’est le conformisme du jour ; ils oublient que la satisfaction du consommateur, but final de l’économie, est le seul fondement durable de la santé – et finalement de la valeur – de l’entreprise.


[1] Direction générale des télécommunications, qui deviendra France Telecom en 1988.

[2] Annoncé en février 1979, expérimenté à partir de juillet 1980, le Minitel sera mis en service « en vraie grandeur » en février 1984.

[3] « Asynchronous Transfer Mode », voir Protocoles et paradigmes

[4] Quelques années plus tard, j’ai modélisé le coût des satellites en considérant les aléas du lancement, le prix des assurances etc. Mais quand on se limite au coût on reste loin d’un raisonnement économique complet.

[5] D’octobre 2002 à février 2005, la dette est passée de 68 à 44 milliards d’euros. Au « Delta Dette » a correspondu naturellement un « Delta Cours de l’action » (de 6 à 23 euros).

[6] Et dans ses corollaires : privatisation, démantèlement de l’« opérateur puissant ».