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Brève histoire de l’individualisme

15 septembre 2003


Pour lire un peu plus :

- Reconstruire les valeurs
L’être humain est, sans doute, conscient de son individualité depuis la naissance de l’humanité voici trois millions d’années. Le précepte de Socrate, « connais-toi toi-même », « γνωτι σεαυτον », l’invite depuis l’antiquité à observer et étudier son individualité. Les stoïciens, tout comme les épicuriens, avaient pour but le perfectionnement de l’individu ; le salut, but de la foi chrétienne, est lui aussi individuel.

L’individualisme n’a donc jamais pu constituer une nouveauté radicale. La nouveauté de l’individualisme moderne consiste à attribuer à l’individu la primauté métaphysique, à l’identifier à l’être lui-même, à faire de lui le centre et le pivot de l’univers à tel point qu’il est devenu difficile, une fois ce point de vue adopté, de penser des phénomènes collectifs par nature comme la formation et l’apprentissage des langues, l’éducation des enfants, voire la simple (si l’on peut dire) relation d’altérité dans le couple ou la vie sociale. 

Rôle libérateur de l’individualisme

Pour mesurer la nouveauté de l’individualisme moderne, il faut se remémorer l’organisation sociale et les valeurs contre lesquelles il s’est construit.

Les structures sociales de la société médiévale ont, tout en se transformant, survécu en France jusqu’à la Révolution[1]. Or si l’individu existait bien sûr dans cette société, il n’y occupait pas la place principale. Vivant dans un monde où la violence était quotidienne, il était en effet très instable[2]. Ses serments étaient aussi peu fiables que sa mémoire, qui s’appuyait rarement sur l’écrit. La forte mortalité infantile, la vulnérabilité devant les épidémies, violences et famines, interdisaient de s’attacher à lui.

La famille offrait des repères plus solides, une pérennité plus sûre. Elle pouvait, mieux que l’individu, respecter des engagements et donc conclure des contrats. L’existence de l’individu était ainsi soumise à celle de la famille : chez les nobles l’honneur du nom, qui se défendait sur les champs de bataille ou dans les duels, importait plus que la vie de l’individu. La carrière de celui-ci était délimitée par la situation sociale de sa famille, situation dont il ne pouvait s’émanciper que de façon exceptionnelle et en prenant les risques que court tout aventurier[3].

Cependant l’économie moderne, industrielle et mécanisée, exigeait que pût s’affirmer l’autorité des « talents », des personnes compétentes (artistes, ingénieurs, organisateurs, entrepreneurs, officiers) seules capables de maîtriser les nouvelles techniques de création, de production ou de combat : la promotion de l’individu était donc nécessaire à l'épanouissement de cette économie.

Revenir au sens étymologique du mot « technique »

La racine de ce mot est le grec Τεχνη qui signifie savoir-faire, art, talent, aptitude à l’action. Si l’on débarrasse le mot « technique » des connotations qui l’encombrent pour revenir à sa racine, la technique, c’est le savoir-faire[4].

Le savoir-faire n’a pas de dimension morale puisqu’il peut être mis au service des buts les plus divers, qu'ils soient bons ou mauvais. Personne cependant ne peut faire l’apologie de la maladresse, pas plus que l’on ne peut faire l’apologie du gaspillage. Pourtant nombreux sont ceux qui exècrent la technique : ils lui associent la pollution de la nature, l’exploitation de la force de travail, l’étroitesse d’esprit etc. Ces connotations proviennent non de la technique elle-même, mais d’une industrialisation mal conçue ou d’une spécialisation excessive.

On peut dater l’origine de l’individualisme moderne du Quattrocento de la Renaissance italienne. Il s’agissait, certes, d’une libération, mais elle fut payée par la rupture de la cohésion culturelle de la société médiévale. La classe « cultivée », férue d’humanités antiques, s’est détachée alors du peuple pour rechercher la « distinction » qui culminera à la Cour des rois[5].

La première formulation explicite de l’individualisme se rencontre chez Montaigne : « C’est moy que ie peinds (...) ie suis moy-mesme la matiere de mon Liure[6] » ; cette affirmation sera reprise par Rousseau : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi[7] ».

L’individualisme a rencontré de vigoureuses résistances. Pascal contredira Montaigne : « Le moi est haïssable[8] ». Au XXe siècle l’individualisme devra lutter contre la coalition hétéroclite, mais puissante, du marxisme, de la psychanalyse, de la sociologie, de la linguistique et du surréalisme[9]. Il finira cependant par s’imposer vers la fin du siècle avec le triomphe du libéralisme économique.

*  *

La théorie économique s’est en effet bâtie sur l’individualisme méthodologique d’Adam Smith[10] : « (...) He intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention (...) By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. I have never known much good done by those who affected to trade in the publick good ». Les racines de cet individualisme plongent dans la religion protestante qui, postulant une relation directe entre Dieu et l’individu, a libéré celui-ci des contraintes sociales et familiales ainsi que de la tutelle de l’Église[11].

L’individualisme s’épanouit au plan culturel au XIXe siècle avec le romantisme, nourri des intuitions « géniales » et des émotions de l’individu comme des troubles et crises qui accompagnent la formation de sa personnalité.

Si les talents furent ainsi libérés au bénéfice de l’économie, de la science, de la technique et de la création artistique, ce fut en soumettant l’individu à une tension psychologique des plus pénibles. Libéré des contraintes sociales, il ne pouvait plus en effet s’expliquer ses éventuels échecs que par une incapacité dont la conscience était inévitablement douloureuse. La société se divisait non plus entre nobles et roturiers mais entre « gagnants » et « perdants », les premiers n’étant eux-mêmes jamais sûrs de la pérennité de leur succès[12] : l’individu libéré porte seul l’angoisse de la réussite tout comme le protestant porte seul l’angoisse du salut[13].

La mort, qui certes n’a jamais été pour personne une perspective réjouissante, est devenue sous le règne de l’individualisme une monstruosité métaphysique et un objet d’horreur : comment en effet comprendre que l’être, que l’on a condensé dans l’individu, puisse cesser d’être ? L’Église offrait sans doute des perspectives consolantes mais le doute torturait même les croyants. La médecine, la justice firent de la vie biologique un absolu au détriment du sens de la vie lui-même[14].

Parallèlement le remplacement de la noblesse par l’élite bourgeoise de l’argent, de la compétence, puis plus récemment des médias, a suscité la crise des valeurs qui a fourni l’essentiel de ses thèmes à la littérature du XIXe siècle et du début du XXe siècle[15]. Toute nouvelle élite étant en effet illégitime du fait même de sa nouveauté, sa prise de pouvoir s’accompagne d’une perte des repères sociaux, esthétiques et moraux[16]. Cette crise a provoqué à la fin du XIXe siècle, chez les personnes les plus sensibles, les troubles que Freud a diagnostiqués : hystérie, névrose, perturbation de la sexualité etc.

Freud a cru ces troubles causés par la civilisation : l’individu civilisé, contraint de réprimer ses instincts, vivait pensait-il « au dessus de ses moyens psychiques ». Il a tenté d’expliquer la guerre mondiale, qui le déconcertait, par un retour en force des instincts : « la guerre emporte les couches d'alluvions déposées par la civilisation pour ne laisser subsister en nous que l'homme primitif[17] ».

On peut proposer une autre hypothèse : la guerre qui a par deux fois ravagé l’Europe au XXe siècle serait plutôt la tentative de suicide, presque réussie, d’une société qui ne parvenait pas à assumer les responsabilités dont l’individualisme avait chargé les individus, ni les possibilités économiques et techniques qui en étaient résultées, ni non plus les changements sociaux et culturels que ces possibilités rendaient nécessaires.

Lisons Keynes : « Quel extraordinaire épisode de progrès économique pour l’humanité que celui qui s’acheva en août 1914 ! La majorité de la population, il est vrai, travaillait dur et vivait de façon inconfortable, tout en étant semble-t-il raisonnablement satisfaite de son sort. Cependant tout homme ayant une capacité et un caractère hors du commun pouvait entrer dans les classes moyenne ou supérieure où la vie offrait, pour un coût modique et sans trop de tracas, des commodités, un confort et des agréments hors de la portée du plus riche et du plus puissant des monarques d’autres époques[18] ». Mais cette période heureuse a abouti à la catastrophe : la prospérité ne suffisait pas à combler le besoin de sens.

Dégradation de l’individualisme

A la fin du XXe siècle, la phase créatrice de l’individualisme n’est-elle pas achevée ? N’est-il pas parvenu à la limite de sa fécondité ? N’est-il pas devenu un obstacle pour nos sociétés, ces sociétés qu’il a contribué à créer en libérant l’individu ?

Dans les pays riches où les problèmes matériels que pose l’existence ont été pratiquement résolus, où (au moins en moyenne) chacun peut se loger, se vêtir, se nourrir et élever des enfants, où les ménages sont équipés d’appareils électriques et électroniques dont naguère les entreprises elles-mêmes n’auraient pas pu disposer, où l’attention est accaparée par le spectacle audiovisuel, l’individualisme n’est plus comme jadis sollicité pour surmonter des difficultés pratiques et acquérir des biens jugés nécessaires.

Dès lors l’individu se replie sur lui-même, fasciné par l’apparence que présentent les médias, accaparé par ses émotions, enfermé dans une représentation du monde qui malgré son caractère abstrait lui semble naturelle. La culture, excluant le rapport direct entre les êtres humains, ou entre eux et la nature, se médiatise. L’individualisme se dégrade.

Culte de l'apparence

Culte de l'émotion

Culte de l’abstrait

Médiatisation des rapports

*  *

Lorsque l’individualisme arrive en bout de course, l’émotivité (fondée sur l’indifférence envers autrui) s’associe à la superficialité (fondée sur l’indifférence envers la nature) pour soutenir le culte de l’abstrait. Le rapport immédiat entre les individus ou entre eux et la nature disparaît. L’être humain est alors bloqué comme l’illustre le schéma ci-dessus : le fronton où s’inscrit le culte de l’abstrait, tournant le dos à l’action sur le monde, pointe vers le bas.

La dégradation de l’individualisme n’est pas un phénomène individuel : étant collective, elle frappe les civilisations, les cultures, les sociétés. La crise des valeurs s’accompagne alors du désarroi, du désespoir que suscite la perte du sens de la vie.

*  *

Nous retrouvons aujourd’hui une situation analogue à l’avant-guerre que Keynes a décrite : la « nouvelle économie » a introduit, avec l’évolution de l’informatique, l’automatisation de la production, l’ubiquité que procurent les réseaux, des possibilités d’une nouveauté comparable à celle qu’offrait l’industrie au début du XXe siècle. Les tensions auxquelles les individus et la société sont soumis sont du même ordre. Même si l’histoire ne se répète jamais, notre début de siècle est lourd de menaces. Saurons-nous éviter une nouvelle tentative de suicide ? Pour surmonter la crise de l’individualisme, nous devrons fonder solidement un humanisme


[1] Saint-Simon (1675–1755), Mémoires ; Alexis de Tocqueville (1805-1859), L’ancien régime et la Révolution, 1856
[2] Marc Bloch (1866-1944), La société féodale, 1939
[3] Un exemple type des aventuriers de l’ancien régime est fourni par Giacomo Casanova (1725-1798) : voir ses Mémoires, Brockhaus-Plon 1960.
[4] Ce mot double, où se condensent la connaissance et la pratique, est (même si l’habitude nous incite à la considérer comme banale) l’une des expressions les plus utiles de la langue française : elle fournit au raisonnement une articulation bien placée. On peut fonder l’édifice des valeurs sur les deux expressions savoir-vivre et savoir-faire, à condition de les prendre au pied de la lettre et non à leur sens courant.
[5] Frantz Funck-Brentano (1862-1948), La Renaissance, Librairie Arthème Fayard 1935
[6] Michel de Montaigne (1533-1592), « L’aucteur au lecteur », Essais, 1580.
[7] Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Les confessions, 1782
[8] Blaise Pascal (1623-1662), Pensées (n° 455)
[9] Qui tous ont polémiqué (finalement en vain) contre l’individualisme : le marxisme en renvoyant l’individu à l’idéologie de sa classe ; la psychanalyse, en le confrontant à un inconscient pour lui montrer qu’il n’est pas ce qu’il croit être ; la sociologie, en lui faisant percevoir les conditionnements qui l’enserrent ; la linguistique, en lui montrant avec le structuralisme comment la forme de son langage détermine le contenu de sa pensée ; le surréalisme enfin, en le réduisant à être l’acteur de sa propre imagination.
[10] Adam Smith (1723-1790), An Enquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Edinburgh 1776, vol. IV chapitre II, (vol. I, p. 456 de l'édition Oxford University Press, 1979)
[11] Max Weber (1964-1920), Die protestantische Ethik und der „Geist“ des Kapitalismus, Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik 1905
[12] Edward Luttwak (1942-), Turbo Capitalism, Harper Collins 1999
[13] Søren Kierkegaard (1813-1855), Le concept d’angoisse, 1844
[14] Que reste-t-il du sens de la vie lorsque le médecin prolonge la survie biologique du malade incurable qui préfèrerait en finir ? Et la prison n’est-elle pas, plus qu’une privation de la liberté de déplacement, une privation du sens de la vie ?
[15] Honoré de Balzac (1799–1850), La comédie humaine, a été suivi par Marcel Proust (1871-1922), A la recherche du temps perdu (plus précisément Le temps retrouvé, 1927). Lorsque Mme Verdurin, bourgeoise qui s’élève dans le champ culturel non sans y commettre des fautes contre le goût et le tact, devient princesse de Guermantes, et que la duchesse de Guermantes, incarnation de la culture aristocratique, se met à dire « énormément de sottises », le remplacement de la noblesse par la bourgeoisie est accompli.
[16] Thomas Mann (1875-1955), Buddenbrooks, Verfall einer Familie, 1901 : dans ce roman, Thomas Mann illustre la thèse selon laquelle l’énergie conquérante des familles bourgeoises se dissipe lorsque, les générations se succédant, ces familles s’intellectualisent pour s’adonner enfin au culte de l’art.
[17] Sigmund Freud (1856-1939), Considérations actuelles sur la guerre et la mort, 1915
[18] John Maynard Keynes (1883-1946), The Economic Consequences of the Peace, 1919