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Lettre de Russie n° 2

7 juillet 2007

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Pour lire un peu plus :

- Lettre de Russie, 7 mai 2007

Ma correspondance avec Nicolas Komine se poursuit et ses lettres sont toujours aussi intéressantes. J'en publie ici la suite en intercalant la réponse que je lui ai faite.

Ceux que la Russie intéresse liront avec profit l'essai de Perry Anderson, « Russia's managed democracy », London Review of Books, janvier 2007. Il confirme l'analyse de Nicolas Komine.

Je suis, à tort peut-être, moins pessimiste qu'ils ne le sont tous deux.

*     *

Nicolas Komine à Michel Volle, 20 juin 2007

La récente rencontre du G8 m’a fait une impression bizarre. On peut respirer, la faillite a été évitée. Mais comme elle est surréaliste, cette image de sept leaders et d’un huitième, costaud de petite taille représentant un pays hors pair qui, après avoir fait quelques pas sur la voie de la civilisation et avoir été admis avec précipitation dans le club des grands de ce monde, s’est échoué dans son passé !

Certes, aucune puissance n’est irréprochable. Chacune a ses propres problèmes intérieurs, chacune a commis des bêtises à l’extérieur, chacune a des squelettes dans son placard. Certes, une fois la Russie admise dans le club il serait difficile de l’en écarter. Certes, les grands ont à coup sûr dit leurs préoccupations à M. Poutine... mais à huis clos, ce qui permet aux médias russes contrôlés de présenter le G8 comme un succès pour un pays « fier de son président ».

Quel pays ? Quel président ? Il est le chef d’un État dirigé par une poignée de gens (comme du temps de l’URSS) qui s’est formée sur la base d’amitiés personnelles liées à l’école secondaire, à l’Université, à l’école du KGB, par le voisinage des appartements urbains ou des résidences secondaires à la campagne. Elle forme une corporation que l’on nomme « haute administration présidentielle » et qui s’est affranchie de tout contrôle public ou institutionnel. Elle contrôle les pouvoirs exécutif (surtout les forces armées et les services secrets), législatif, juridique, régional, les plus importants médias (elle tente même de contrôler les institutions confessionnelles et l’Internet), elle a transformé les élections générales en simulacre, elle détient les grands leviers économiques. Sa composition ne surprend pas : du sommet aux cadres supérieurs elle comprend 70 à 80% de ressortissants des « structures de forces », des services spéciaux en premier lieu.

J’ai évoqué l’économie : les membres de la dite corporation se sont emparés, comme des bandits sur la grande route, d’énormes capitaux et infrastructures privatisés (affaire Ioukos) ; ils sont presque tous actionnaires et membres des conseils d’administration des entreprises les plus importantes du pays.

La croissance économique (6 à 7 %) est en grande partie un simulacre : elle est due essentiellement à la hausse des prix des hydrocarbures. Peut-on parler de croissance alors que le nombre de PME diminue d’année en année ? Que les grandes branches de la production sont en stagnation (sauf dans le complexe militaire: les quatre premiers articles de dépenses budgétaires sont l’armée, le FSB (ancien KGB), l’appareil d’État et les investissements d’État qui sont loin d’être transparents) ?

On peut comparer la Russie à la Chine : celle-ci connaît une croissance économique spectaculaire et véritable et pourtant elle reste en dehors du club des grands. Certes, malgré la dégradation déplorable de la situation des droits de l’homme et des libertés publiques en Russie depuis 2000, cette situation reste bien meilleure qu’en Chine. De cette constatation se dégage une certaine logique du comportement des grands. Mais comparaison n’est pas raison.

*     *

L’organisation internationale Freedom House, qui effectue un classement annuel des pays du monde d’après les critères civiques, constate que :
a) selon l’index des libertés politiques la Russie occupe la 167ème place parmi les 194 pays examinés (nos « voisins » sont ici le Ruanda, le Vietnam et l’Iran) ;
b) selon l’index de la liberté de presse, la 150ème place parmi 181 pays ;
c) selon le niveau de l’ordre public (sécurité des citoyens), la 181ème place parmi 192 pays (à côté du Nigeria et du Burundi...).

Voilà un pays digne d’être représenté au G8 !

Au bilan du dernier sommet figure aussi un triste consensus : « Vous, les grands, faites ce que vous voulez au Kosovo, en Irak et en Iran, en Corée du Nord, vous installez vos fusées où vous voulez (je serai de temps en temps obligé de protester vigoureusement, pour apaiser ma population, contre ces  « menées impérialistes »), et en contrepartie moi et mes amis faisons ce que nous voulons en Russie[1]. »

Il en a toujours été ainsi. L’égoïsme national, la non volonté de faire quoi que ce soit pour la liberté et la démocratie ailleurs afin de ne pas mettre en danger le déroulement plus ou moins calme de la vie dans son propre pays. On sait à quoi cette logique conduit mais les leçons du passé s’oublient vite et trop facilement.  

Le comportement du novice, c’est-à-dire de M. Sarkozy, a été le plus typique de ce point de vue. Je passe sur son optimisme excessif, ses mouvements du corps juvéniles et agités, cette  façon de monter sur ses ergots en s’attaquant à des problèmes que les autres n’ont pas réussi à résoudre depuis des années. Le plus regrettable est son empressement de plaire, de faire bonne impression au président russe, ses propos mielleux, ses compliments sucrés après une rencontre personnelle avec le chef d’un État qui possède de riches ressources énergétiques…


[1] On dit que Poutine a marqué des points en proposant aux Américains d’utiliser la station de surveillance en Azerbaïdjan. Ce n’est vrai qu’en partie. Ce sont des points gagnés moralement, diplomatiquement, mais ils ne donneront aucun résultat concret. Une telle issue serait bien sûr préférable pour les parties concernées, mais du point de vue militaire et technique cette solution est naïve.

Le complexe azerbaïdjanais est incapable de calculer les trajectoires et de pointer les antifusées. Il est capable de détecter les lancements des fusées venant du Sud mais il ne couvre pas une partie importante du territoire de l’Iran  (à la frontière avec la Turkménie). Il est vulnérable à l’aviation et aux fusées tactiques que l’Iran possède aujourd’hui, et il peut être détruit en une heure : défendre cette installation périmée serait coûteux et ridicule.

Proposer aux Etats-Unis d’installer leur système antimissile en Irak ou en Turquie est également sans fondement car ces systèmes américains ne peuvent abattre les fusées ennemies que dans la phase finale de leur vol et non dans la phase initiale. (Je précise que je ne suis nullement partisan du plan qui consiste à installer des fusées en Pologne et en Tchéquie sans consulter les pays que cela pourrait inquiéter, notamment la Russie).


Michel Volle à Nicolas Komine, 23 juin 2007

Ce que tu écris m'a fait réfléchir aux rapports entre la Russie et les nations européennes, telles que je les perçois.

Pierre le Grand a voulu européaniser la Russie par la force : il a plaqué sur elle une superstructure européenne (le style italien de l'architecture de Saint-Pétersbourg, le système juridique, l'organisation de l'armée inspirée du modèle suédois etc.). Les Russes ont eu tôt fait de l'assimiler et ils ont excellé en littérature, en mathématiques, en musique etc. Mais sous la surface du plaquage persistait le vieux fond russe et tartare. La littérature russe abonde en récits qui décrivent l'absurdité d'un système juridique et administratif artificiel, dont les missions sont détournées au profit de la corruption et de l'abus de pouvoir : je pense aux Ames mortes et au Revizor de Gogol, au Roman théâtral de Boulgakov, aux Frères Karamazov de Dostoïevski, aux Nouvelles de Tchékhov et Pouchkine, à Grossmann, à Soljenitsyne etc.

L'image que l'on se fait de la Russie en Europe est celle d'une force puissante et obscure, d'un pays plus qu'à demi asiatique qui est resté irrémédiablement original et extérieur à la culture européenne alors même qu'il apportait à cette même culture une contribution de haute qualité. C'est un autre, un ailleurs, fascinant et intéressant, respectable aussi, avec qui le dialogue est nécessaire et enrichissant, mais un autre.

On sait que derrière l'extraordinaire décadence qui fait suite à l'effondrement de l'empire soviétique - décadence démographique, sanitaire, économique - restent présentes des forces intellectuelles, culturelles, scientifiques, qui peuvent germer de nouveau. La loi de l'histoire étant celle du balancier, après la décadence viendra une renaissance. Personne ne peut se permettre de dédaigner la Russie !  Mais personne n'envisage de lui proposer l'adhésion à l'union européenne, alors qu'il en est question pour la Turquie...

Talleyrand, qui aimait Alexandre Ier et respectait la Russie (il avait, comme Caulaincourt et beaucoup d'autres, déconseillé à Napoléon de l'attaquer mais il n'a pas été écouté) situait la Russie hors de l'Europe et la considérait comme un danger potentiel pour le continent. Les rois de France ont toujours habilement cultivé l'amitié de la Pologne, matelas protecteur en face de la Russie (et aiguillon dans le dos de l'Allemagne) : Chirac a bêtement rompu avec cette stratégie en critiquant violemment la Pologne en 2003. Peu importe si les Polonais sont parfois difficiles : il sont pour la France des alliés naturels.

Les Européens sont complaisants avec Poutine parce qu'ils croient - l'histoire ne leur donne pas tort - que les Russes ont besoin d'un pouvoir fort, fût-il arbitraire et corrompu, et qu'ils ne pourraient ni respecter, ni supporter un pouvoir qui suivrait à la lettre les procédures de la démocratie (cf. le Voyage en Russie de Custine). C'est peut-être là une vue pessimiste et il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont la démocratie fonctionne en Europe, mais c'est l'image qui prévaut.

Cette image, associée à la crainte respectueuse que l'on éprouve envers la Russie, explique pourquoi l'on est moins exigeant envers Poutine qu'envers un dirigeant chinois : la Chine est loin de l'Europe et, si on lui applique le même raisonnement stratégique que celui que nos rois ont suivi envers la Pologne, les Européens peuvent la considérer comme un aiguillon dans le dos de la Russie et donc comme un allié naturel.

Nicolas Komine à Michel Volle, 26 juin 2007

Le pessimisme de mon regard sur la situation en Russie peut paraître excessif. Peut-être l’émotion au retour brutal en arrière de ces sept dernières années l’emporte-t-elle sur une analyse froide ? Peut-être. Quand en 2001-2002 les tendances politiques ont commencé à se cristalliser je me suis dit : « Ils auront une limite – tôt ou tard ils se heurteront au plafond des valeurs des pays développés et ne pourront pas continuer cet « avancement » dans le passé stalinien ». C’est ce qui se produit aujourd’hui. Les mécanismes politiques et économiques mis en place dans les années 1990, les liens économiques, étatiques mais surtout personnels, avec le monde extérieur,  l’avarice des bonzes en place ne permettront pas de sacrifier « les biens accumulés »  pour retourner au « cher » régime à 100 % totalitaire, au Goulag (autant d’investissements privés dans l’immobilier, les entreprises, même les clubs de foot !...). Même leur progéniture, élevée à Cambridge et Oxford, ne le permettra pas à ses papas épris de pouvoir absolu. C’est vrai – il reste des acquis des années 1990 qui ne sont pas touchés (j’espère qu’ils ne le seront pas).

A quoi ressemble cette Russie de l’an 2007? Image très particulière. On rencontre bien sûr ces traits ancestraux décrits notamment par Custine. Mais la ressemblance évidente des structures économiques et politiques avec celles de plusieurs régimes de l’Amérique Latine saute aussi aux yeux, et ils n’ont rien a voir avec la Russie tsariste et orthodoxe.

Problème N° 1, qui n’a aucune chance d’être résolu dans un avenir envisageable : l’absence totale d’accès aux archives du KGB et du Ministère de l’Intérieur (elles n’ont été entrouvertes que quelques mois durant entre 1991 et 1992). Tout analyste responsable sait que ces archives, si elles avaient été rendues publiques et examinées par de hautes instances juridiques, auraient montré que les crimes commis de 1917 à 1953 sont sans commune mesure avec les horreurs du troisième Reich. Le génocide de son propre peuple par le régime communiste de l’URSS dépasse de plusieurs fois le génocide commis par Hitler sur des peuples « étrangers » à l’Allemagne. La purification par la dure vérité a été effectuée en Allemagne avec l’esprit de conséquence qui caractérise ce grand peuple. Une telle purification ne sera pas de sitôt à l’ordre du jour en Russie, dont la population continue d’être nourrie par des mythes historiques. Tant que cette dure mais nécessaire chirurgie préventive ne sera pas faite, les retours en arrière vers le passé soviétique comme celui d’aujourd’hui ou même plus brutaux seront toujours possibles.

Lettre de Russie n° 3