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Comment évaluer une entreprise ?

 2 octobre 2002

A la Bourse, la valeur d’une entreprise est égale à sa capitalisation boursière, produit du cours de l’action par le nombre des actions. Mais le cours s’établit sur le marché étroit de la revente des actions de l’entreprise : il suffit qu’un acheteur important se présente pour que le cours monte, ou bien que quelqu’un veuille vendre un gros paquet d’actions pour que le cours diminue. La capitalisation boursière est aussi volatile que le cours, ce qui en fait une évaluation peu crédible.

Pour un comptable, la valeur de l’entreprise est égale à l'actif net des dettes, c’est-à-dire à ses fonds propres. Mais pour que cette valeur soit crédible, il faudrait que l’évaluation de chacun des postes de l’actif (machines, immeubles, titres, créances etc.) fût certaine. Or les règles comptables ont un caractère conventionnel qui altère leur signification économique.

Pour un économiste, la valeur de l’entreprise est la valeur actualisée de son cash-flow [1] futur. Cette conception de la valeur fait, contrairement aux deux précédentes, reposer l’évaluation sur une estimation de données futures, une anticipation ; elle implique donc une part d’incertitude. Cette incertitude est prise en compte dans le taux d’actualisation, qui comporte une prime de risque.

C’est à cette dernière méthode que nous adhérons en tant qu’économistes mais l’art de l’anticipation est délicat. Aussi il est important de disposer de critères que nous pourrons appliquer aux données observables pour étayer nos anticipations. Ce sont de telles règles que nous allons proposer ci-dessous.

*  *

Dans le futur, l’entreprise va mettre en valeur le capital fixe [2] qu’elle détient aujourd’hui ; elle va investir pour le modifier ; elle va s’adapter aux modifications de l'environnement réglementaire ou concurrentiel ; elle va tirer parti des opportunités. Les critères que nous allons examiner visent à évaluer son aptitude à investir ou à évoluer de façon judicieuse.

La démarche est représentée par le graphique ci-dessous ; les flèches signalent les relations entre critères successifs. 

Critères principaux

Le but d’une entreprise est de fournir sur le marché des produits utiles à ses clients. Il faut pour cela qu’elle soit bien organisée (qualité de l’organisation), qu’elle connaisse bien ses clients (qualité du marketing) et qu’elle maîtrise ses moyens de production (maîtrise de la fonction de production).

Qualité de l’organisation

L’essence même de l’entreprise, c’est d’organiser l’action des personnes qui la composent en vue de produire des biens et services utiles aux consommateurs (directement s'il s'agit de biens de consommation, indirectement s'il s'agit de biens intermédiaires). Une entité inorganisée, qu’elle soit parasitée par des réseaux qui pompent sa substance [3] ou que chacun soit libre d’y agir selon son caprice, ne mérite pas le nom d’entreprise.

L’organisation est donc l’actif le plus précieux de l’entreprise, bien qu’il ne figure pas au bilan. Sa qualité réside dans la clarté du vocabulaire et des consignes de travail partagés par les personnels ; dans l’équilibre du découpage des missions des entités, qui doit simplifier autant que possible les flux internes de produits et d’informations ; dans la bonne articulation entre expertise et légitimité lors de la préparation des décisions.

Il est difficile d'évaluer directement la qualité de l'organisation, mais on peut l'évaluer indirectement en transitant par l'évaluation du système d'information (cf. ci-dessous).

Qualité du marketing

Pour que l’entreprise puisse fournir des produits utiles à ses clients, il faut qu’elle connaisse ceux-ci et leurs besoins. Le marketing est l’une des disciplines intellectuelles essentielles de l’entreprise. Les entreprises dévorées par leur organisation (c'est souvent le cas des entreprises anciennes) n’accordent pas d’attention à leurs clients et négligent le marketing. 

La qualité du marketing s’évalue en examinant la segmentation de la clientèle : il existe des segmentations de mauvaise qualité, par exemple celles qui classent les clients selon leur opinion sur l’entreprise et ne considèrent donc pas le client lui-même ; il arrive aussi que la segmentation ne soit pas mise à jour alors que le marché à changé.

Un marketing de qualité suppose la maîtrise de méthodes statistiques de classification et de diagnostic, ainsi que la formation des personnels du terrain à l’utilisation des outils de diagnostic et de prescription forgés par le marketing.

Le marketing s'intéresse aussi au positionnement de l'entreprise par rapport à ses concurrents : il examine les parts de marché, identifie les facteurs explicatifs, propose des stratégies commerciales compétitives (diversification des produits, "packaging", partenariats, tarification, fidélisation etc.)

Maîtrise de la fonction de production

La « fonction de production », c’est la relation qui existe entre les quantités d’inputs (facteurs de production, matières premières) et les quantités d’outputs (produits). Lorsque l’on associe à chaque input son prix unitaire, on peut calculer la fonction de coût à partir de la fonction de production. La fonction de production évolue avec le progrès technique qui transforme méthodes et outils.

L’efficacité de la mise en œuvre de la fonction de production est le grand souci de l’entreprise : il s’agit de minimiser le coût de production. Il faut aussi faire évoluer la fonction de production pour pouvoir utiliser des technologies efficaces, conformes à l’état de l’art.

L’entreprise connaît-elle sa fonction de production ? se tient-elle au courant de l’état de l’art, a-t-elle organisé une veille technologique et des benchmarks ? la mise en œuvre de sa fonction de production est-elle efficace ? les évolutions des prix des facteurs et matières premières sont-elles suivies avec attention [4] ?

Une entreprise qui connaît sa fonction de production peut l’utiliser pour des simulations, des jeux stratégiques qui préparent la manœuvre à exécuter en cas de changement du prix des facteurs de production ou des matières premières, en cas de variation brusque du carnet de commande, ou encore pour diversifier l’offre sur de nouveaux segments de clientèle.

Critères secondaires

En principe, si les trois critères ci-dessus sont bons, le reste en découle et l’entreprise est de bonne qualité. Mais comme leur évaluation est très délicate, il faut examiner d’autres critères pour la confirmer et la préciser.

Qualité du système d’information

Voici quelques années l’organisation résidait dans les cerveaux des personnes, se communiquait pour l’essentiel de façon orale et ne se déposait qu’en partie dans des notes dont l’interprétation est toujours délicate. Aujourd’hui le système d’information équipe toutes les procédures de l’entreprise et pour le spécifier il faut documenter l’organisation.

Alors qu’il serait difficile d’interpréter, de décoder les notes et les propos des personnes, protégés à la fois par le jargon et la prudence, le système d’information donne de l’organisation une image en quelque sorte naïve, non apprêtée, car ceux qui l’ont spécifié n’ont généralement pas pensé que l’on pouvait évaluer l'organisation en observant le système d'information. Passer par le système d’information pour évaluer l’organisation est donc une démarche efficace même si elle est indirecte. En particulier la solidité des référentiels est un indicateur de la cohérence de l’entreprise.

Nous avons proposé ailleurs une check-list pour évaluer le système d’information.

Qualité des produits

Si le marketing est bon, si la fonction de production est maîtrisée, en principe les produits seront bons, bien positionnés sur le marché, vendus à un prix compétitif ; le réseau commercial sera efficace ainsi que le service après vente. L’évaluation de la qualité des produits permet de valider deux des critères principaux.

Qualité des compétences

La compétence de l’entreprise est le résultat conjoint de la compétence des individus qui la composent et de la qualité de l’organisation. En principe, une entreprise bien organisée attire les personnes compétentes ; l’évaluation de la compétence des personnes permet donc de valider la qualité de l’organisation et de s’assurer que l’on a bien affaire à une entreprise compétente.

Qualité de la direction

Il se peut que tous les critères ci-dessus soient bons, mais que l’entreprise soit mal dirigée. Certains dirigeants sont de bons organisateurs mais de mauvais stratèges : celui qui est capable de concevoir une voiture de course n’est pas nécessairement son meilleur pilote. L’entreprise bien organisée a ce qu’il faut pour prendre de bonnes décisions ; encore faut-il qu’elle les prenne. 

Il existe des directions timorées, peu imaginatives, qui ne sont pas orientées vers l’action mais vers la paix du management. Il existe aussi des entreprises mal organisées qui ne s’en tirent pas mal, le pilote tirant bon parti d’une machine médiocre dont son « coup d’œil » compense à peu près les défauts. Certaines entreprises ont un bon système d’information même si elles ne sont pas fortement informatisées [5] : un petit carnet est parfois plus précieux qu’un ordinateur [6].

Recoupements

Satisfaction des clients

L’évaluation de la qualité des produits doit être confortée par une enquête auprès d’un échantillon de clients ; il faudra vérifier, outre l’adéquation du produit aux besoins, la qualité du service commercial et du service d’après-vente, et vérifier la solidité du positionnement de l'entreprise face à la concurrence. 

Engagements financiers

L’entreprise la plus efficace peut être « plombée » par des dettes trop lourdes. Il faut évaluer les engagements financiers, y compris les engagements hors bilan, pour s’assurer qu’ils ne sont pas trop importants en regard du cash-flow prévisible.

Satisfaction des créanciers et des actionnaires

La "crédibilité" de l’entreprise, clé de l'obtention des moyens financiers, s’évalue selon la confiance que lui accordent ses créanciers et ses actionnaires.

Démarche à suivre

Pour évaluer une entreprise, il convient avant tout recours à la comptabilité de suivre la check-list suivante :

1)  évaluer trois critères principaux :
- qualité de l’organisation ; 
- qualité du marketing ;
- maîtrise de la fonction de production.

2) conforter l’analyse par l’évaluation de trois critères secondaires mais importants :
- qualité du système d’information ;
- qualité des produits ;
- qualité des compétences.

3) apprécier la qualité de la direction.

4) recouper les informations précédentes en évaluant :
- la satisfaction des clients ;
- les engagements financiers ;
- la satisfaction des créanciers et des actionnaires.

Après avoir parcouru cette check-list, il sera possible d’interpréter les données comptables, d’évaluer les anticipations et les risques, et enfin de calculer la valeur de l’entreprise (qui aura le plus souvent la forme d’une fourchette pour tenir compte des incertitudes). 


[1] Cash-flow : solde des mouvements de trésorerie hors frais financiers, impôts et dividendes, après déduction de la variation du besoin en fonds de roulement. Certains disent que la valeur de l’entreprise est la valeur actualisée des dividendes qu’elle distribuera dans le futur : cette définition est erronée même si elle figure dans certains manuels.

[2] Machines, réseaux, équipements, immeubles, stocks, et aussi organisation et compétences : le capital fixe se distingue du capital financier.

[3] Certaines entités anciennes sont la proie de réseaux politiques, syndicaux ou autres qui y prélèvent richesse et pouvoir d’influence. C’est signe d’une sénilité qui, dans des conditions économiques normales, conduit à la mort prochaine, mais qui peut durer indéfiniment dans les entités protégées par un monopole, notamment dans les administrations et les établissements publics (cf. « Le SI dans la sociologie de l’entreprise »)

[4] La maîtrise de la fonction de production suppose que les achats soient gérés avec vigilance.

[5] C’est le cas des entreprises qui font un métier éventuellement compliqué mais qui ont une structure simple (réseau répétitif en nid d’abeille). Les entreprises qui ont une structure compliquée, et qui doivent synchroniser des activités diverses, auraient du mal à se passer d’un système d’information.

[6] « L’illustre Galuchat était justement célèbre pour ses travaux sur les chaînes de montage. L'usine organisée suivant ses principes avait été fréquemment imitée, et était encore visitée par maintes délégations françaises et étrangères. La vente des systèmes de tapis roulants dits ‘chaînes Galuchat’ avait rapporté gros à l'entreprise. Cependant, ses idées sur la gestion étaient singulières. Par exemple, il avait des paramètres de contrôle personnels, faisait faire de temps en temps quelques mesures, griffonnait parfois des règles de trois sur de petits bouts de papier » (« B.I.D.U.L.E. », 01-Informatique, décembre 76-janvier 77).