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Déménager la statistique ?

26 octobre 2008

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Pour lire un peu plus :

- Le métier de statisticien

-
A propos de l'indice des prix
- Statistique et political correctness
-
A propos des statistiques ethniques
-
Statistique et civisme
-
Statistique et manipulation
-
Le bon usage de la statistique
- Oeuvres de Guy Debord

-
Le site "Sauvons la statistique publique"

Nicolas Sarkozy a annoncé au début de septembre son intention de faire installer à Metz la direction générale de l'INSEE (1000 personnes environ) qui se trouve actuellement à Malakoff.

Il fallait répondre aux protestations des élus de Metz après la fermeture de quelques casernes situées dans cette ville. Alors on a cherché : quels sont, parmi les services de l'État situés dans la région parisienne, ceux que l'on peut faire déménager sans dommage ?

La statistique, pardi !

En effet quel sens cela a-t-il de garder à Paris un institut de statistique ? Les statistiques sont toujours fausses, nous autres Français le savons bien, car la réalité réside ailleurs que dans les chiffres : elle se trouve dans les symboles du pouvoir, dans la magie de la communication, dans la puissance du verbe.

*     *

Définir les choses, les observer, les mesurer puis publier ces mesures, pouah ! Comme c'est vulgaire. Ces mesures ne veulent d'ailleurs rien dire, c'est bien connu. Lorsqu'on parle du pouvoir d'achat, par exemple, on calcule une moyenne : or le Français moyen n'existe pas plus que le triangle rectangle moyen. Qu'est-ce qu'un fait, d'ailleurs ? Nos philosophes nous l'ont dit et répété : le réel est construit.

Nous avons donc un sens plus fin de la nature des choses. Nous savons que l'important, le réel, résident dans l'image sociale de soi, dans cette échelle de la carrière que chacun, salarié, patron, politique, s'active à grimper.

En outre la publication des statistiques est souvent gênante. Si l'INSEE ne disait pas que la croissance ralentit, que la distribution des revenus et du patrimoine est de plus en plus inégalitaire, on ne le saurait pas et on ne s'en porterait que mieux. On pourrait même affirmer le contraire : la télévision est faite pour ça.

Heureusement personne ne comprend rien aux publications de l'INSEE. Personne ne les lit et si la télévision fait parler les gens de Météo France, jamais elle n'autorise un statisticien à s'exprimer : cela ferait immédiatement baisser l'Audimat ! Ainsi la statistique ne parvient au citoyen qu'à travers le filtre des médias qui trient opportunément pour ne conserver que le sensationnel, seul intéressant, en supprimant les explications techniques, réserves prudentes et nuances dont tout le monde se fout.

*     *

Que le monastère des statisticiens soit installé à Malakoff, à Metz ou en rase campagne, quelle importance ? Ces gens ennuyeux n'intéressent personne et ne disent que des choses désagréables - on peut même les soupçonner de faire du mauvais esprit.

D'ailleurs l'Internet n'est pas fait pour les chiens : les statisticiens pleurnichent parce qu'on les éloigne de leurs petits camarades de la direction de la prévision et du Plan ? ils n'auront qu'à les rencontrer dans le cyberespace ! (du Plan ? euh, non, on l'a déjà supprimé en 2006 : il était gênant, lui aussi).

*     *

En fait il faudrait supprimer toute cette administration économique. Elle est inutile et nocive dans notre époque de liberté où il faut déréguler, privatiser, déchaîner enfin la puissance du marché. Mieux vaut laisser faire les gens compétents, ces grands investisseurs qui, ayant placé une part de leur patrimoine à la Bourse, savent mieux que personne où doit aller l'économie. L'État doit s'abstenir d'agir, il faut bannir la notion même de politique économique - si on continue à l'évoquer dans les médias, c'est parce qu'il faut bien cultiver les illusions.

Pour y parvenir le mieux est de débrancher les appareils de mesure qui de toute façon sont toujours faux et ne veulent rien dire, cf. ci-dessus. La communication remplace avantageusement l'observation et la publication : il suffit d'affirmer une chose pour qu'elle devienne réelle !

*     *

Mais qu'entends-je ? Vous dites que la crise financière appelle aujourd'hui d'autres priorités ? Que l'on est allé trop loin dans la dérégulation et la privatisation ? Que l'on s'est illusionné sur la compétence des marchés, comme on nomme la Bourse, pour orienter l'économie ? Qu'il faudrait faire attention à ce qui se passe, regarder les choses de plus près ? Que l'État a une responsabilité à exercer, qu'il a besoin pour cela d'un instrument d'observation ?

Vous avez raison. L'opinion a toujours raison, il faut la satisfaire et, quand elle réclame un discours sérieux, on saura aussi bien qu'un autre se rengorger pour le lui administrer par le canal médiatique : Clysterium donare [1].

Mais si vous voulez savoir ce que je pense, n'écoutez pas ce que je dis : regardez plutôt ce que je fais, c'est-à-dire ce que nous faisons car je ne fais que représenter l'opinion commune. Si je chasse les statisticiens de Paris, comprenez donc ce que cela signifie.

*     *

Un pays qui veut agir raisonnablement, et qui entend pour cela se connaître, est attentif à la qualité de ses statistiques. Il sait les interpréter et écoute ses statisticiens - qui, étant écoutés, se font un devoir d'être compétents et de s'expliquer clairement.

À un tel pays ne viendrait jamais l'idée saugrenue d'exiler son institut statistique loin de tous les centres de décision, de supprimer les contacts personnels qui sont si utiles pour se comprendre.

Le mépris envers la statistique - comme d'ailleurs envers les archives, autre outil de connaissance - est un symptôme sûr qui guide vers un diagnostic sans ambiguïté. Nous autres Français voulons et choisissons d'être gouvernés dans l'univers médiatique, de vivre dans la société du spectacle dont a si bien parlé Guy Debord.

Celui qui regarde la télévision plus de trois heures par jour n'a pas besoin de statistiques. Seuls quelques happy few peuvent entrevoir où cela mène.

Je vous invite à vous rendre sur le site "Sauvons la statistique publique" pour lire puis signer la pétition.
_________________

[1] Molière, Le malade imaginaire.