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Mohamed Talbi, Plaidoyer pour un Islam moderne, Cérès, Tunis 1998

30 mai 2005


Pour lire un peu plus :
- Die syro-aramäische Lesart des Koran
- La maladie de l'Islam
- Fonder l'humanisme en raison
- Respect

Mohamed Talbi est un penseur tunisien et musulman. Il a reçu à Paris l’enseignement, entre autres, de Lévi Provençal, Régis Blachère, Louis Massignon. S’il a aimé la générosité de certains de ses maîtres français, il lui est arrivé aussi de rencontrer des Français méprisants : il sait que la France peut être, selon les personnes et selon les moments, républicaine ou réactionnaire.  

Les leçons de sagesse qu’il donne, venant de quelqu’un qui maîtrise et notre culture, et la sienne, sont salubres. J’ai beaucoup appris en le lisant attentivement et, plutôt que de paraphraser des formulations d’une ingénieuse simplicité, j’ai cru préférable de les citer.

Un humaniste

Sa recherche a conduit Talbi à travailler en théologien, linguiste, historien et juriste. C’est un humaniste au sens exact du terme : « le but fondamental de l’être humain, c’est de devenir un être humain[1] » (p. 57). « La nature humaine nous est commune, ce qui veut dire qu’il y a entre nous une base suffisamment solide pour nous entendre » (p. 77). « Il faut accepter l’autre tel qu’il est et tel qu’il veut être » (p. 21).

Dès lors, si la foi est pour chacun une affaire personnelle et importante, elle n’est pas un obstacle à la relation humaine. L’essentiel réside dans la fidélité, conformément à l’étymologie du mot « foi » : « Dieu dit dans le Coran que la terre appartient à ses bons serviteurs, sans spécifier à quelle religion ils appartiennent » (p. 166).

« Toutes les religions se rencontrent dans la mystique. Les trois religions révélées, le judaïsme, le christianisme et l’islam se rejoignent toutes dans la postérité d’Abraham » (p. 23). « On ne peut pas être un penseur musulman sans connaître le judaïsme, qui se trouve à la racine » (p. 111). « Bien que les différences entre nous et les gens du livre soient profondes, radicales et insurmontables, ce qui nous est commun et nous unit dans la foi en Dieu et au dernier jour est fondamental » (p. 164). La méditation de Talbi considère jusqu’à l’animisme et aux sagesses de l’Extrême-Orient.

Il accorde une grande importance au respect dans les rapports interpersonnels : « il faut fonder nos sociétés sur le dialogue et le respect mutuel » (p. 93). « La règle en toute circonstance est de rechercher une vie en commun pacifique, sur la base du respect mutuel » (p. 95).

« Le respect véritable refuse d’enfreindre l’intégrité de l’autre » (p. 182). Cependant, dans les échanges interreligieux, l’Église catholique a sous Jean-Paul II « insisté sur l’évangélisation et lié le dialogue à cette dernière » (p. 170). « Il faut pourtant renoncer à assigner au dialogue, comme but caché ou avoué, la conversion de l’autre » (p. 170) : il ne doit pas avoir d’autre but que de permettre à chacun d’approfondir sa propre foi dans le respect de celle de l’autre.

Refuser la violence

On retrouve ainsi chez Talbi la même ouverture, la même générosité que chez Élie Benamozegh[2]. Cela le conduit à dénoncer, dans la société arabo-musulmane, des travers dont on sent qu’ils le font souffrir. Il sera plus proche d’un humaniste, quelle que soit sa religion, que d’un assassin qui se réclamerait de l’islam. L’antisémitisme, en particulier, lui est absolument étranger. « Juifs et musulmans doivent s’unir pour lutter contre la xénophobie et l’intolérance » (p. 185). « Il n’y aura jamais de paix au Proche-Orient si on ne dépasse pas les arrangements politiques par une amitié réelle entre juifs et musulmans » (p.186).

« Les intégristes ont des émirs. C’est alors la pire des communautés car l’individu devient un outil entre les mains d’un chef » (p. 27). « Parmi les lectures du Coran, certaines justifient l’agressivité inhérente à la nature humaine et lui confèrent une légitimité religieuse par le refus du pluralisme et du droit à la différence. Il faut les rejeter avec force » (p. 70).

« Les Ulémas considèrent, aujourd’hui encore, qu’il faudrait tuer l’apostat. Où sont les droits de l’homme ? » (p. 94). « L’islam permet aujourd’hui d’assassiner pour délit d’opinion. C’est inacceptable. Le châtiment pour apostasie doit être radicalement contesté à l’intérieur de l’islam » (p. 112). « C’est sur la base du crime d’apostasie que les islamistes algériens légitiment leurs crimes. On est ici dans le totalitarisme théologique. Il n’y a pas un seul mot dans le Coran sur le crime d’apostasie. Tout tourne autour d’un hadith contestable » (p. 113).

« En tant qu’organisation de la société, la chari’a n’a plus de pertinence. C’est une direction, un chemin qui mène à Dieu » (p. 128). « Les mouvements islamistes font une utilisation de la chari’a qui ne tient pas compte de la réalité et instrumentalisent l’histoire par une construction chimérique a posteriori » (p. 108).

Il convient que l’état soit laïque et démocratique

Le fait est que l’on vit « au sein de la société arabo-musulmane dans des conditions qui, de façon générale, refusent le dialogue et ne respectent pas l’autre tel qu’il est et tel qu’il veut être » (p. 92). Pourtant la Loi est faite pour faciliter la vie en commun dans la diversité. « La dhimmia [3] est obsolète. Je suis favorable à l’abrogation de l’article de la constitution tunisienne qui fait de l’islam la religion d’État : il ne faut pas de religion d’État. Il est inacceptable que dans un pays où l’Islam est religion d’État, les non-musulmans ne soient pas de vrais citoyens » (p. 81).

« Je n’ai rien contre la laïcité, à condition qu’elle ne soit pas une idéologie antireligieuse » (p. 110). « Chacun de nous entre en relation avec le texte de la façon qu’il juge la meilleure » (p. 79), et la démocratie n’est « pas autre chose que l’organisation de la délibération » (p. 80) : la démocratie, qui favorise le consensus par la loi commune, est non seulement compatible avec l’islam mais elle lui est aujourd’hui nécessaire. L’interprétation unique (souvent fallacieuse) du Coran et la démocratie s’excluent mutuellement. Par ailleurs, même si Talbi ne le dit pas explicitement, la voie est ainsi ouverte à la recherche philologique.

« On ne trouve ni dans le Coran, ni dans la sunna rien qui s’oppose à la démocratie » (p. 103). Pourtant, « il n’y a jamais eu vraiment de démocratie dans la culture islamique, (même si) la chûra (concertation) oblige celui qui exerce le pouvoir à prendre conseil » (p. 102).

Faire vivre l’islam

L’islam fut dans ses premiers siècles le refuge de la civilisation, puis son élan a été brisé. « Tout s’est passé comme si un ressort s’était cassé. Pourquoi notre civilisation a-t-elle cessé d’être pour nous une force pour devenir un handicap ? Notre pensée involue au lieu d’évoluer » (p. 41). « Ce blocage de la pensée, que l’on peut partiellement dater du rejet d’Averroès (1126-1198), pourrait être ainsi résumé : nous avons atteint le sommet du connaissable et de la civilisation ; dès lors, toute évolution ne peut être que dégradation » (p. 42). « Tout s’est passé comme si l’on avait estimé que la maison était construite et qu’il n’y avait plus qu’à mourir dedans » (p. 86). Mais le langage, comme la pensée, s'est dégradé et « il y a un lien dialectique entre la confusion sémantique et la confusion de pensée » (p. 35). « Nous avons grand besoin de clarifier nos concepts et, partant, nos schèmes mentaux » (p. 37).

« Les peuples anciennement colonisés ont un énorme complexe d’infériorité » (p. 40). A quoi le tiers-monde consacre-t-il son temps ? Abdu Salam, pakistanais et prix Nobel de physique en 1979, répond « à la guerre, et dans ces conditions il ne lui reste que fort peu de temps à consacrer à la science » (p. 39)

Talbi sait que pour donner un sens à une civilisation, rien ne sert de cultiver le ressentiment ou la nostalgie envers un passé mythique : mieux vaut s’orienter vers l’autre, et témoigner de ce que l’on a de meilleur pour le lui apporter. Si l’islam sait retrouver sa fécondité, « nous pourrons peut-être apporter de nouveau à l’humanité des choses enrichissantes » (p. 133).

Un homme de science

Contrairement aux scientifiques occidentaux qui voient un fossé entre la foi et la science, Talbi les articule naturellement car il a, sur la relation entre science et symbole, des idées plus nettes que celles que l’on rencontre chez nous. Il les exprime avec un fin discernement. « La foi n’est pas contre la raison : elle est raisonnable et non pas rationnelle » (p. 25).

Talbi perçoit les fondements métaphysiques de notre action, ces fondements qu’il est si difficile d’élucider : « L’homme porte en lui un ensemble d’images et de concepts, et c’est au moyen de cet équipement intellectuel qu’il essaie de résoudre ses problèmes quotidiens. Il peut arriver cependant que des projections différentes s’entremêlent » (p. 100). « En aucun cas, je ne cache ma part de subjectivité. Je tente d’adopter à l’égard de moi-même une attitude critique » (p. 44) : cette démarche me paraît plus authentiquement scientifique que celles de ceux qui se réclament, en se rengorgeant, de l’objectivité.

Talbi accorde une grande importance à l’ijtihâd « effort personnel d’interprétation du Coran et de la sunna pour les adapter à une situation donnée » (p. 197). Dans cette définition, tous les mots comptent : il s’agit de s’opposer à l'interprétation dite « traditionnelle » mais en fait figée, souvent trop peu critique et donc erronée. C’est que « la communauté de conviction est une adhésion volontaire, consciente et critique en même temps » (p. 27). « Le document est sacré alors que l’interprétation reste libre » (p. 48). « Si Dieu me parle, je dois l’écouter avec mon esprit d’aujourd’hui, dans ma situation actuelle » (p. 66). En islam comme en chrétienté, ceux qui entendent cultiver l’esprit de la tradition – et qui, pour cela, écartent certaines des interprétations habituelles – rencontrent la réprobation de ceux pour qui la tradition se résume à la conservation des habitudes.

Sur la modernité, Talbi manifeste un enthousiasme sans recul : « la modernité, c’est la force créatrice permanente, c’est l’énergie qui fait avancer vers quelque chose, c’est l’esprit de conquête du savoir pour faire que l’homme soit chaque jour davantage un homme. C’est la force de dépassement » (p. 132). On comprend qu’il s’agit pour lui d’exhorter les musulmans à surmonter leurs blocages, à renouer avec la créativité de leurs premiers siècles ; il sera temps, lorsqu’ils auront accédé à la modernité, de l’explorer pour découvrir ses limites et difficultés.

Mentionnons enfin une phrase qui, comme un coup magistral au jeu de go, a une portée immense tout en étant des plus simples : « Il est de mon devoir de dire à autrui ce que je pense » (p. 75). Le lecteur attentif en reçoit un choc qui lui coupe le souffle. Elle mérite un commentaire auquel nous consacrerons une autre fiche.


[1] Cette phrase rappelle le titre du livre de Marcel Légaut, L’homme à la recherche de son humanité, Aubier 1971.

[2] Elie Benamozegh (1823-1900), Israël et l’humanité, 1914.

[3] La dhimmia (« protection ») tolère le non-musulman en terre d’islam, mais comme un citoyen de seconde zone.