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Commentaire sur :
John Kenneth Galbraith, The Economics of Innocent Fraud, Houghton Mifflin 2004

24 août 2005


Pour lire un peu plus :

- Qu’est-ce qu’une entreprise ?
- Le SI dans la sociologie de l'entreprise
-
Mission et organisation

Certains de ceux qui, comme moi, ont étudié l’économie dans les années 60 éprouveront toujours envers Galbraith (1908-) un sentiment de reconnaissance. Elle était tellement ennuyeuse, la théorie que l’on nous enseignait ! Les hypothèses semblaient contraires à l’évidence, qu’il s’agisse de la rationalité des acteurs et de celle de leurs anticipations, de la perfection de l’information, de la décroissance du rendement de la production ou de l’existence même de la fonction d’utilité du consommateur. A partir de ces hypothèses le cours enchaînait de longues déductions – mais quelle créance peut-on accorder à des démonstrations quand on n’a pas confiance dans les axiomes ?

Dans The New Industrial State (1967) Galbraith, lui, parlait non de l’entreprise schématique de la théorie, dont le seul but est de maximiser le profit sous la contrainte de la concurrence (qui annule le profit), mais des entreprises réelles dont il démontait le fonctionnement intime. En le lisant, on posait enfin les pieds sur terre !

* *

C’est ce même Galbraith que j’ai retrouvé en lisant The Economics of Innocent Fraud : point de mathématiques ni de démonstration, mais une description dont il infère quelques conclusions à portée générale. C’est toujours aussi sympathique – et fort bien écrit – mais aujourd’hui, après avoir travaillé dans des entreprises, en avoir créé et animé, avoir vu ce que peuvent apporter des modèles irréalistes1 et m’être ainsi lentement réconcilié avec la théorie, je perçois mieux les limites du raisonnement de Galbraith.

Il se résume en quelques phrases dont le développement remplit certains de ses livres. Les voici :

Vous croyez que le consommateur est roi, que l’entreprise appartient aux actionnaires qui lui dictent son orientation. Vous croyez que la libre entreprise échappe au style bureaucratique. Ce sont des illusions. La direction d’une grande entreprise suppose des compétences élevées. Ses managers forment une technostructure dont l’expertise dépasse celle des actionnaires. Ceux-ci entérineront toujours les propositions des managers qui sont, de fait, les maîtres de l’entreprise même s’ils n’en sont pas propriétaires.

Loin d’écouter le consommateur, la technostructure utilise la publicité pour manipuler la demande. Si besoin est, elle manipule aussi les politiques. Son pouvoir s'étend à la société entière sur laquelle elle exerce l’hégémonie. Elle se recrute par cooptation et ses membres jouissent de privilèges. Caste d’experts cooptés monopolisant le pouvoir, la technostructure est exactement une bureaucratie.

Aussi machinale, impersonnelle et aveugle qu’un robot, la bureaucratie que décrit Galbraith modèle la société selon ses intérêts. Elle manipule le citoyen autant que le consommateur. Le discours sur la libre entreprise, l’apologie de l’échange marchand, l’invocation du pouvoir des actionnaires ne font que masquer cette réalité.

Cette vision noire est présentée avec humour, un sucre exquis enrobe la pilule amère : Galbraith est un grand écrivain. Il ne manque ni d’arguments, ni d’exemples. Le « complexe militaro-industriel » (l’expression est d’Eisenhower) incite à la guerre, génératrice de commandes. Le « lobbying », court-circuit entre les intérêts des grandes entreprises et la décision politique, est pratique courante à Washington (tout comme à Bruxelles) etc.

* *

Cependant Galbraith ne veut voir que la grande entreprise, l’entreprise mûre : c’est comme si l’on ne considérait, dans la vie d’un être humain, que la fin de l’âge adulte. Il ne décrit pas le cycle de vie de l’entreprise (voir Le SI dans la sociologie de l'entreprise), qui conduit cet être vivant de la naissance à la mort à travers la croissance, la maturité et la décrépitude.

Dans l’économie telle qu’il la représente, les jeunes pousses n’ont pas de place. Ni Google ni Amazon n’auraient pu se développer. Microsoft n’aurait pas pu faire la nique à IBM au début des années 80 et aujourd’hui personne ne pourrait faire la nique à Microsoft.

Pourtant, et contrairement à ce que dit Galbraith, d’autres pouvoirs s’opposent parfois victorieusement à la technostructure : les dirigeants de Worldcom, d’Enron etc. se retrouvent en prison malgré tout le lobbying qu'ils ont pu financer. A la description dont il dénonce la naïveté, Galbraith oppose donc en fait une autre description naïve.

* *

L’entreprise n’est pas un être naturel : c’est un artefact, une institution. Elle est faite pour l’action et cette action a un but. L’entreprise a ainsi une mission qui est sa raison d’être (voir Qu’est-ce qu’une entreprise ?) : produire des choses utiles.

Cette mission est présente, fût-ce de façon confuse, dans la tête des entrepreneurs comme des salariés. Elle constitue l’horizon des préoccupations du stratège. Elle joue, comme un ressort de rappel, pour contrecarrer les tentations bureaucratiques et corporatistes qui parasitent l'organisation et pour s'opposer aux stratégies prédatrices.

Réduire le fonctionnement de l’entreprise à ce parasitage, attribuer à celui-ci l’hégémonie non seulement sur l’économie, mais sur la société, c’est trop étendre la portée d’exemples désastreux. Sans doute, les entrepreneurs et les stratèges véritables sont en minorité parmi les dirigeants ; mais ils existent ; c’est grâce à eux, et aux salariés consciencieux, que l’entreprise peut remplir sa mission civique. La mécanique fade et effrayante que décrit Galbraith, c'est celle d'une économie dont tout le sel aurait été ôté.
 


1 Daniel Fixari, « Le calcul économique, ou de l'utilisation des modèles irréalistes », Annales des Mines, avril 1977. Tout modèle fait abstraction de pans entiers du monde. Critiquer un modèle en le disant irréaliste n'est donc pas recevable. On doit évaluer un modèle selon sa pertinence (en regard du problème posé) ou, ce qui revient au même, son efficacité pratique au service de l'action, que celle-ci vise le monde de la nature ou le monde de la pensée.