RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Le système d’information dans la sociologie de l’entreprise

(Exposé au Club des maîtres d'ouvrage des systèmes d'information le 17 septembre 2001)

L’entreprise est un être vivant concret. Comme tel, il peut être vu sous divers aspects dont il assure la synthèse. Richard Feynman disait qu’on trouve le monde dans un verre de vin ; on trouve le monde dans une entreprise.

On considère le plus souvent l’entreprise sous l’angle économique (fonction et facteurs de production, fonction de coût, marché, investissement, dimensionnement des équipements et différenciation des produits) ou l’angle juridique (propriété du capital, contrats de travail, contrats commerciaux, créances et dettes) ; on peut la considérer aussi sous l’angle sociologique et observer les échelles de valeur, rapports d’influence, sphères de légitimité, conflits de pouvoir etc.

L’approche sociologique est parfois jugée suspecte. D’une part elle fait l’objet de l’essentiel des conversations de couloir dans l’entreprise : c'est du " café du commerce ", ce n'est pas sérieux. D’autre part certains sociologues la désavouent : pour eux, la société est un tout ; on ne peut pas distinguer la sociologie de l’entreprise de la sociologie générale qui concerne la société tout entière. Les analyses sociologiques de l’entreprise leur semblent incorrectes au plan scientifique, car non pertinentes dans leurs concepts et leurs hypothèses.

Il n’en reste pas moins que ceux qui travaillent sur le système d’information de l’entreprise doivent se colleter avec sa sociologie, avec des phénomènes qui influencent comportements et décisions mais que l’on ne peut réduire ni à l’économie, ni au juridique : si le système d’information a comme nous le pensons quelque chose à voir avec le langage que l’on parle dans l’entreprise, avec les priorités et les valeurs qu’impliquent son organisation et sa stratégie, il sera bien en relation avec sa sociologie. 

Toute entreprise possède une sociologie particulière et nous ne pourrons pas rendre compte de cette diversité ; nous allons donc présenter quelques "vues" de l’entreprise qui, comme autant de petits modèles, fournissent un premier cadre conceptuel qu'il faudra enrichir et préciser dans chaque cas.

Cycle de vie de l’entreprise

Comme tout être vivant, l’entreprise a une histoire : elle naît, elle croît, elle meurt. L’âge d’une personne est un paramètre important de son caractère ; de même, il est utile de savoir où l’entreprise en est dans sa trajectoire pour comprendre les rôles et ambitions des personnes qui la composent, l’articulation des structures de décision etc. Il est utile aussi de réaliser que l’entreprise mourra un jour : on la croit trop souvent éternelle.

Traçons la trajectoire à grands traits.

Créée par des pionniers qui pèsent risques et opportunités, l’entreprise est à l’origine modeste et aventureuse. Son système d’information est d’autant plus souple et évolutif qu’il reste léger, l’entreprise étant de petite taille. Pour l’essentiel, elle se contente de groupware et de bureautique.

Après le succès, la formule des pionniers est érigée en recette par des organisateurs, qui en feront une paisible mais efficace routine (ainsi Ray Kroc a systématisé et généralisé la formule de restauration rapide mise au point par Maurice et Richard McDonald). Les pionniers s'ennuient et partent. Le système d’information s’est alourdi et structuré : des " applications " sont apparues, qu’il faut maintenir et faire évoluer. Une direction informatique est née.

Puis l’entreprise prospère et dégage une trésorerie qu’il faut désormais gérer. Les financiers arrivent. Ils transformeront l’entreprise en vache à lait. Désormais ses dirigeants ne cherchent plus à " changer le monde ", mais à " faire du business ". Ses cadres savent que pour réussir il faut se conformer aux dogmes de la maison et ne pas faire de zèle.

Les financiers aiment les " montages " (fusions, absorptions etc.) dont ils attendent une "création de valeur" (c'est-à-dire une montée du cours de l'action) mais qui, le plus souvent, compromettent l’économie de l’entreprise, les réussites étant rares. Le système d’information fournit les données nécessaires au contrôle de gestion. La direction informatique est devenue l’un des pôles de pouvoir de l’entreprise. Les partenariats échouent souvent en raison de la difficulté à interconnecter les systèmes d’informations.

A force de croître, l’entreprise devient enfin énorme. Des réseaux politiques, syndicaux, corporatistes l’enserrent pour y pomper richesse et pouvoir. Ils réagissent devant la nouveauté, la réflexion, comme des reptiles d’autant plus dangereux que le cerveau minuscule abandonne le travail à la moelle épinière. Gare au naïf dont l’initiative touche un point du crocodile : il sera instantanément fauché par un mouvement réflexe.

L’entreprise, prisonnière des réseaux, devient rigide comme une personne atteinte de myosite ossifiante progressive, l’ossification des tissus musculaires. Elle mourra s’il se produit des chocs extérieurs auxquels elle ne pourra répondre. Son système d’information est, lui aussi, devenu rigide : il serait coûteux de le modifier, toute modification susciterait des conflits.

Toute entreprise traverse, durant son histoire, des situations dont ce scénario illustre la diversité. La direction générale est animée de conflits dont l’enjeu est, à travers l’entrelacement des intérêts particuliers, la personnalité de l’entreprise. Sur le terrain et au jour le jour, cette personnalité semble stable comme la surface d’un lac qui cache courants et tourbillons, les échos des conflits internes à la direction s’estompant avec la distance.

Le pire n’étant jamais certain, des marges de manœuvre existent. Cependant l’innovation est d’autant plus difficile que l’entreprise est plus grande et que les réseaux l’enserrent de plus près. On tentera parfois de faire passer l’innovation par le système d’information, mais si l’organisation de l’entreprise s’y oppose cela ne peut aboutir.

Culture d’entreprise

Quelles sont les valeurs auxquelles l’entreprise obéit ? comment, en fonction de quels critères, se distribuent le pouvoir de décision, le pouvoir d’influence, le droit à la parole ? Toujours dans les grandes lignes, on distingue trois styles de management :  le système des caciques, le système rationalisé, le système organique.

Système des caciques

L'entreprise est dirigée par des " anciens " dont chacun a, durant sa carrière, construit un réseau de relations et négocié une zone d'influence. Le directeur général est un arbitre qui veille à l'équilibre des pouvoirs en donnant raison (et budget) tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Il divise pour régner. L'énergie de l’entreprise se consume en négociations internes.

Les qualités demandées au personnel sont discipline, dévouement, fidélité, égalité d'humeur. Ses compétences, acquises avant d’entrer dans l'entreprise, progressent peu car elles ne constituent pas un critère d'avancement.

L’entreprise ne peut survivre que si elle est protégée. C'était le cas des monopoles publics avant que la concurrence n'arrive, c’est le cas de certaines entreprises protégées par un monopole local.

Le système d’information est construit autour d’applications stables, gérée par une direction informatique elle-même dirigée par un cacique. L’innovation est rare.

Système " rationalisé "

L'entreprise est divisée en centres de résultat dotés chacun d'objectifs et de comptes permettant d'évaluer l'efficacité des managers. Pour construire la comptabilité analytique, il a fallu définir des conventions âprement négociées ; une fois ces choix faits la négociation porte sur la décision d'investir, que le calcul éclaire sans ambiguïté sinon sans incertitude.

Les responsabilités sont décentralisées au sein du management. L'organigramme, qui définit les entités et désigne leurs responsables, est la pièce maîtresse de l'organisation. Il doit être assez stable dans le temps pour que l'on puisse confronter engagements et résultats.

Ce système convient à des entreprises produisant en série des produits standards sur des marchés à évolution lente. Il facilite la gestion des infrastructures, l'organisation d'une force de travail spécialisée, la préparation des plans d'investissement.

Les compétences demandées sont des savoir-faire correspondant chacun à des tâches définies. L'entreprise dispense les formations nécessaires ; des qualifications standardisées rendent les individus interchangeables. Le système d’information sera volontiers structuré autour d’un ERP. Il fournit des éléments d’aide à la décision et s’organise autour du référentiel de l’organisation, colonne vertébrale de la comptabilité analytique. Cependant il est difficile pour l’entreprise rationalisée de mettre en place des structures de projet pour les projets transverses, et il est pratiquement impossible de trouver un centre de résultat qui accepterait de porter une dépense qui, tout en ayant un effet négatif sur ses propres comptes, serait nécessaire pour l'entreprise.

Le passage du système des caciques au système rationalisé se fait, sous la pression de la concurrence, pour diminuer les coûts et restaurer la marge. Il implique l'élimination des caciques, la mise en place de centres de résultats et de procédures de planification. Il comporte un changement des critères de gestion et des points de repère du personnel.

Système " organique "

Pour l'entreprise " organique ", le mot clé est processus, au sens de " suite des opérations permettant de traiter une affaire ". Un processus comporte une succession de décisions qui doivent être prises par le personnel. Le contrôle hiérarchique joue a posteriori et répond aux dysfonctionnements en adaptant le processus. La responsabilité est décentralisée vers les exécutants eux-mêmes.

La hiérarchie est courte, le contact entre base et sommet facile. Les personnels se forment en travaillant. Les qualités qui leur sont demandées sont l'adaptabilité (pouvoir activer des processus divers), le bon sens (prendre la décision juste face à un cas particulier), l'esprit de responsabilité (assumer les décisions sans angoisse).

Le système d’information met en œuvre l’ " aide à la tâche " (" travail assisté par ordinateur ") et les workflows. Il articule les applications centrales avec les ressources du groupware (" Intranet "). Son référentiel est construit autour de " composants métiers " réutilisables par divers processus.

L’entreprise rationalisée résistera d'autant plus à la mise en place du système organique qu'elle sera mieux organisée. Pour une entité jugée sur ses comptes analytiques, tout processus qui traverse sa frontière doit en effet être muni de compteurs. Mais comment évaluer une expertise ? si plusieurs entités coopèrent à un même processus, comment en partager la responsabilité ? Il avait fallu casser le système des caciques pour passer au système rationalisé ; il faut casser le système rationalisé pour passer au système organique. Chacun de ces passages suppose sacrifices et destructions.

Le SI, reflet des valeurs de l’entreprise

L’entreprise exprime ses idées directrices dans sa communication interne, son rapport annuel et sa publicité. Mais ces discours décrivent ce que l’entreprise voudrait être ou paraître, non ce qu’elle est vraiment. L’entreprise voudrait être aimée par de fidèles clients, admirée pour la qualité de ses produits, prestigieuse par son professionnalisme. Il faut, pour voir la vérité, pénétrer l’arrière cuisine, l’endroit où l’entreprise s’exprime naïvement. Cet endroit, c’est le système d’information.

En examinant le système d’information, on découvre des priorités différentes de celles affichées ou souhaitées. La vérité de l'entreprise, c'est souvent le nombrilisme ; ce n’est pas le client qui est "au cœur de l’entreprise", mais l’organisation interne. La priorité des managers ne réside pas dans le marché, mais dans la surveillance de leurs plates bandes mutuelles (voir "Le compromis managérial").

Cela se voit dans les identifiants. Identifie-t-on le client, dont on veut suivre le comportement et étudier les besoins, ou bien l’équipement dont l’entreprise se sert pour produire le service ? le marketing dit qu’il faut identifier le client ; la pratique, c’est que l’opérateur télécoms identifie la ligne téléphonique, le banquier identifie le numéro de compte, l’hôpital identifie le lit. Votre banquier ne sait pas additionner les crédits et débits de vos comptes, votre opérateur télécoms vous envoie autant de factures que vous avez de lignes etc. L’entreprise est dévorée par son organisation interne, à laquelle elle accorde toute son attention, et le client passe après, quoique l'on dise.

La relation avec la clientèle n’est pas la seule victime de la priorité accordée à l’organisation. Dans une entreprise industrielle, on trouvera une nomenclature de produits différente pour chaque usine, pour chaque filiale, ce qui rendra difficile la définition de produits intégrés et la mise en place de l'"e-business". Le découpage géographique du marché sera dicté par l’équilibre des pouvoirs entre barons ou par des critères managériaux (" pas plus de cinq établissements pour une direction régionale "), au dépens de la compréhension du marché.

Il n’est pas surprenant alors qu’il soit si difficile de réussir les partenariats où l’entreprise associe, en un même " package ", son offre à celle d’autres entreprises. La réussite d’un partenariat suppose que les systèmes d’information échangent les données nécessaires au processus de production et, surtout, au partage du profit. Mais il sera pratiquement impossible de faire communiquer des SI dont les fondations reflètent non l’économie du marché, mais l’organisation particulière à chaque entreprise.

Les couches de la décision

La décision tranche les débats, arbitre les conflits, indique la stratégie. C'est la fonction du "décideur". On ne peut évoquer la décision dans l’entreprise sans parler de légitimité : seul est habilité à décider celui qui en a la fonction.

L’expert a le droit, et même le devoir, de donner un avis ; mais ce n’est pas à lui qu’il revient de décider. On distingue diverses expertises : l’expertise du terrain, apportée par la première ligne ; l’expertise des concepteurs métier, apportée par des ingénieurs attentifs à l’état de l’art professionnel ; l’expertise technique, apportée par d’autres ingénieurs qui suivent l’état de l’art technologique. Dans le cas du système d’information, l’expertise du terrain vient des utilisateurs, les concepteurs métier sont les maîtres d’ouvrage opérationnels, l’expertise technique vient de l’informatique. La qualité de la procédure de décision réside dans la distinction des rôles des divers experts et du décideur, et dans le soin apporté à leur articulation (voir "Articuler l'expertise et la décision").

La légitimité se distribue autour de quatre pôles : la direction de l’entreprise possède la légitimité politique ; l’administration de l’entreprise est légitime sur les questions d’organisation et l’évaluation des projets ; les métiers sont les maîtres de l’expertise professionnelle ; l’informatique possède l’expertise technique.

La direction

Le président de l’entreprise incarne la légitimité suprême, comme le fait la Couronne en Grande-Bretagne. Il se charge des relations avec les actionnaires, les banquiers, l’administration ; dans les grandes entreprises, il est en rapport avec le gouvernement. Il représente l'entreprise devant les médias et la direction de la communication est son outil quotidien.

Le dirigeant français n’est généralement pas un ingénieur mais plutôt un politique : depuis les années 70, le pouvoir dans les grandes entreprises a été pris par des Enarques ou assimilés (il existe des exceptions, mais encore une fois nous schématisons délibérément). Le dirigeant estimerait incompatible avec son statut social de mettre les mains sur un clavier d’ordinateur. S’il a une boîte aux lettres, c’est son assistante qui trie et imprime les messages.

Même s’il est conscient de l’importance " stratégique " du système d’information, le dirigeant s’en fait une idée abstraite et il est mal à l’aise pour arbitrer les décisions le concernant. Il arrive qu’il soit volontariste (" je veux que nous soyons présents sur l’e-commerce dans six mois "), mais devant les difficultés ce volontarisme se dégrade en velléités. Les contraintes pratiques, techniques du système d’information lui paraissent mesquines, comparées à ses attentes stratégiques grandioses. Si vous lui parlez du poste de travail des utilisateurs, du référentiel de l’organisation, des processus à équiper, il vous trouvera terre à terre.

A l’orée de l’économie de l’" immatériel " et des " services ", certains dirigeants en viennent à penser que la technique n’a aucune importance, l’essentiel étant affaire d’image de marque. Ils surestiment l’importance des médias, de la communication, au détriment des fondamentaux.

L’administration

L’" administration de l’entreprise ", c’est l’ensemble constitué par la direction générale, la direction financière, le contrôle de gestion et la DRH. Ce sont des activités de contrôle et d’organisation, de support et de normalisation. En relation directe avec la direction de l’entreprise, elles relayent sa stratégie.

Les responsables de l’administration ne sont généralement pas des ingénieurs de formation, mais des juristes, des économistes ou des sociologues. Pour eux aussi, le système d’information est une chose abstraite, même si se conformant à la mode ils lui attribuent eux aussi un caractère " stratégique ".

L’administration est jalouse du pouvoir que l’informatique tire de son gros budget. Elle pratiquera donc volontiers une politique de compression des coûts : quelles que soient les priorités et contraintes, le budget de l’informatique ne devra pas dépasser un montant fixé à l’avance, l’" enveloppe ". Celle-ci sera parfois libellée non en euros, mais en hommes*mois de développement, et le budget proprement dit sera entouré d’un flou facilitant les dérives. La discussion du budget sera réduite à une séance lors de laquelle le DG manifestera de la mauvaise humeur et barrera quelques projets dans une longue liste.

L’administration aime la simplicité de l’organisation et s’oppose donc à la constitution de pôles de compétence en maîtrise d’ouvrage. On entendra dire : " tout ça, c’est de l’informatique ", ou mieux encore : " la maîtrise d’ouvrage doit être faite par l’informatique ". Il est en effet difficile pour des organisateurs d’instaurer dans l’entreprise à propos du système d’information, qu’ils comprennent mal, une dialectique entre deux pôles professionnels chargés l’un des aspects fonctionnels, l’autre des aspects techniques. Une telle dialectique existe certes entre la direction de la production et la direction commerciale, dont l’affrontement constitue la respiration même de l’entreprise (l’un disant que les produits sont invendables, l’autre que les commerciaux sont incapables de vendre de merveilleux produits). Mais cette dialectique est subie, non voulue, alors que la constitution d’une maîtrise d’ouvrage professionnelle suppose que l’on veuille créer un pôle dialectique.

Dans son utilisation des systèmes d’information, l’administration est souvent maladroite. Elle produit pour la direction les tableaux de bord et aides à la décision. Il est rare que ces outils soient de bonne qualité, car l’administration n'a pas les compétences nécessaires en administration des données et en statistique (le savoir statistique est utilisé par les banques pour le calcul financier, par les entreprises industrielles pour la maîtrise de la qualité, mais les " datawarehouse ", " datamining " et autres " systèmes d’aide à la décision " en sont au tout début.) (voir "Histoire d'un tableau de bord"). 

Les métiers

Par " métiers ", nous entendons les directions qui produisent et qui vendent : marketing, commerce, production, maintenance, exploitation, distribution, etc. Les métiers constituent la physique de l’entreprise, le lieu où se construisent ses produits et sa relation avec son marché.

Les métiers détiennent le savoir technique et économique de l’entreprise, mais à la façon dont des consommateurs détiennent le savoir sur leurs besoins : s'ils sont les seuls porteurs légitimes de leurs propres besoins, cela ne veut pas dire qu’ils sachent les exprimer. Les métiers étant accaparés par l’activité quotidienne il leur est difficile de définir leurs priorités, de les communiquer entre eux et à la direction de l’entreprise.

C’est dans les métiers que réside l’expertise de l’entreprise, avec les divers niveaux que nous avons évoqués : le terrain, le concepteur, le stratège (directeur du métier) ; à chacun de ces niveaux correspond une couche spécifique de maîtrise d’ouvrage : utilisateurs, maîtrise d’ouvrage opérationnelle (MOAO), maîtrise d’ouvrage stratégique (MOAS) ; le maître d’ouvrage délégué (MOAD) est, auprès du stratège, le garant de la qualité de l’expression des besoins et des méthodes de travail. (voir "Fonctions dans la maîtrise d'ouvrage"). 

L’empilage de ces niveaux d’expertise reflète la complexité de la relation des métiers avec leur système d’information. S'y ajoute un problème intellectuel : la conception du système d’information suppose que l’on traverse dans le bon ordre trois couches différentes.

Il faut d’abord que les utilisateurs " réalisent ", c’est à dire perçoivent que la solution existe réellement. Il faut ensuite qu’ils comprennent comment cela marche. Ce n’est qu’après ces deux étapes qu’ils peuvent assimiler le savoir-faire et apprendre à s’en servir. Supposez que vous installiez une messagerie dans une entreprise qui en était auparavant dépourvue. La première difficulté pour l’utilisateur est de " réaliser " en quoi la messagerie consiste, et il découvre non sans étonnement la possibilité d’ouvrir les messages en cliquant dessus, la possibilité d’envoyer une réponse, l’existence du carnet d’adresse et des pièces jointes, etc.

Il est impossible d’utiliser un outil dont on n’a pas " réalisé " l’existence. Il n’est pas, par contre, indispensable de " comprendre " comment il fonctionne : d'excellents conducteurs ignorent comment fonctionne leur automobile ; par contre cette compréhension est nécessaire aux maîtres d’ouvrage, aux concepteurs qui doivent définir l’outil, le paramétrer, l’articuler à d’autres au sein du système d’information. Enfin, une fois ces étapes franchies (l’étape " comprendre " pouvant être légère pour certaines personnes, utilisateurs purs), on peut passer à l’acquisition du savoir-faire, des réflexes qui permettront d’utiliser l’outil sans même y penser.

La mise en place des workflows se heurte à cette difficulté intellectuelle : bien que la conception et la réalisation d’un workflow ne soient pas plus délicate que d’autres démarches, il est difficile pour une personne qui n’a jamais vu de workflow de " réaliser " en quoi cela consiste. De même, un métier aura du mal à modéliser son activité, à définir les priorités entre ses besoins, parce qu’il lui est difficile de " réaliser " par avance les services que le système d’information lui apportera. C’est cela qui rend délicate l’utilisation d’UML par les maîtrises d’ouvrage, ainsi que la validation des modèles par le maître d’ouvrage stratégique.

Par ailleurs, le système d’information apporte des changements à l’organisation des métiers, et ces changements suscitent parfois l’appréhension. La transparence, que tout le monde souhaite en principe, n’est pas la bienvenue pour ceux dont elle compromet le pouvoir ; la suppression des niveaux hiérarchiques intermédiaires est souhaitée par tous, sauf par ceux dont le poste est supprimé.

Le choc de l’innovation

L’innovation réussie, c’est la clé du succès pour l’entreprise : elle permet de diminuer le coût de production, d’offrir des produits nouveaux, de prendre de l’avance sur les concurrents et de dégager un profit " extra " qui réjouira ses actionnaires. Certaines grandes entreprises possèdent un centre de recherche, ou bien elles ont des relations assidues avec des chercheurs. Il en résulte une boucle sociologique.

Les chercheurs, les innovateurs, constituent un petit monde ayant ses propres valeurs, signes de reconnaissance, effets de modes et priorités. La sociologie de l’entreprise a certes une influence sur la sociologie des chercheurs, mais cette influence est lointaine. Le chercheur dialogue plus volontiers avec un homologue étranger qu’avec les métiers de l’entreprise, ce qui les fait d’ailleurs enrager.

L’innovation est bien sûr influencée par la sociologie des chercheurs : elle se produira dans les domaines qu’ils ont fouillés avec le plus d’intensité. Le choix de ces domaines est donc décisif pour l’orientation de l’innovation. Certes le flair des scientifiques les oriente vers les plus prometteurs ; mais leur choix n’obéit pas qu’à des critères scientifiques : il existe des modes parmi les chercheurs, des préjugés ; un centre de recherche est le théâtre de conflits de pouvoir aussi violents que ceux de la DG. Il en résulte qu’une bonne part de l’effort de recherche reste stérile, l’innovation étant le produit fatal d’une activité qui ne la visait pas en priorité.

Quoiqu’il en soit, des innovations se produisent. Elles ne sont pas immédiatement bienvenues. L’innovation provoque dans l’entreprise un choc parfois épouvantable. Elle modifie le champ du possible. Il faudra d’abord que l’on " réalise " cette modification, que l’on en prenne la mesure, que l’on assimile sa réalité. Il faudra mettre en production le produit nouveau, ce qui comporte des difficultés et des coûts dix fois supérieurs à ceux de la recherche. Puis il faudra modifier l’organisation de l’entreprise, ses circuits de vente, etc. L’innovation arrive sur l’économie de l’entreprise comme un météorite. L’entreprise refusera longtemps de la prendre au sérieux : pendant des années, Xerox a refusé l’imprimante à laser, et les opérateurs télécoms ont longtemps refusé le téléphone mobile.

L’informatique

La sociologie de l’informatique est un sujet délicat. L’informatique est au sein de l’entreprise un pôle de pouvoir d’autant plus fort que le fonctionnement des métiers dépend d’elle et que son budget est plus imposant. Une entreprise de service de quelques dizaines de milliers de personnes dépense pour l’informatique plusieurs centaines de millions d'euros par an ; c’est, avec les frais de personnel et l’immobilier, un des plus gros postes de dépense. Le directeur de l’informatique est un potentat.

Cependant l’informatique souffre. Elle a été soumise à une évolution rapide : remplacement de la mécanographie par les ordinateurs dans les années 60, mise en réseau et irruption des mini-ordinateurs dans les années 70, arrivée des micro-ordinateurs dans les années 80, développement des réseaux locaux, des applications bureautiques et de l’Internet dans les années 90. Les plates-formes (machines, systèmes d’exploitation) ont été bousculées ainsi que les langages de programmation (Fortran et surtout Cobol font place à C++, Java et Perl). A chaque étape, des personnes ont été mises sur la touche. Des activités jugées ancillaires, comme le développement, sont devenues de plus en plus compliquées sans acquérir pour autant un meilleur statut social. Par ailleurs il est devenu impossible à une direction informatique de maîtriser l’ensemble des savoirs nécessaires à son activité : pour choisir dans la diversité des solutions, pour maîtriser les langages et interfaces, pour évaluer la pérennité de fournisseurs dont elle dépendra, elle doit faire appel à des SSII. Elle est confrontée à des séductions parfois trompeuses, car il est rare qu’un fournisseur tienne ses promesses une fois le contrat signé. Les montants en jeu étant importants, il en résulte des tentations fortes.

La sociologie de l’informatique est donc actuellement en crise et sans doute en transition vers une nouvelle informatique dont on ne sait trop ce qu’elle sera.

Toutefois les informaticiens d’aujourd’hui ont gardé de leur histoire certains traits qui les caractérisent. Par formation, ils restent attachés aux grands systèmes centraux ; s'ils participent au déploiement de la bureautique, c'est sans plaisir. L’informatique de communication (messagerie, documentation électronique) ne correspond pas à leur culture qui s'attache plutôt au traitement des données structurées.

L’expérience courante montre combien il est difficile, pour quelqu’un qui a été formé à la rigueur des langages conceptuels, de s’accommoder du flou des connotations qui sont si efficaces pour la communication courante entre personnes. L’informaticien de formation parle une langue de bois un peu comique ; il lui est difficile de comprendre, de sentir les situations et les personnes. C’est presque une maladie professionnelle, même si bien sûr quelques informaticiens en sont exempts.

Cependant le système d’information est fécondé par la rencontre de l’informatique de communication (qui véhicule le langage connoté, symbolique, des êtres humains) et l’informatique de traitement des données structurées (qui repose sur un langage conceptuel facilitant la simulation des causalités), rencontre dont la modélisation des processus est le vecteur. Cette rencontre ne s’opère pas dans la sociologie actuelle de l’informatique, dont les valeurs suprêmes résident toutes dans le traitement des données structurées. L’entreprise ne peut alors faire progresser le système d’information, bénéficier de l’ensemble des ressources informatiques qu’il rassemble, qu’en développant une maîtrise d’ouvrage qui représentera les utilisateurs face à l’informatique et qui saura respecter celle-ci.

Conclusion

Personne ne reconnaît exactement son comportement dans une étude sociologique ; de même personne ne reconnaîtra exactement son entreprise dans les petits modèles que nous avons présentés. Leur intérêt n’est pas tant de décrire des situations concrètes que d’illustrer une perspective, un point de vue que chacun peut utiliser pour interpréter la situation de sa propre entreprise.

Il est vrai que nous n’avons pas procédé ici avec la rigueur que réclame la sociologie : nous n’avons pas fait d’enquête, nous n’avons pas établi de statistiques, nous nous sommes contentés d’interpréter une expérience, enrichie par la confrontation avec d’autres expériences. Nous ne nous sommes donc pas beaucoup éloignés du café du commerce, mais peut-être est-il trop décrié. Il faut bien en effet, avant que ne se mettent en place les enquêtes lourdes et les méthodologies rigoureuses, que des naïfs posent quelques jalons conceptuels vers un point de vue inédit ou du moins peu fréquenté.

D'ailleurs il se peut que les sociologues aient quelque chose à apprendre des praticiens. Citons en l'abrégeant un peu, mais sans le déformer, Francis Pavé dans Transformation des représentations et résistance aux changements " (conférence à l’école d’été 1998 de l’IUFM de Franche-Comté) : "L'ordinateur est la matérialisation de la logique mathématique : ils ont connu des développements historiques conjoints. Aux fondements de ces développements se trouve le principe d'identité. L'ordinateur calcule 0/1 mais ne sait faire que cela. Tout, en effet, est ramené à des 0/1 afin que le courant électrique passe (1) ou ne passe pas (0). L'ordinateur oblige à faire des modèles entièrement logiques. Il fonctionne comme un principe de réalité technico-logique, garant de la cohérence des modèles : un producteur de modèles hyperrationnels. "

Celui qui utilise nos systèmes d'information sait qu'on ne peut pas les décrire ainsi, et que ni le traitement de texte ni la messagerie ne se "ramènent à des 0/1", pas plus d'ailleurs que les traitements de données ; le mal que l'on doit se donner pour introduire un peu de bon sens dans le système d'information montre qu'il n'a rien de spontanément rationnel, encore moins d'hyperrationnel.