Structure de la féodalité

6 août 2007

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Il est toujours délicat d'associer un adjectif à une période historique, surtout quand étant longue et complexe elle recouvre une grande diversité selon les époques et les lieux : c'est pourtant ce que nous ferons en utilisant l'adjectif « féodal » pour qualifier l'état de la société et de l'économie avant que l'industrialisation ne commence au début du XVIIIe siècle (nous datons arbitrairement l'émergence de l'industrialisation de 1707, date des Acts of Union qui, scellant l'unification de l'Écosse et de l'Angleterre, créent la Grande-Bretagne et font de l'Écosse le berceau de l'industrie avec le Scottish Enlightenment, les « Lumières écossaises »).

Certes, il existait des entreprises de type industriel avant que le machinisme ne déploie ses possibilités (mines, construction navale, fonderie, tissage etc.) ; au Quattrocento les Florentins avaient organisé le négoce et la banque à l'échelle européenne ; au XVIIe siècle Colbert (1619-1683) avait organisé les manufactures selon un programme étatique qui peut se comparer aux réalisations soviétiques, l'ensemble de l'économie étant organisé et dirigé comme une seule grande entreprise. L'époque que nous qualifions sommairement de « féodale » comportait donc déjà les germes de ce qui deviendra l'économie industrielle : s'il en avait été autrement celle-ci n'aurait pas pu voir le jour.

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Au XIe siècle, alors que l'organisation de l'état carolingien s'écroulait, une classe militaire de propriétaires fonciers s'était constituée en une « noblesse » qui, quelques siècles plus tard, fondera sa légitimité sur une ascendance germanique supposée, la « race » d'origine franque qu'a évoquée Boulainvilliers (1658-1722).

Cette organisation sociale était à la fin du XVIIIe siècle moribonde à la Cour comme à la Ville, où la noblesse se caractérisait surtout par des privilèges fiscaux ; mais la Cour et la Ville appartenaient à d'autres mondes que la plus grande partie d'un pays qui, profondément rural, vivait encore à l'heure de la féodalité.

Si « l'Assemblée Nationale, dit le décret du 11 août 1789, détruit entièrement le régime féodal », c'est qu'il y avait alors un régime à détruire et qu'on lui donnait ce nom-là. La constitution de l'ordre de la Légion d'honneur du 19 mai 1802 impose encore à ses membres de « combattre toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal » (Bloch, La société féodale, p. 12 et 621).

Fief et vassalité

Dans La société féodale Marc Bloch (1886-1944) a donné une description nourrie par la fréquentation assidue des archives[1]. Il décrit les origines de la féodalité et la diversité des formes qu'elle a prises selon les pays et les époques : elle a connu des évolutions différentes en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne et en Angleterre. Il dégage ainsi le système de valeurs et, chez les individus, le profil psychologique qui caractérisent la société féodale.

Le mot féodal se rattache à fief qui a la même racine que l'allemand Vieh, « bétail » ou « cheptel » (Bloch p. 236) : le fief, c'est un capital qui prend le plus souvent la forme d'un territoire dont la population procure au seigneur sa subsistance et sa force armée. Des hommes d'armes, les « chevaliers », entourent le seigneur, le protègent et l'accompagnent à la guerre. Pour les récompenser, et aussi pour déléguer le contrôle de certaines parts d'un territoire trop grand, le seigneur « chase » certains de ses hommes d'armes en leur attribuant un fief.

À la découpe du patrimoine foncier en fiefs s'associe un réseau de relations hiérarchiques : chaque seigneur est le vassal, le féal d'un autre seigneur plus puissant auquel il a juré fidélité (« féal » vient de fides). Selon un cérémonial précis, un serment, l'« hommage » par lequel un homme se « donne » à un autre homme, engage l'un envers l'autre le vassal et son seigneur : en échange de la contribution que le vassal apporte à la puissance militaire et à la richesse du seigneur, celui-ci lui accorde sa protection. L'arbre des relations vassaliques culmine dans la personne du roi, dont les plus grands seigneurs sont les vassaux directs.

Les fiefs devenant héréditaires, le lien vassalique tendra à se dissoudre même si l'héritier renouvelle le serment qu’avait prêté son père ; il arrive ainsi que des vassaux soient plus puissants que leur seigneur, ou qu'une même personne soit vassale de plusieurs seigneurs : la simplicité de la hiérarchie fait alors place à une complexité source de conflits.

La féodalité est née de l'effondrement de l'État et du besoin de s'organiser pour faire face à un monde dangereux : devant l'attache vassalique, les autres moyens de l'action publique se sont effacés et c'est à elle, malgré sa complexité, qu'il appartenait de structurer les pouvoirs légitimes (Bloch p. 266).

Économie

On rencontre dans la société féodale les trois figures qui structurent l'imaginaire des cultures indo-européennes et que Dumézil a reconstituées à partir des textes indiens, gréco-romains, perses et caucasiens : le prêtre, le guerrier, l'agriculteur-éleveur.

Cette structure est évoquée par Adalbéron, évêque de Laon (947-1030) : « La cité de Dieu qui se présente comme un seul corps, est en réalité répartie en trois ordres : l'un prie, l'autre combat, le dernier travaille[2] ». Mais dans la société féodale l'agriculteur est opprimé : 

« Finances, garde-robe, approvisionnements, tout cela est fourni à tous par les serfs, si bien qu'aucun homme libre ne saurait vivre sans leur concours. Point de fin pour les larmes et les gémissements des hommes de la classe servile. C'est une race d'hommes malheureuse et qui ne possède rien qu'au prix de sa peine » (Adalbéron, Poème au roi Robert).

C'est que les deux activités principales de la féodalité sont la guerre et la prière ; la production, essentiellement agricole, doit d'abord les alimenter et, secondairement, assurer la survie de la population. Seuls les miséreux pouvaient se résigner à ne subsister que de leur propre production : richesse et bien-être étaient inséparables du commandement (Bloch p. 109). L'enluminure que reproduit la figure ci-dessous est révélatrice : le laboureur, intéressé sans doute mais passif, observe le chevalier et le clerc engagés dans une vive conversation.

« Clerc, chevalier et laboureur » (Aldobrandino da Siena, Li Livres dou Santé, vers 1285 ; British Library, manuscrit Sloane 2435 f. 85)

La société féodale n'ignorait ni l'achat ni la vente, mais en raison de la rareté de la monnaie elle ne vivait pas, comme le fait la nôtre, d'achat et de vente (Bloch p. 107) : le débiteur payait souvent en denrées qui étaient alors évaluées plus ou moins exactement en livres, sous et deniers.

La ville, serrée autour des marchés et de la cathédrale et entourée de fortifications, est pour la société féodale un corps étranger (Bloch p. 491). Les artisans et les marchands y vivaient de l'échange et formaient une « bourgeoisie[3]». Organisés en commune, ils se prêtaient un serment d'entraide non pas vertical et hiérarchique, mais horizontal et entre égaux en droit. Ils détestaient les entraves que la féodalité opposait à leurs affaires ainsi que les abus des clercs et des chevaliers - qui, en retour, les méprisaient car la source de leurs revenus (intérêts sur les prêts, écart entre prix d'achat et prix de vente) était jugée impure.

Ainsi s'accumulait dans les villes la classe active et industrieuse, puis plus tard industrielle, qui sera le ferment de la révolution.

État d'esprit

L'univers mental était marqué par l'instabilité. Beaucoup de morts prématurées étaient dues aux grandes épidémies et, chez les humbles, aux famines. Jointes aux violences journalières ces catastrophes donnaient à l'existence un goût de continuelle précarité (Bloch p. 116). Les personnes étaient émotives, nerveuses, sujettes à des fureurs, coups de têtes et brusques revirements. Les serments étaient d'autant plus solennels qu'ils étaient souvent violés.

La perception du temps était floue : l'écriture étant peu répandue, l'enregistrement des faits était imprécis et ils donnaient bientôt naissance à des mythes. La fin du monde semblait proche, des paniques se répandaient dès qu'un signe avant-coureur était annoncé. Le temps présent se trouvait ainsi coincé entre un passé transformé par la légende et un futur que bornait la proximité de l'apocalypse (Bloch p. 131).

Le goût du calcul et de l'exactitude était étranger à la plupart, ainsi que la sensibilité à la statistique : les chroniques du temps indiquent souvent des ordres de grandeur invraisemblables (Bloch p. 118).

Les esprits étaient maladivement attentifs aux manifestations surnaturelles, à toute espèce de signe, de rêve ou d'hallucination (Bloch p. 116 ; on en trouve des exemples dans l'Autobiographie de Guibert de Nogent) : le monde sensible n'était qu'un langage chargé d'exprimer par signes une réalité plus profonde. On pensait que les catastrophes étaient causées par les démons auxquels pouvait s'opposer l'influence bienfaisante des saints (Bloch p. 130) : il fallait donc se concilier ces derniers par la prière et les offrandes. Les églises, les cathédrales et les monastères étaient ainsi les grandes entreprises du temps, des usines à grâce : nulle fonction d'intérêt collectif n'apparaissait plus nécessaire que celle des grands organismes spirituels (Bloch p. 134).

L'observation étant délaissée au profit de l'interprétation, la pensée restait pré-conceptuelle ; au XVIe siècle encore il paraissait normal de regrouper les faits selon des liens purement symboliques : « pour décrire un animal le naturaliste évoquait son anatomie, la manière de le capturer, son utilisation allégorique, son mode de génération, son habitat, sa nourriture et la meilleure façon de le mettre en sauce » (Michel Foucault, Les mots et les choses).

Cette pensée symbolique était chaleureuse et puissamment communicative, comme en témoigne le tympan des églises romanes ; elle s'accompagnait, chez les clercs les plus savants, d'une  réflexion qui, s'alimentant à l'oeuvre d'Aristote, préparait l'évolution ultérieure (Gilson, La philosophie du Moyen Âge). L'émergence de la science expérimentale à la Renaissance, puis avec Galilée (1564-1642), fournira à l'action un outil puissant mais entraînera aussi une surévaluation de la mise en forme rationnelle au détriment de la pensée symbolique qui l'oriente et la motive.

Prédation

Les hommes étaient incapables de contrôler un premier mouvement, peu sensibles au spectacle de la douleur, peu respectueux de la vie où ils ne voyaient qu'un état transitoire avant l'Éternité, portés enfin à mettre le point d'honneur dans le déploiement quasi-animal de leur force physique (Bloch p. 568). Une menace de tous les jours pesait donc sur chaque destin individuel, sur les biens et sur la chair même : guerre, meurtre, abus de la force, la violence est la marque du système féodal (Bloch p. 567).

La guerre formait la trame de toute carrière de chef et la raison d'être de tout pouvoir de commandement (Bloch p. 218). Des querelles naissaient de causes futiles, entraînant d'interminables vengeances privées, les « faides » qui se transmettaient d'une génération à la suivante.

En un temps d'échanges rares et difficiles, le butin et l'oppression étaient par ailleurs les moyens les plus sûrs pour devenir riche : la guerre était donc l'activité nobiliaire par excellence, et la richesse se prenait à la pointe de l'épée pour être dépensée dès que conquise, le noble laissant couler entre ses doigts une fortune vite acquise. « Celui-là sera riche qui prendra de bon cœur », dit Bertran de Born (1140-1215), troubadour et petit seigneur. Il faut se protéger et dominer : « s'abriter des ennemis, triompher des égaux, opprimer les inférieurs », dit un commentateur du temps (Bloch p. 419).

De toutes les formes de subordination d'individu à individu, la plus élevée consistait à servir de l'épée, de la lance et du cheval un maître dont on s'était déclaré le féal (Bloch p. 224). Le chevalier devait s'entraîner longuement au maniement de ses armes et de sa monture : la guerre lui donnait l'occasion de déployer une adresse de sportif de haut niveau, elle était aussi le meilleur des remèdes contre l'ennui. « Sans cesse je lutte et me bats, m'escrime, me défends et bagarre », dit Bertran de Born, et il ajoute « un mort vaut mieux qu'un vivant vaincu[4] ».

La vie humaine ne valait pas cher et la guerre comportait de ces procédés qu'a depuis peu réprouvés la convention de Genève (1949) : une garnison qui avait résisté « trop longtemps » était massacrée ou mutilée, les terres ennemies étaient dévastées, les villages et récoltes incendiés (Bloch p. 415).

Seule la foi religieuse - ou, pour parler plus exactement, la peur de l'enfer - pouvait enrayer cette violence.

Charité

La notion d'un monde terrestre tout pénétré de surnaturel conspirait avec la hantise de l'au-delà : la peur de l'enfer est un des grands faits sociaux du temps (Bloch p. 135). Les aumônes éteignaient le feu de l'enfer « comme de l'eau » (Bloch p. 295) : il était donc opportun, au terme d’une vie de prédateur, de léguer à l'Église une part du patrimoine conquis.

L'Église enseignait l'horreur du sang versé et défendait les faibles (Bloch p. 189) d'autant plus volontiers sans doute que les clercs étaient incapables de défendre contre l'avidité des chevaliers les richesses qu'elle avait accumulées et qui étaient, pour une part, consacrées à des activités charitables - hôpitaux, léproseries, secours aux pauvres etc.

L'excès de violence avait d'ailleurs fait monter dans la masse de la population une aspiration à la paix qui s'opposait à l'humeur guerrière de la noblesse. Dès 1054 les évêques de la province de Narbonne réclament « qu'aucun chrétien ne tue un autre chrétien » (Bloch p. 569) et la « paix de Dieu » sera prêchée avec succès par l'Église.

Si le seigneur était violent son épouse, plus compatissante, redistribuait une part de la richesse conquise en faisant la charité aux pauvres et aux malades. Les services que le seigneur attendait de son fief lui étaient d'ailleurs d'autant mieux rendus qu'il savait se montrer généreux : « Voulait-on retenir les hommes du fief au-delà du temps fixé, les emmener plus loin ou les requérir plus souvent ? Force était de redoubler de libéralités » (Bloch p. 413).

Ainsi s'établissait entre la prédation et la charité l'équilibre approximatif qui permettait à la masse de la population de survivre et de se reproduire : le prélèvement violent qu'opérait la prédation était globalement (et sans doute inexactement) compensé, dans une économie où la monnaie était rare, par les dons en nature et les services gratuits que distribuait la charité.

De la féodalité à la « féalité »

Au XVIIe siècle le caractère territorial de la féodalité s'estompe mais certains de ses traits psychologiques perdurent : elle devient une « féalité », l'aristocratie française s'organisant en réseaux familiaux que confortent des liens de fidélité personnelle.

On « appartient » à quelqu'un, même si la cérémonie solennelle de l'hommage n’est plus de mise. Chaque grand seigneur est entouré d'« amis », seigneurs de moindre rang qui adhèrent à ses intérêts, défendent sa personne, et qu'il protège en retour.

Les fils de France et princes du sang n'appartiennent, eux, à personne et le roi n'est à leurs yeux, pendant la minorité de Louis XIV comme sous Louis XIII, qu'un primus inter pares avec lequel ils négocient les armes à la main : la guerre civile, qui est pour eux chose naturelle, ravage le pays durant la Fronde (1648-1653). En pleine guerre contre l'Espagne les plus grands seigneurs signent des traités privés avec l'ennemi, se mettent à son service et conduisent ses armées : ce fut le cas de Turenne, de Condé et du frère de Louis XIII, Gaston d'Orléans.

Par ailleurs les magistrats, propriétaires de leurs charges, forment une « noblesse de robe » qui prétend exercer sur le gouvernement de la France un contrôle que les rois ne sont pas disposés à lui laisser : ils préparent ainsi sans le savoir une révolution qui mettra un terme à leurs ambitions en supprimant les parlements. Retz, dans ses Mémoires, décrit les démarches du Parlement pendant la Fronde ; ces pages où l'on voit s'agiter des juristes qui pensent modeler la société à coups de textes sont d'un comique involontaire :

« Un conseiller ayant dit que les gens de guerre qui s'assemblaient sur la frontière pour le service du Mazarin se moqueraient de toutes les défenses du Parlement si elles ne leur étaient signifiées par des huissiers qui eussent de bons mousquets et de bonnes piques, ce conseiller dis-je, qui comme vous le voyez ne parlait pas de trop mauvais sens, fut repoussé par un soulèvement général de toutes les voix comme s'il eût avancé la plus forte impertinence du monde » (Retz, Mémoires, p. 907)

La noblesse mendiait auprès du souverain pensions, places, gouvernements et bénéfices tout en recherchant la « gloire » qui satisfaisait à la fois l'ambition des individus et la réputation de la famille. D'où son insubordination, son instabilité et son agitation :

« Le moindre incident suffit à pousser à l'action violente des hommes qui craignent que l'abstention ne passe pour lâcheté » (Bertière, in Retz p. 16}

La violence était endémique. Retz décrit les précautions qu'il doit prendre pour ne pas être assassiné. En plein palais de justice, La Rochefoucauld (le moraliste !) lui serre le cou entre les battants d'une porte et crie aux autres de le tuer (Retz p. 854). Retz a évoqué ainsi la confusion des idées et des intérêts qui agitaient la noblesse sous la Fronde :

« La multitude d'intérêts différents qui agitaient le corps et les parties [du parti de Condé] en brouillait si fort .... toutes les espèces [c'est-à-dire toutes les idées}] que je n'y connaissais presque rien. [Les dirigeants de ce parti] formaient un chaos inexplicable d'intentions et d'intrigues non pas seulement distinctes, mais opposées. .... Ceux qui étaient les plus engagés dans leur cause confessaient qu'ils n'en pouvaient démêler la confusion .... Ces espèces .... ne se démêlent, dans les temps où tous les esprits sont prévenus, que dans les spéculations des philosophes, qui sont peu en nombre, et qui, de plus, y sont toujours comptés pour rien, parce qu'ils ne mettent jamais à la main la hallebarde » (Retz p. 837 et 973).

Cette tournure d'esprit perdure au XVIIIe siècle, une fois levée la main que Louis XIV avait fait peser sur l'aristocratie et le Parlement : le Régent avait en 1715 rendu à celui-ci son droit de remontrance. Pendant tout le XVIIIe siècle les complots dynastiques, l'agitation parlementaire et les « affaires » ne cesseront pas. Saint-Simon attribue à la duchesse du Maine une phrase que celle-ci aurait prononcée en 1718 et qui traduit l'état d'esprit des plus grands seigneurs :

« Quand on a une fois acquis, comme que ce fût, la qualité de prince du sang et l'habilité de succéder à la couronne, il faut bouleverser l'État et mettre tout en feu plutôt que de se les laisser arracher » (Saint-Simon, Mémoires, vol. VII p. 333}

Cependant la noblesse avait conservé la pratique de la charité. Voici le souvenir que Talleyrand (1754-1838) a gardé de son enfance chez sa grand-mère, la princesse de Chalais. Il montre, en idéalisant sans doute, comment et dans quel esprit la charité était dispensée à la fin de l'ancien régime. On croirait lire la comtesse de Ségur :

 « Les paysans ne voyaient leur seigneur que pour en recevoir des secours et quelques paroles encourageantes et consolatrices .... Au retour de la messe, on se rendait dans une vaste pièce du château qu'on nommait l'apothicairerie. Là, sur des tablettes, étaient rangés et très proprement tenus de grands pots renfermant divers onguents .... Il y avait aussi quelques bouteilles d'élixirs, de sirops, et des boîtes contenant d'autres médicaments. Les armoires renfermaient une provision considérable de charpie, et un grand nombre de rouleaux de vieux linge très fin et de différentes dimensions .... Deux soeurs de la charité interrogeaient chaque malade sur son infirmité ou sur sa blessure. Elles indiquaient l'espèce d'onguent qui pouvait les guérir ou les soulager. Ma grand-mère désignait la place où était le remède ; un des gentilshommes qui l'avaient suivie à la messe allait le chercher ; un autre apportait le tiroir renfermant le linge ; j'en prenais un morceau, et ma grand-mère coupait elle-même les bandes et les compresses dont on avait besoin. Le malade emportait quelques herbes pour sa tisane, du vin, des drogues pour une médecine, toujours quelques autres adoucissements, dont celui qui le touchait le plus était quelque bon et obligeant propos de la dame secourable qui s'était occupée de ses souffrances » (Talleyrand, Mémoires, vol. 1 p. 29}

Ce texte marque la transition vers la perception romantique de la féodalité, qui projettera sur le passé les aspirations et les émotions du XIXe siècle et alliera un sentimentalisme mièvre à une horreur frissonnante (mais d'autant plus délicieuse sans doute qu'elle est éprouvée à distance) devant la cruauté supposée des mœurs. Avec le Génie du Christianisme (1802) Chateaubriand (1768-1848) lancera la mode du gothique, ce qu'il regrettera plus tard[5] ; Walter Scott (1771-1832) enflammera les imaginations et nombreux sont ceux qui ont trouvé dans ses romans historiques, ou dans les oeuvres qui en ont copié le modèle, leur seule source d'information sur la féodalité[6]

Formes récentes

Au XIXe siècle, les familles les plus riches de la bourgeoisie industrielle et financière (Textile du Nord, Banque parisienne, Négoce, Armateurs et Assureurs, Maîtres de Forges, Savonniers de Marseille etc. ; voir Brève histoire de la légitimité) se sont organisées en grandes familles et ont copié les mœurs de l'aristocratie (grandes demeures, activités mondaines et charitables etc.). Elles se sont souvent alliées à l'ancienne noblesse par le mariage.

La mafia est, dans l'économie moderne, une résurgence ou une rémanence de la féodalité. On y retrouve le partage du territoire, chaque quartier d'une ville ou partie de la campagne étant attribué à une « famille » dont le chef (Don) entouré de quelques conseillers (consigliere) dispose d'une armée de quelques dizaines ou centaines de soldats (soldati) organisée comme une légion romaine de façon hiérarchique et cloisonnée en « regime » commandés chacun par un « caporegime ».

Le territoire que la famille contrôle lui fournit sa subsistance à travers diverses activités illégales (extorsion de fonds, contrefaçon, proxénétisme, trafic d'armes et de drogue, détournement de fonds publics etc.) et elle y recrute les forces qu'elle utilise pour intimider, conforter son emprise et mener des guerres de frontière avec les autres familles. Comme toutes les puissances, cependant, la famille mafieuse préfère procéder par négociation et compromis : elle n'utilisera sa force qu'en dernier recours.

La mafia est bien sûr illégale et de grands efforts sont faits pour l'éradiquer. Le fait est qu'elle renaît continuellement de ses cendres : dans les milieux sociaux qui l'alimentent, les familles dirigeantes sont considérées comme une aristocratie qui maîtrise l'usage de la force et les soldats (soldati)  sont admirés comme l'étaient les chevaliers de l'époque féodale.

La fidélité des soldats est confortée par des serments solennels, les trahisons sont durement punies. La richesse accumulée sert, une fois blanchie, à acquérir des entreprises légales qui offrent un tremplin à la promotion sociale des générations futures, formées à l'université[7].


[1] Si les travaux de Marc Bloch ont été précisés par les historiens ultérieurs, sa compréhension intime de la féodalité reste inégalée.

[2] « Triplex ergo Dei domus est, quae creditur una : Nunc orant, alii pugnant, aliique laborant ».

[3] Le « bourgeois » est l'habitant du bourg, mot germanique qui désigne un lieu clos et fortifié, tandis que le « vilain » est l'habitant du village, lieu ouvert et non fortifié.

[4] « Mais val mortz que vius sobratz. »

[5] « Si l'on a abusé de mon opinion ...., si à force d'entendre rabâcher du gothique, on en meurt d'ennui, ce n'est pas ma faute » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, vol. 1 p. 797).}

[6] « Walter Scott me semble avoir créé un genre faux ; il a perverti le roman et l'histoire ... il refoula les Anglais jusqu'au Moyen Âge ; tout ce qu'on écrivit, fabriqua, bâtit, fut gothique : livres, meubles maisons, églises, châteaux » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, vol. 1 p. 707).

[7] Les mœurs de la mafia sont décrites à satiété par les médias, au point d'occuper une place peut-être excessive dans l'imaginaire collectif (Scarface de Howard Hawks, Le parrain de Francis Ford Coppola, Les Soprano de David Chase, Casino de Martin Scorsese etc.).

Pour lire un peu plus :
- La société féodale
- Brève histoire de la légitimité

http://www.volle.com/travaux/feodalite.htm
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