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Brève histoire de la légitimité

21 février 2004

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La légitimité, c’est étymologiquement un pouvoir conféré par la loi : la personne légitime est habilitée à prendre des décisions, à prononcer des arbitrages, qui seront ensuite appliqués par d'autres personnes. La légitimité ne garantit pas que ces décisions seront justes (au sens de justesse comme de justice), mais seulement que la personne qui les prend en a le droit[1]. La légitimité est une fonction utile : sans elle, aucune décision collective ne serait possible, aucun arbitrage, et les conflits se prolongeraient indéfiniment.

Dans l’entreprise la légitimité est un potentiel qui croît lorsque l’on grimpe les niveaux de la hiérarchie et qui culmine dans la personne du PDG.

La légitimité est fondée, au plan juridique, sur la nomination du dirigeant ou l’élection du politique. Mais avant d’être élu il faut avoir été « éligible », désigné par un parti comme candidat à une élection ; avant d’être nommé il faut avoir été coopté. La cooptation conditionne, et précède, la légitimité que le droit consacre.

Sous le crépi juridique qui les consolide, les fondements de la légitimité sont donc sociologiques. La loi consacre l’« autorité naturelle » que la société reconnaît dans les personnes qui appartiennent à une « aristocratie » (« pouvoir des meilleurs », αριστοι) ; et pour reconnaître les « meilleurs » chaque société use de critères spécifiques (naissance, maintien, langage, éloquence, vêtement, diplôme, compétence, âge, beauté etc.).

La légitimité est un enjeu entre personnes comme entre classes sociales. Dans la lutte pour la légitimité, l’arme la plus puissante est le « ridicule » : celui que l’on a réduit à sa propre caricature perd toute autorité. Puis vient le « déshonneur », la corruption proclamée à son de trompe par la symbolique du tribunal, des menottes, de la prison. Enfin l’arme la plus faible de nos jours est la dénonciation des « mauvaises mœurs » (usage de la drogue, déviance sexuelle)[2].

Le combat pour la légitimité est violent mais épisodique. Dans les intervalles, son règne paisible définit les sphères d’influence, signes d’appartenance et critères de cooptation. Cependant elle s’use à la longue et passe d’une personne à l’autre, d’une classe à l’autre. Cela ne va pas sans crises : les ruptures de la légitimité révèlent ou suscitent celles, plus profondes, des valeurs auxquelles la société adhère.

La noblesse, aristocratie héréditaire

Toute nouvelle classe dirigeante sera jugée illégitime par ceux qui adhèrent aux valeurs antérieures. Lorsque vers la fin du premier millénaire des chefs de bande se sont, à la pointe de l’épée, érigés en une caste de propriétaires fonciers, ils paraissaient grossiers aux rejetons de l’aristocratie sénatoriale gallo-romaine dont certains, comites de l’empire carolingien (les « comtes », fonctionnaires semblables à nos préfets), profitèrent de la montée du désordre pour rendre leur fonction héréditaire et s’agréger à cette « noblesse ».

Ainsi une aristocratie héréditaire et militaire de propriétaires fonciers se structura selon la hiérarchie du serment (ou « foi », d’où le qualificatif « féal »)[3]. Cette hiérarchie culminait dans la personne du roi, désignée selon la règle de la primogéniture des mâles au sein d’une famille dont le destin s'est identifié à celui du pays.

Les nobles n’ont acquis que peu à peu la « distinction » qui s’affina à la cour des rois, ainsi que les valeurs de désintéressement et de dignité personnelle qui ont conféré son acception morale au mot « noblesse ». Ce mot est resté connoté de façon négative par les privilèges, la gloriole, la cupidité et la servilité du courtisan ; et aussi, de façon positive, par le courage physique, la capacité militaire, le sens de l’honneur et du devoir. Les familles nobles préparaient leurs enfants à l’exercice de l’autorité : à la chasse ils acquéraient la robustesse, le sens du terrain, l’indifférence envers les intempéries et le « coup d’œil » utiles à la guerre ; leur maintien devait manifester l’aptitude à l’action (se tenir droit, ne pas s’appuyer au dossier des sièges etc.) ; leur langage devait être clair, simple et net[4].

Les qualités comme les défauts de la noblesse française culminèrent au XVIIIe siècle. Si la Révolution supprima ses privilèges, puis tenta de l’exterminer sous la Terreur, elle ne parvint à effacer ni son prestige, ni le pli d’une société habituée à l’aristocratie. On peut voir dans la Révolution une tentative de nivellement par le haut, d’« élitisme de masse » étendant à tous les exigences les plus élevées et les plus généreuses de la noblesse qu'elle a incarnées dans le « soldat citoyen » de la République ; mais la bourgeoisie a, sous des formes diverses, reconstruit une aristocratie – d’abord celle de la fortune, puis celle du diplôme, enfin celle des médias.

Floraison de l’aristocratie bourgeoise

Les bourgeois aisés s’étaient efforcés dès le XVIIe siècle d’adopter les codes de la noblesse, non sans des erreurs qui ont donné prise au ridicule[5]. Lorsque la bourgeoisie s’est emparée du pouvoir politique au XIXe siècle elle était encore maladroite. La littérature romantique, écrite par des bourgeois que fascinait la noblesse[6], est un cri contre la « vulgarité », la « sottise », le « mauvais goût » de la bourgeoisie. Celle-ci n'a conquis la légitimité en littérature qu’avec Marcel Proust (1871-1922) : à la recherche du temps perdu est le chant du cygne de la noblesse[7].

Le triomphe symbolique de la bourgeoisie a été parachevé lors de l’invasion de la culture française par la littérature et le cinéma américains (Faulkner, Hemingway, Lewis, Steinbeck etc.) qui bien sûr ignoraient tout des exquises complications françaises.

Dans une République nostalgique de la distinction des nobles, une aristocratie bourgeoise a donc bourgeonné et fleuri. Elle s'est diversifiée pour occuper toutes les niches symboliques de la légitimité.

Aristocratie du capital

Ce fut d’abord au XIXe siècle l’aristocratie de l’industrie et de la finance, du « capital », celle qui a été la plus étudiée et la plus critiquée. Elle imita le caractère héréditaire de la noblesse en fondant les « grandes familles » du Textile du Nord, de la Banque parisienne, du Négoce, des Armateurs et Assureurs, des Maîtres de Forges, des Savonniers de Marseille etc. Ces familles se sont souvent alliées à la noblesse par le mariage.

Aristocratie du diplôme

Si l’on excepte des corps d’ingénieurs aux effectifs modestes, le diplôme a été d’abord pour la bourgeoisie un signe d’élégance, une « bague au doigt » sans conséquence économique : un diplômé sans fortune connaissait la misère[8]. Mais l’économie industrielle naissante de la fin du XIXe siècle a eu besoin d’un grand nombre d’ingénieurs et d’administrateurs. Elle a donc offert aux diplômés les avenues de la « carrière » et des rémunérations élevées, les fonctions les plus stratégiques restant réservées à une « élite » recrutée par cooptation dans les réseaux relationnels[9]. Ainsi se produisit une énorme extension de la « noblesse de robe », branche de la bourgeoisie qui depuis le XVIIe siècle se consacrait à la magistrature et à l’administration.

Le but de la formation intellectuelle n’était cependant pas de communiquer la compétence scientifique mais de former des exécutants qualifiés : on ne leur demandait que les connaissances nécessaires pour faire fonctionner l’industrie. Les ingénieurs devaient au dirigeant l'obéissance qu’ils feraient respecter par leurs subordonnés.

Si le diplôme était l’un des symboles de la légitimité, les démarches de la science n’étaient donc pas les bienvenues sur le terrain : le diplômé avait tôt fait d'ailleurs de les oublier pour flirter avec le « brillant » de la parole péremptoire et du don de repartie. Ainsi se nouait, au cœur de l’appareil productif comme du système éducatif, une tension durable entre la recherche, qui poursuivait la réflexion sur la nature et la technique, et un enseignement et des entreprises qui, sans accorder d’attention à la dynamique de la recherche, donnaient la priorité à la mise en œuvre des connaissances et techniques existantes[10].

Aristocratie des médias

Arrive après la deuxième guerre mondiale une nouvelle aristocratie, celle des médias, des « stars », des présentateurs de télévision. Le pouvoir se médiatise, l’élection se gagne à la télévision, les cours de Bourse se confortent par la communication. Francis Bouygues accroît son pouvoir économique par l’acquisition de TF1, Jean-Luc Lagardère se construit un empire dans l’édition, la presse et la télévision. De nouveaux péages appartiennent à ceux qui contrôlent l’accès aux médias.

Les habiles jouent sur tous les tableaux. Une famille bourgeoise qui avait obtenu en 1922 l'autorisation de relever un nom de l’ancienne noblesse auvergnate[11] fit passer son rejeton par les meilleures filières diplômantes. Puis il assimila l’art des médias. Cumulant ainsi tous les signes de la légitimité et devenu le « gendre idéal » des familles françaises, il passa avec succès l’examen de l’élection présidentielle en 1974.

Les médias imposent leurs règles à l’homme politique au point de le transformer parfois en une marionnette impersonnelle : il doit se faire limer les canines, teindre ses cheveux, masquer sa calvitie, subir le « lifting », doser ses gestes, maîtriser la position de ses mains, bien choisir la couleur du costume, de la cravate et de la chemise. L’apparence prime le fond ou du moins elle est devenue indispensable pour « faire passer » le fond, s'il existe.

Cette nouvelle aristocratie est, comme les médias eux-mêmes, mondiale. L'actrice Grace Kelly épouse le prince de Monaco en 1956. Ronald Reagan, médiocre acteur de cinéma, est élu gouverneur de Californie en 1966 puis président des Etats-Unis en 1980 et 1984. Depuis l'élection de Karol Wojtyła en 1978, le Pape est une « star ». Silvio Berlusconi, maître de la télévision italienne, devient premier ministre en 1994 puis de nouveau en 2001. Lady Diana a flirté avec les médias jusqu’à en mourir le 31 août 1997. Arnold Schwarzenegger, un autre acteur, est élu gouverneur de Californie en 2003. Le prince Philippe de Bourbon, héritier du trône d’Espagne, va épouser en 2004 la journaliste de la télévision Letizia Ortiz, etc.

Les familles royales, soucieuses de préserver leur légitimité, se consacrent désormais à la gestion de leur image. Il se pourrait que dans les prochaines décennies, en Europe, une ancienne dynastie fût restaurée grâce à l'appui des médias. Les jeunes rêvent de devenir « vedette » : cela nous ramène au monde d'avant Copernic où l’étoile, la « star », appartenait à la sphère céleste qui assure la médiation entre la vie terrestre et Dieu.

Bien sûr, le vedettariat existe depuis toujours. Jamais cependant il ne s’était entrelacé de la sorte avec le pouvoir[12].

Mécanique de la légitimité

La noblesse, évincée du pouvoir politique en 1789, a conservé son prestige jusqu’au début du XXe siècle (et au-delà auprès des retardataires, comme en témoigne le tirage de la presse « people »[13]). L'influence de certaines « grandes familles » survit à l'effacement de leur rôle économique ou politique. « Plus ancienne est l’histoire d’un pays, plus sont nombreuses et pesantes les sédimentations des pensionnés de l’histoire économique », a dit Gramsci[14]. Les classes sociales autrefois légitimes bénéficient longtemps de la rente que leur procure un prestige qui n’a plus de fondement, alors que la nouvelle classe dirigeante peine à instaurer sa légitimité. Les intellectuels, hérauts de l’opinion, s’offusquent de l'arrivée des Berlusconi et autres Schwarzenegger : mais l'aristocratie des médias a pris le pouvoir malgré leurs sarcasmes, tout comme le fit la bourgeoisie au XIXe siècle.

A regarder les choses froidement, aucune aristocratie n’est cependant plus naturelle ni moins ridicule qu’une autre : les symboles du pouvoir, consacrés par l’élection ou la nomination qui les rendent légitimes, ont été attachés d’abord à une caste militaire de propriétaires fonciers (la noblesse), puis à celle des négociants, financiers et industriels (la bourgeoisie de l'argent). Ensuite ils se sont confortés par la possession d’un diplôme (les ingénieurs et administrateurs), enfin ils ont glissé dans les mains de ceux qui maîtrisent les médias. C’est la patine du temps qui donne du prestige aux aristocraties anciennes, même lorsqu’elles ont perdu leur rôle de classe dirigeante ; c’est l’absence de cette patine qui rend antipathiques les aristocraties nouvelles.

*  *

Mieux vaut s’affranchir de l'échelle du prestige et s’interroger sur la fonction que remplit l’aristocratie dans la société. Sans doute elle défend ses intérêts, mais surtout elle voit le monde à travers ses propres lunettes : elle définira les priorités de la société et en construira la stratégie à partir de ses propres valeurs.

On peut donc évaluer l’efficacité potentielle d’une aristocratie en comparant, aux valeurs dont celle-ci est porteuse, la liste des problèmes que la société doit affronter. L’aristocratie des médias est-elle apte aujourd'hui à définir la stratégie nécessaire pour construire l’Europe ? A instaurer la qualité de l’enseignement ? A assurer un dialogue mutuellement respectueux entre les cultures qui se rencontrent sur notre territoire et autour de la Méditerranée ? A assimiler les apports des nouvelles technologies, à mettre en place les règles du jeu que réclame l’économie nouvelle ?

Si nous jugeons cette aristocratie-là incapable de débloquer notre société, si nous la trouvons trop superficielle, quelle nouvelle aristocratie devons-nous bâtir et comment nous y prendrons-nous pour lui transférer le sceptre de la légitimité ?

La légitimité, fonction utile, peut-elle d'ailleurs s'exercer sans qu'une aristocratie ne la monopolise ?


[1] Critiquer une décision prise par un dirigeant comme Jacques Chirac, George W. Bush, Ariel Sharon ou Vladimir Poutine, ce n’est pas nier sa légitimité d’élu ni son droit à décider, mais critiquer la façon dont il l’exerce.

[2] Cette arme, efficace contre la famille royale française avant 1789, ne l’a pas été contre Bill Clinton en 1998.

[3] Marc Bloch, La société féodale, 1939.

[4] L’un des fruits les plus admirables de cette éducation fut, au XXe siècle, le général Leclerc (1902-1947).

[5] Molière (1622-1673), Le bourgeois gentilhomme (1670).

[6] Sans calomnier le talent ni le génie, on peut relever entre autres que Balzac (1799-1850) s’affuble d’une particule postiche et se pâme quand il décrit des duchesses ; que Gustave Flaubert (1821-1880) caricature les bourgeois dans Madame Bovary (1856) et Bouvard et Pécuchet (1875) ; que Charles Baudelaire (1821-1867) insulte grossièrement les Belges qu’il identifie à la bourgeoisie (Pauvre Belgique, 1864).

[7] Dans Le temps retrouvé (1927) la duchesse de Guermantes, qui représentait auparavant l’élégance et la culture, se met à dire « énormément de sottises » alors que Mme Verdurin, incarnation « ridicule » des prétentions de la bourgeoisie, devient princesse de Guermantes par son second mariage.

[8] Jules Vallès (1832-1885), Le bachelier (1881).

[9] Réseaux familiaux, mais aussi politiques, idéologiques, syndicaux etc.

[10] Theodor Zeldin, Histoire des passions françaises, Payot 1994, vol. I p. 706 : "Ceux (des parents, en 1899) qui s'étaient engagés dans le service public ou une profession libérale s'intéressaient au baccalauréat parce qu'il faisait de leurs enfants des membres à part entière de ce que certains n'hésitaient pas à appeler la caste dirigeante".

[11] De Gaulle, interrogé sur le nom qu’il convenait de donner à un emprunt, répondit paraît-il « On n’a qu’à l’appeler "emprunt Giscard d’Estaing", c’est un beau nom d’emprunt ».

[12] Entre autres exemples lorsque Néron (37-68) se produisit sur la scène, ou lorsque Richelieu (1585-1642) prétendit faire jouer ses pièces de théâtre, la réprobation fut générale.

[13] Point de vue / Images du Monde, Paris-Match etc.

[14] Antonio Gramsi, Note sul Machiavelli, Americanismo e fordismo, Istituto Gramsci 1975, p. 476.