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A propos des statistiques « ethniques »

3 décembre 2007

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Pour lire un peu plus :

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Le métier de statisticien
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« Der Fall Lübke »

A-t-on ou non le droit de faire figurer, dans une enquête démographique, une question portant sur l’origine ethnique de la personne ? Cette question avait déjà en 1998 suscité une polémique entre Hervé Le Bras et Michèle Tribalat.

Le conseil constitutionnel vient de lui répondre par la négative.

L’article 1er de la constitution dispose que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » : il ne convient pas de traiter les personnes différemment selon leur origine. Les statisticiens se rappellent d’ailleurs douloureusement le « recensement des activités professionnelles » réalisé en 1941 et qui comportait la question « Êtes-vous de race juive[1] ? » (Voir Le métier de statisticien, chapitre 13). Et comme le dit le conseil constitutionnel, « en matière de statistique, tout n’est pas possible » : c’est vrai au plan de la technique comme à celui de l’éthique.

A première vue on applaudit donc. Mais à la réflexion on s’interroge.

La statistique a pour mission d’observer les faits que la société juge importants. Comme tout instrument d’observation elle est au service d’une action, et c’est sur cette action que doit porter l’évaluation éthique, non sur l’observation elle-même [2]. Il faut aussi évaluer le fait de ne pas observer : le silence de la statistique révèle en effet ce que la société ne souhaite pas connaître.

Recenser les juifs pendant l’occupation allemande, c’était prendre le risque de mettre la statistique au service d’une persécution dont le caractère inéquitable était évident. Que penser des politiques menées aujourd’hui envers les personnes récemment arrivées en France ? On peut leur reprocher d’être maladroites ou insuffisantes, mais non d'être inéquitables : qu’il s’agisse d’assimilation ou d’intégration, elles visent à assurer à ces personnes l’égalité des chances avec celles qui sont installées depuis longtemps en France.

La décision du conseil constitutionnel n’est donc équitable qu’en apparence. Elle conduit à détourner son regard des problèmes que rencontrent les personnes récemment arrivées. Or personne ne peut nier que ces personnes venant de pays dont la langue, le droit, la culture diffèrent de ceux qui prévalent en France, ne rencontrent de sérieux problèmes pratiques.

La statistique permettrait d'observer le phénomène, de définir des indicateurs, d'évaluer l'assimilation et l’intégration, d'en repérer les ratés et retards, d’évaluer aussi ce que ces personnes apportent de nouveau et d’utile à notre pays. Mais si on en détourne le regard, par contre, on les laissera s’entasser dans des « quartiers », des « cités », et on les y oubliera quitte à déplorer rituellement que ces « quartiers » deviennent des « zones de non droit » où se développent les trafics illicites et qui explosent périodiquement.

Un tel refus doit bien sûr s'entourer de nobles principes. Alors on rappelle que ces populations-là sont composées de citoyens français égaux aux autres et qu'il serait illicite de les distinguer des autres, fût-ce en réalisant des enquêtes anonymes. L'aveuglement, drapé dans les bons sentiments et le formalisme juridique, se donne bonne mine.

Nous pourrons ainsi ignorer longtemps encore les difficultés que rencontrent ces personnes, le chômage qui les frappe plus que d'autres et les discriminations illicites, mais bien réelles, auxquelles elles sont soumises dans la vie quotidienne. Et comme nous ignorerons ces difficultés rien ne nous incitera à faire l’effort nécessaire pour que notre pays fasse enfin ce qu’il faut pour accueillir convenablement ceux qui viennent s’installer et travailler sur son sol.


[1] La « race juive » avait été définie, si l'on peut dire, par la loi du 3 octobre 1940.

[2] Il en est de même en architecture : c’est sa finalité qui détermine le caractère éthique d’un bâtiment. Heinrich Lübke, président de la RFA, a quitté son poste avant la fin de son mandat parce que sa signature avait été découverte sur les plans d’un camp de concentration : voir Jens-Christian Wabner, « Der Fall Lübke », Die Zeit, 19 juillet 2007.