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Le ministère de l'injustice

1er janvier 2009

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Pour lire un peu plus :

- La personne du prisonnier est sacrée
- Le sacrifice humain
- Pour une vie probabiliste
- À propos de la peine de mort
- Sommet de la lâcheté
- Canicule dans les prisons

-
Sept ans de solitude

Un gouffre sépare le système judiciaire de la démarche scientifique.

Tout scientifique sait que l’expérience et le raisonnement abondent en pièges, et que l’on progresse en corrigeant ses erreurs. Mais le système judiciaire, lui, répugne à reconnaître ses erreurs, donc à les corriger.

Il administre en effet une « vérité » qui résulte de sa décision plus que de l’accord avec les faits. Ainsi, tout condamné sera dit « coupable » et un coupable – le fût-il de façon évidente – ne sera en attente du jugement qu’un « présumé ».

Pour un scientifique, l’argument d’autorité est sans valeur ; mais pour la justice la qualité de la décision est censée résulter de l’application exacte de la procédure. Le juge d’instruction de l’affaire d’Outreau, comparaissant après la catastrophe devant ses confrères, n’a eu pour se défendre – et les embarrasser – qu’à leur dire « j’ai suivi la procédure ».

On a vu un détenu dangereux libéré à la suite d’une faute de frappe. Croiriez-vous que l’ordre de le remettre en prison ait été immédiatement donné ? Point du tout : le papier comportant la faute de frappe était formellement en règle. Il a fallu suivre la procédure, longue, pour produire un autre papier et pouvoir enfin corriger l’erreur.

Pour que la forme puisse primer ainsi le fond, il faut qu’elle soit majestueuse : elle n’y manque pas. Les magistrats, vêtus de noir ou de rouge, obéissent à une liturgie conçue pour impressionner. La décision est énoncée avec tant de solennité que l’innocent lui-même, ainsi jugé et écrasé, doit se sentir coupable.

Tout expert en gestion sait qu'une organisation irrationnelle ne donne pas toujours des résultats faux : le bon sens des individus peut compenser dans une certaine mesure les défauts de la procédure. Mais il sait aussi que la probabilité d'erreur est de l'ordre de 20 %.

Ainsi sur les 60 000 personnes et quelques qui sont détenues dans les prisons françaises, 12 000 seraient séquestrées alors qu'elles devraient être libres - et le nombre réel est plus élevé sans doute, car le système abuse de la détention provisoire.

Lorsque la justice corrige une de ses erreurs – comme à l’issue de l’affaire d’Outreau – on est tout surpris et content, on la félicite. Mais combien d’erreurs elle laisse perdurer ! Combien de « faits nouveaux » évidents, qui exonéreraient des condamnés, refuse-t-elle de connaître !

Elle brasse des documents : dossiers, pièces, jurisprudence, s’accumulent et l’engorgent. Ses délais sont longs. L’informatique pourrait lui apporter une aide précieuse mais la corporation des magistrats lui résiste : j’en ai vu qui, du haut de leur science juridique, manifestaient envers l’ordinateur une répulsion teintée de mépris. Comme toute corporation, et plus que d’autres sans doute, la magistrature chérit ses habitudes – et une informatisation de la justice transformerait les procédures…

*     *

Il existe bien sûr des magistrats raisonnables et humains. On doit les admirer : il est difficile de conserver son humanité quand on se trouve à longueur de journée en position d’autorité. Mais l’institution judiciaire, elle, est une machine qui peut à tout instant vous happer pour vous broyer.

On a vu cette chose extraordinaire : un homme mis en prison pour meurtre y reste plusieurs années. Un autre se dénonce enfin et apporte des preuves matérielles de sa culpabilité : le détenu est donc innocent. Croiriez-vous qu’on le libéra sur le champ, avec excuses et indemnités ? Nenni ! Il a fallu une procédure, lente, durant laquelle il a subi encore quelques mois de prison.

Le système pénitentiaire, où le système judiciaire déverse les personnes qu’il condamne, est notoirement surpeuplé et insalubre. Le détenu est soumis à l’arbitraire : on ne lui communique pas le règlement qu’il est censé respecter ; il est humilié (menottes lors des déplacements, éventuellement dans le dos pour surcroît d’inconfort ; fouilles à corps lors desquelles il est mis nu et obligé de montrer son anus, etc.). Des témoignages évoquent les brutalités commises lors des gardes à vue.

Mais la justice se place au-dessus de la loi qu’elle est censée faire appliquer : le conseil d’État a dû lui rappeler que les prisons ne devaient pas être un espace de non-droit.

*     *

La loi dispose que la détention provisoire doit rester l’exception, en pratique elle est de règle. Les juges d’instruction, qui instruisent à charge plus volontiers qu'à décharge, l’utilisent comme moyen de pression pour déstabiliser et culpabiliser les personnes qu’ils veulent faire avouer. Parfois, par ce procédé, ils obtiennent des aveux factices que l’accusé aura ensuite bien de la peine à retirer : la détention provisoire, dans les conditions où elle est infligée, donne des résultats aussi incertains que la torture.

Dans une prison un détenu a été tabassé par d’autres détenus encouragés par des gardiens. Le ministre de la justice [1], informé de ces faits, a refusé de rappeler le règlement aux gardiens et directeurs de prison : « des enseignements sont dispensés dans le cadre des formations…un fascicule est remis à chacun en cours de scolarité… » : bref, il est inutile de rappeler des règles que tout le monde connaît, même si elles ne sont pas appliquées…

Le ministre de l’intérieur estime « irréprochable » l’attitude des policiers lors d’une arrestation musclée : il ne s’émeut que si une caméra indiscrète apporte la preuve des faits, et les policiers seront encore présumés avoir commis les violences qui ont pourtant été bel et bien filmées.

Il arrive que les témoins d’un excès de violence de la part de la force publique interviennent pour y mettre un terme : ils sont alors embarqués, inculpés de « rébellion » et maltraités. Ainsi le citoyen est incité à la lâcheté : le témoin d’un abus doit détourner son regard.

*    *

Plutôt que de rappeler les fonctionnaires placés sous leur autorité au respect de la loi et à l’exactitude de leur mission, les ministres trahissent ainsi leur fonction en se faisant les porte-parole des corporations et en épousant leurs dévoiements.

C'est que nos politiques croient, non sans quelque raison, que la population leur réclame encore plus de sévérité, encore plus de brutalité : alors on veut enfourner davantage de détenus dans les prisons, on veut abaisser à 12 ans l’âge à partir duquel il est possible de mettre en détention etc.

Les Français – et c’est une honte – sont dans leur large majorité indifférents au sort des détenus. Ils croient, stupidement, qu’ « il n’y a pas de fumée sans feu » et que tout détenu a donc mérité son sort. Ils ne conçoivent pas que l’arbitraire de la machine judiciaire, la cruauté de la détention, cela peut tomber sur n’importe qui, à n’importe quel moment et de façon aléatoire.

Nous sommes un peuple étrange : capables de fantasmer sur l’« insécurité » qui régnerait dans nos rues, de donner à un fait divers une importance démesurée ; incapables de concevoir que la véritable insécurité, la menace qui pèse sur chaque citoyen et peut briser sa vie, c’est l’arbitraire de la machine judiciaire.

*     *

Je ne sais pas si les neuf de Tarsac, ceux qui sont accusés de terrorisme, ont vraiment saboté les lignes de la SNCF. S’ils l’ont fait ils méritent d’être punis ; s’ils ne l’ont pas fait ce qui se passe est épouvantable.

On maintient en détention provisoire depuis le 12 novembre Julien Coupat et sa compagne sous un régime dur censé « attendrir la viande », selon l’expression cynique des magistrats.

Il s’agit de les faire craquer. Sept de leurs camarades ont été remis en liberté – ce qui, s’agissant d’un groupe de terroristes présumés (ici, l’adjectif s’impose même s’il a été oublié par le ministre de l’intérieur) ne laisse pas de surprendre.

Je me répète : s’ils sont coupables, ils méritent une sanction – mais non pas certes une humiliation ni de mauvais traitements.

Mais s’ils étaient innocents ? Alors qu’ils étaient séparés les uns des autres et interrogés avec assurément toute l’habileté requise, les policiers n’ont pu fournir aucune preuve. Le juge des libertés et de la détention a demandé (sans l’obtenir) la mise en liberté de Coupat. Fallait-il que le dossier fût vide !

Ou bien Coupat est un malfaiteur doté d’une résistance psychologique hors normes, ou bien les vrais coupables, se trouvant quelque part en liberté, doivent bien rire en entendant le ministre de l’intérieur congratuler ses services.

Entre parenthèses : par curiosité, je suis allé lire les textes de Coupat. Je n’adhère pas à un discours « anticapitaliste » qui me semble aujourd’hui rater sa cible (voir Capitalisme et socialisme). Par contre je partage son intérêt pour le judaïsme et sa conception de la métaphysique critique me semble excellente.

Pour qualifier un tel auteur de « philosophe fumeux », comme l'ont fait certains journalistes, il faut être un de ceux qui sont incapables de lire La princesse de Clèves et qui croient que Claude Allègre est un scientifique.

*     *

Tout comme elle a les dirigeants politiques qu’elle mérite, une nation a la justice qu’elle mérite. La qualité de l’institution judiciaire, celle des prisons doivent donc solliciter la vigilance du citoyen : il serait paradoxal d'inviter celui-ci à respecter une loi que viole la justice elle-même.


[1] Je dis « le ministre » : en bon français le nom d'une fonction n’est ni masculin, ni féminin, mais neutre.