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 Le livre de Mohamed Talbi, 
Plaidoyer pour un Islam moderne, contient 
une de ces phrases qui semblent trouer le papier tant elles  portent 
d’énergie : « Il est de mon devoir de dire à autrui ce que je pense » (p. 
75). Après l’avoir lue, on pose le livre pour prendre le temps de réfléchir.
 
En effet cette phrase bouscule  nos habitudes. Nous disons plutôt, sur le mode revendicatif, « j’ai tout de même 
le droit de dire ce que je pense ! » ou bien, sur le mode prudent, « mieux vaut 
ne pas dire ce que l’on pense ». Mais Talbi renverse tout cela : « j’ai le 
devoir de dire ce que je pense ». Quel devoir redoutable !  
*  * 
N’est-il pas déplacé de dire à 
haute voix les choses saugrenues, irrespectueuses, qui nous viennent à l’esprit 
dans les moments les plus solennels ? Oui, bien sûr : il faut les contenir tout 
comme  on contient un fou-rire. Les images, les associations d’idées qui nous 
traversent la tête ne sont pas en effet de la pensée à proprement parler ; elles 
résultent de l’activité spontanée de la glande cérébrale et alimentent la 
pensée sans être de la pensée – tout comme l’engrais alimente les légumes sans 
être du légume. Ce serait un étrange épicier que celui qui proposerait du fumier 
en disant que fumier ou légume, c’est tout un, puisque celui-là nourrit 
celui-ci !
 
Il n’y a pensée, à proprement 
parler, que lorsque le flux des images, des associations d'idées, a été soumis à une mise en 
ordre. Vérifications et recoupements des faits ; cohérence, car on ne peut pas 
affirmer à la fois une chose et son contraire  ; 
pertinence, parce que la pensée doit servir efficacement une intention, une 
volonté, un projet d’action, fût-il lointain. Il faut donc taire les caprices qui 
sont comme des orages mentaux : le « devoir de dire » ne s’applique qu’à la 
pensée réfléchie.  
*  * 
Mais « ce que je pense » a-t-il 
une telle valeur, une telle originalité, qu’il faille impérativement le dire ? 
Parmi mes pensées, aussi élaborées soient-elles, beaucoup m’ont été suggérées 
par d’autres. Elles ne m’appartiennent donc pas vraiment : mon cerveau n’est que 
le lieu où elles se sont mises en forme, cristallisées. Elles ne me 
correspondent pas exactement, ce n’est pas de moi que je parle lorsque je les 
énonce. N’est-il pas alors non seulement prétentieux, mais mensonger d’en faire 
état ?  
Non, et c’est justement parce 
que ma pensée n’est pas exactement la mienne, qu’elle est la cristallisation 
d’un flux qui me traverse, que je dois la dire. Ce qui m’est personnel se trouve 
moins dans ce que j’affirme et dans ce que je nie, que dans l’intention 
particulière à laquelle j’obéis et qui laissera sa trace  dans le 
ton que j’emploie pour l’énoncer, ainsi d'ailleurs que dans la sélection de mes 
concepts. Ce sont  là des choses que je ne 
maîtrise pas entièrement et qui s’exprimeront d’elles-mêmes sans que je le veuille. « Le 
style, c’est l’homme » : 
celui qui sait entendre me devinera, plus peut-être que je ne le voudrais, à 
travers mes écrits et mes propos.  
Dire ce que l’on pense, 
c’est contribuer au flux qui alimente la réflexion collective, c’est lui rendre ce qu’il 
nous a prêté ; c’est aussi prendre le risque de montrer à nu l’intention dont on 
est porteur, la volonté agissante qui anime notre vie et constitue notre 
identité la plus profonde sans qu'il nous soit possible d'en avoir une claire conscience.
 
C’est un devoir que l’honnêteté 
impose mais dont l’accomplissement demande du courage. Chacun est en effet le plus 
mauvais juge de ses propres pensées : même fidèles aux faits, cohérentes et 
pertinentes, il se peut qu’elles soient triviales ou qu’elles n’aient d’utilité 
que pour soi seul. Beaucoup d'entre elles seront refusées. Qu’importe : il faut les dire car ainsi elles pourront 
circuler et, d’aventure, être utiles à d’autres.
 
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