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Penser en partant du quotidien

24 juin 2003

Je suis incapable de réfléchir si je ne trouve pas le moyen d’accrocher la réflexion à une expérience familière. Au lycée les mathématiques m’ennuyaient jusqu’au jour où je me suis avisé que l’abat-jour de ma lampe, délimitant un cône lumineux, projetait sur le mur un arc d’hyperbole. Ce n'est pas au lycée que j'ai appris le français, mais en écoutant la conversation des femmes et en lisant de bons auteurs. Si le cochon trouve des truffes, c'est parce qu'il aime les truffes et qu'il a bon nez. Le plaisir lui sert de guide et c'est un guide exigeant. 

Lorsque le prof de maths a présenté les intégrales, j’ai demandé « à quoi ça sert ? ». Il m’a rabroué parce qu'il avait cru que je voulais dire « comment peut-on gagner sa vie avec des intégrales ? » alors que je pensais sans savoir le dire « quelle extension le calcul intégral apporte-t-il à la portée pratique de notre pensée ? ».

Plus tard, à l’INSEE, j'ai participé à la définition des nomenclatures industrielles. Quel bel exercice de création conceptuelle ! nous raisonnions alternativement en extension et en compréhension, et je comprenais un peu mieux cet Aristote qui m’avait tant ennuyé pendant les cours de philo. Cependant l'exercice n’était pas de pure forme : quelle était la politique économique qu’il visait à outiller ? comment, de façon plus générale, évaluer la pertinence d’un concept ? cette question est éclairée par la métaphore de la conduite automobile, activité pratique qui suppose une abstraction : quand on conduit, le cerveau ne doit percevoir qu’une sélection très restreinte de ce que voient les yeux.

Par curiosité, j’ai regardé comment les statisticiens des siècles passés avaient construit leurs nomenclatures[1]. Ils s’y étaient pris de diverses façons, mais tous avaient invoqué le « naturel ». Qu’avaient-ils en tête ? je me suis mis à étudier l’histoire[2].

Chemin faisant, la pratique professionnelle m’avait confronté, comme tout le monde, à des incohérences comme celle qui consiste à donner à quelqu’un une mission dont on lui refuse les moyens. Posant par hypothèse que l’absurdité est le masque d’une rationalité implicite, je me suis intéressé à la sociologie.

Puis la pratique de l’analyse des données m’a convaincu qu’il fallait, pour éviter les interprétations naïves, avoir parcouru les sentiers de la théorie : et je me suis mis à l’économie, discipline à laquelle je n’avais rien compris à l’ENSAE.

Enfin on m’a offert un poste d’économiste au CNET, centre de recherche des télécoms. En écoutant les chercheurs, j’ai renoué avec la physique, mon premier amour. De fil en aiguille, j’ai glissé des télécoms vers les réseaux d'entreprise, la bureautique communicante, les systèmes d’information enfin où j'ai retrouvé la sociologie de l’organisation, la dynamique des processus, la sémantique des concepts. Pour comprendre ces constructions à la fois pratiques et abstraites, rien de tel que les métaphores quotidiennes qui les rapprochent de l’intuition. Le système d'information attire d'ailleurs les « nomades » qui, sans se soucier des conventions institutionnelles, plantent leur tente aux endroits où la réflexion leur semble la plus féconde. J'ai créé des entreprises...

*  *
Celui qui nomadise, transportant son petit bagage d’une discipline à l’autre, utilise d'abord un vocabulaire qui le classe parmi les bizuts. Cela provoque des réactions contrastées.
 
La plupart des spécialistes ne supportent pas ses erreurs de terminologie ; ils supportent moins encore que le bizut traite leurs méthodes comme des outils qu’il prend, utilise, puis pose pour en prendre d’autres ailleurs. Campé sur les murailles de sa spécialité, le spécialiste monte en effet la garde. Cela ne l’empêche pas de se lamenter : « Comme nous aimerions que notre discipline fût mieux connue ! que chacun fût philosophe (ou économiste, sociologue, historien etc.) ! que les travaux interdisciplinaires fussent plus fréquents ! comme nous souffrons de l’étroitesse de nos murs ! » Certes ; mais qu’un nomade approche, il lui tire dessus.

Quelques-uns – les plus savants, d'ailleurs – ont été assez ouverts pour considérer mes incursions avec une bienveillante curiosité[3] : Jean-Paul Benzécri et Edmond Malinvaud en statistique, Jean Bouvier en histoire, Pierre Bourdieu en sociologie, François du Castel en télécoms, Jacques Printz en informatique etc. Je crois qu'ils ont apprécié le soin avec lequel je nettoie mes concepts : un nomade a besoin d’instruments affûtés et propres, car seul le sédentaire peut se débrouiller en se fiant à des habitudes.

Montaigne, au fait, était-il un philosophe ? il voulait s’ébaudir avec ses pensées, profiter au mieux de sa vie en l’éclairant par la réflexion, en l’élucidant. Sans doute les docteurs en Sorbonne de son temps ont-ils trouvé ce programme bien léger et dit « ce n’est pas un philosophe, d'ailleurs il n’est pas docteur ».

Écoutons avec respect le savant laborieux et sincère, foin des mondanités de la corporation ! La vie est courte, le monde est infini : l'explorer par la pensée procure le plus vif des plaisirs. 


[3] Le respect n’est pas une relation transitive. Marcel Proust a décrit à satiété ces relations sociales paradoxales : A méprise B et estime C alors que C estime B, ce que A ignore.