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Du côté des dirigeants

22 décembre 2004


Liens utiles

- Lettre ouverte à un dirigeant
- Brève histoire de la légitimité
- L'ingénieur et le petit marquis
- A la recherche de la stratégie
- Comment faire carrière
- Qui a ruiné France Telecom ?

- A propos de l'affaire Rhodia

Un « dirigeant », c’est quelqu’un qui occupe dans l’entreprise un pôle de légitimité : soit c'est le pôle suprême (PDG et DG, directeur d'administration centrale), soit c'est un pôle spécialisé (DGA, directeur d'une grande direction).

La légitimité est dans l’entreprise une fonction nécessaire. Elle arbitre entre les projets que l’entreprise produit sans cesse ; elle définit les priorités et oriente les évolutions. Si personne n’était légitime, les affrontements entre équipes et entre personnes seraient sans fin. En les dénouant, l'arbitrage amorce le cycle qui, poussant chaque projet soit vers la réalisation, soit vers l’abandon, dégage l'espace pour de nouveaux projets.

La légitimité a ainsi une fonction mécanique, indépendante de la qualité des décisions : elle fait avancer l’entreprise. Mais il n’est pas indifférent de savoir si celle-ci va vers un précipice, tourne en rond ou se dirige vers un territoire fertile qu’elle pourra mettre en exploitation. Si la légitimité est nécessaire, elle n’est pas suffisante.

Nous utiliserons ici le mot « stratège[1] » (on pourrait dire aussi « entrepreneur ») pour désigner le dirigeant efficace. Si tous les dirigeants possèdent la légitimité, tous ne sont pas des stratèges (selon ma petite expérience, seuls 10 à 20 % des dirigeants mériteraient ce qualificatif). La liturgie qui entoure la légitimité fait obstacle à la qualité de la stratégie.

Habitus et recrutement des dirigeants

Ses pairs confèrent au nouveau dirigeant, lors d’un conseil d’administration, le pouvoir légitime dans l’entreprise. La cérémonie se réduit à un échange de signatures, à quelques poignées de mains et quelques coupes de champagne mais, tout comme l’onction épiscopale, elle transmet une grâce d’état : le nouveau dirigeant, du fait qu’il a été nommé, est supposé posséder les compétences nécessaires à sa fonction.

En un sens, la nomination lui confère effectivement des capacités : il aura le droit de signer des décisions qui engagent l’entreprise, de téléphoner à d’autres dirigeants, de les rencontrer, d’être écouté lorsqu’il parle. Sa parole, sa signature seront nécessaires pour concrétiser les projets et désigner les responsables. Il a ainsi les moyens d’agir.

Mais quelles sont les qualités qu’il faut posséder pour être nommé ? Ou, comme le disait naïvement un de mes amis, « Que faut-il faire pour devenir un dirigeant ? »

Pour que les dirigeants déjà en place aient envie de coopter quelqu’un, il faut que sa compagnie leur soit agréable. Distinction discrète, culture générale, élocution claire, don de repartie, bonne tenue à table, humour délicat et sérieux, goût pour les meilleurs vins et cigares, art d'entrer dans les bons réseaux et de s’y maintenir (sortir d'une grande école ou d'un grand corps de fonctionnaires y aide, s'intéresser au rugby ou au golf aussi) : voilà quelques-unes des qualités qui aident à pénétrer l’exquis milieu des dirigeants français. Il est habile de les compléter par l'allégeance à un dirigeant en place.

Ces qualités ne sont pas faciles à acquérir mais on peut les simuler. Un de mes camarades ambitionnait d'entrer dans le corps de l’inspection des finances. Je l'ai croisé dans les couloirs de Bercy, vieilli, voûté sous le poids imaginaire des dossiers, les pans de la veste battus par le mouvement alternatif des bras qui ramaient l'air. Ayant ainsi montré qu’il possédait l’habitus du haut fonctionnaire, il fut coopté haut la main. Après quoi il rajeunit, sa taille se redressa et ses bras retrouvèrent leur mouvement normal.

Vous avez sans doute observé que je ne mentionnais ni la compétence, ni l'expérience parmi les qualités nécessaires : c'est qu'elles ne sont pas absolument indispensables, la grâce d'état y pourvoyant. C'est ainsi que l'on a nommé Michel Bon à France Telecom, Jean-Yves Haberer au Crédit Lyonnais, Jean-Marie Messier à la Générale des Eaux etc. La suite des événements a prouvé que la grâce d'état pouvait avoir des ratés.

Pour une mission suicide, comme de redresser l'entreprise après un désastre, on préfèrera tout de même une personne compétente. Mais elle est jetable : si elle échoue, elle disparaîtra ; si elle réussit, on s'en débarrassera.

*  *

Celui qui a les qualités du stratège est peut-être celui qui a le moins envie de devenir un dirigeant, car il anticipe les difficultés de cette tâche et le poids des responsabilités qu’elle comporte. Ces difficultés et ce poids, le mondain ne les entrevoit pas ; par contre les privilèges qui accompagnent la fonction de dirigeant le font rêver. Voiture avec chauffeur, collaborateurs pour faire les tâches matérielles, parler sans être jamais contredit, lire l’admiration et la servilité dans les yeux des autres…  Étant considéré comme un mâle dominant (ou une femelle dominante) le dirigeant peut enfin, si cela lui plaît, bénéficier de services sexuels fréquents et variés : il ne faut pas exagérer ce dernier point, mais il ne faut pas non plus le passer sous silence.

Un de mes amis, DG d’une grande entreprise pendant des décennies, se retrouva sur le sable après que celle-ci eût été achetée par un groupe étranger. Il dut réapprendre à coller les timbres sur les enveloppes, prendre le métro, composer des numéros de téléphone, solliciter des personnes qui ne souhaitaient pas lui parler. Il fut assez sage pour prendre cela avec humour mais ce type de virage fait sombrer beaucoup d'anciens dirigeants dans la dépression.

On trouve aussi, parmi les aspirants aux fonctions de dirigeant, des pervers qui ne convoitent la légitimité que pour pouvoir humilier les autres et les faire souffrir. Mais il sont rares : le pervers satisfait plus aisément ses penchants dans les fonctions de petit chef, moins en vue et plus faciles à conquérir.

Parmi les mondains et les pervers peut enfin se glisser un vrai stratège, tout comme il se trouvait de vrais chefs de guerre parmi les courtisans d'autrefois. Mais c’est là une coïncidence. Il arrive aussi que l'entreprise, dirigée par un mondain, emploie une ou plusieurs personnes qui auraient les qualités du stratège ; mais elles sont privées des moyens d'action que confère la légitimité et doivent ronger leur frein.

Le côté de la finance


[1] Στρατηγός, général à la tête d’une armée.