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Le monde de la nature

15 septembre 2003


Liens utiles

- Reconstruire les valeurs
- Penser le monde

Aucune pensée ne peut rendre compte de l’ensemble des propriétés du monde de la nature[1] (y compris de la nature humaine et sociale).  Il suffit pour s’en convaincre de considérer une tasse de café et de tenter de la décrire. Chacune de ses propriétés relève d’un schéma conceptuel (donc abstrait) : sa forme géométrique, à la précision de laquelle on ne peut assigner de limite ; ses origines culturelles, économiques, industrielles ; sa composition chimique ; la position et les mouvements des molécules, atomes, particules qui le composent[2] etc. Chaque objet concret assure ainsi de facto la synthèse d’un nombre indéfini de déterminations abstraites. Il est donc en toute rigueur impensable : c’est ce que transcrit l’adjectif « complexe ». Il en est de même a fortiori du monde de la nature lui-même, ensemble des objets concrets[3].

La connaissance ne pouvant pas atteindre l’absolu, l’absolu est inconnaissable. Cela désespère certaines personnes, mais n’ont-elles pas tort de désespérer ? N’est-il pas suffisant de disposer d’une connaissance qui, en pratique, permette d’agir, de faire ce que l’on a à faire[4] ? Le critère de la connaissance, est-ce autre chose que l’action ?

*  *

Sur chaque objet concret, nous disposons non d’une connaissance complète mais de « vues » dont chacune permet de le considérer à travers une « grille » conceptuelle particulière. Si je ne peux parler d’une mesure précise de ma tasse de café, toute mesure étant grossière par rapport à un ordre de précision supérieur, je peux dire que la mesure est « exacte » si elle me permet de faire sur l’objet un raisonnement exact, c'est-à-dire adéquat à mon action : je peux calculer l’ordre de grandeur de sa densité à partir de mesures approximatives de sa masse et de son volume, inférer de l’examen de sa composition chimique une évaluation qualitative de sa fragilité … ou tout simplement boire mon café.

L’objet étant sujet à un nombre indéfini de déterminations, il existe un nombre indéfini de « vues » a priori logiquement équivalentes. Cependant certaines seront plus utiles en pratique pour un sujet placé dans une situation particulière, que ce sujet soit individuel ou social : ce sont les vues qui sont en relation avec son action, avec l’articulation entre sa volonté et l’objet considéré comme obstacle ou comme outil. Ces vues-là sont « pertinentes » ainsi que les observations et raisonnements que le sujet peut faire en utilisant les catégories selon lesquelles elles découpent l’objet.

Le spectacle d’une rue, par exemple, conjugue des déterminations historiques, architecturales, sociologiques, économiques, urbanistiques, physiques, esthétiques etc. Cependant le conducteur d’une automobile limite son observation à quelques éléments : signalisation, bordures de la voie, obstacles dont il estime la vitesse et anticipe les déplacements. Cette grille fait abstraction de la plupart des aspects de la rue mais elle est adéquate à l’action « conduire une automobile ». Le conducteur qui prétendrait avoir de la rue une représentation exhaustive saturerait sa perception et serait un danger public.

Les grilles à travers lesquels nous percevons le monde nous en donnent une vue sélective ; il s’agit d’un langage[5] qui évolue plus ou moins vite selon les domaines (les nomenclatures de la science ou de la vie courante changent moins souvent que celles de l’entreprise). Ainsi le cadre conceptuel que nous utilisons est construit ; il porte la trace de choix pour partie intentionnels, pour partie conventionnels. Mais cela ne veut pas dire que les faits eux-mêmes soient construits, comme le disent trop vite les apprentis philosophes. 

En effet si tout cadre conceptuel, même pertinent, reflète le monde de façon partielle, ce reflet n’en est pas moins authentique. L’automobiliste qui arrive à un feu de signalisation ignore les détails de l'architecture des immeubles alentour mais il voit ce feu, ce qui lui permet de l’interpréter et d’agir. Même si sa grille ne lui révèle pas la Vérité du Monde, elle lui permet de savoir si le feu est vert, orange ou rouge. La couleur du feu ne relève plus alors d’une hypothèse mais constitue un fait d'observation dont il doit tirer les conséquences pratiques.

Si aucune observation ne peut être exhaustive, elle peut être exacte, suffire pour alimenter un raisonnement exact. Celui-ci peut souvent se satisfaire d’ordres de grandeur, ce qui détend l’exigence de précision. La réalité, si elle n’est pas Pensable dans l’Absolu, est ainsi en pratique pensable pour notre action, pour vivre dans le monde et y graver nos valeurs.  

*  *

Nous trouvons  « naturelles » nos grilles habituelles ; nous qualifions d’« objectives » les observations réalisées selon ces grilles. Pourtant la façon dont la pensée découpe ses concepts évolue selon les besoins et elle est, en ce sens, subjective :

1) La classification des métiers et niveaux de formation, « concrète » pour les personnes dont elle balise la carrière, n’a rien de naturel[6] : la catégorie des « cadres », qui appartient désormais au langage courant en France, n’existait pas avant les classifications Parodi de 1945.

2) La classification des êtres vivants a évolué de Linné, Jussieu et Darwin à la « cladistique » contemporaine[7]. Fondée sur la comparaison génétique, cette dernière a introduit des bouleversements : le crocodile est plus proche des oiseaux que des lézards ; les dinosaures sont toujours parmi nous ; les termes « poissons », « reptiles » ou « invertébrés » ne sont pas scientifiques.

3) La classification des activités économiques[8] a pris pour critère au XVIIIe siècle l’origine de la matière première (minérale, végétale, animale) conformément à la théorie des physiocrates. Au milieu du XIXe siècle les controverses sur le libre échange ont conduit à un découpage selon l’usage du produit fabriqué. A la fin du XIXe siècle, le critère dominant fut celui des équipements : le souci principal était l’investissement. Depuis la dernière guerre les nomenclatures sont construites de façon à découper le moins possible les entreprises (« critère d’association ») car l’attention se concentre sur les questions d’organisation et de financement.

4) Au XVIe siècle on regroupait les faits selon des liens symboliques : pour décrire un animal le naturaliste évoquait son anatomie, la manière de le capturer, son utilisation allégorique, son mode de génération, son habitat, sa nourriture et la meilleure façon de le mettre en sauce[9]. Plus près de nous, il a fallu du temps pour réunir les phénomènes magnétiques et électriques, puis reconnaître la nature électromagnétique de la lumière.


[1] Edgar Morin (1921-) et Jean-Louis Le Moigne (1931-), L’intelligence de la complexité, L’Harmattan 1999

[2] Si l’on recherche une précision de l’ordre de l’Angstrœm (10–10 m), la connaissance simultanée des positions et vitesses est bornée par le principe d’incertitude de Heisenberg, fondement de la mécanique quantique.

[3]« (Nature's) fundamental laws do not govern the world as it appears in our mental picture in any direct way, but instead they control a substratum of which we cannot form a mental picture without introducing irrelevancies » (Paul Dirac (1902-1984), The Principles of Quantum Mechanics, introduction, Oxford, Clarendon Press, 1930).

[4] « Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l'est pas est inutilisable. »  Paul Valéry (1871-1945), Mauvaises pensées et autres, 1942 in Oeuvres, Tome II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade 1960, p. 864

[5] Ferdinand de Saussure (1857-1913), Cours de Linguistique générale, Payot 1916

[6] Michel Volle (1940-), Le métier de statisticien, Economica 1984, p. 155.

[7] Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Belin 2001

[8] Bernard Guibert, Jean Laganier et Michel Volle « Essai sur les nomenclatures industrielles », in Economie et Statistique n° 20, février 1971

[9] Michel Foucault (1926-1984), Les mots et les choses, Gallimard 1966 p. 141