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Mission et organisation

23 août 2005

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Pour lire un peu plus :

- A la recherche de la stratégie
- Qu’est-ce qu’une entreprise ?
- Reconstruire les valeurs
- Les institutions contre l'intelligence
-
Zhong Yong
- The Economics of Innocent Fraud
Une amie m’a dit « je ne m’intéresse qu’à la réalité ». Voilà une saine priorité !

Quoi de plus réel qu'une maison ? Elle pèse, de tout le poids de ses matériaux de construction. Elle occupe un volume qu’elle découpe en étages, couloirs et pièces. La circulation de l'air et des personnes est contrainte à passer par ses ouvertures.

Mais en la considérant comme un objet physique, aurons-nous tout dit ? Non, car avant d’être construite la maison a été un projet. Le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre ont dû discuter son plan. Certaines de leurs décisions ont été prises en cours de chantier. Résultant d’un projet, la maison pourra en outre par la suite faire l’objet d’autres projets : déplacer une cloison, modifier le contour d’une ouverture, ajouter un étage ou adjoindre un bâtiment latéral.

Ainsi, à sa réalité physique massive est associée, sur un autre plan, la réalité des intentions qui ont suscité sa construction et susciteront ensuite des modifications. Ces intentions, notons-le, s’expriment non seulement dans l’organisation de l’espace mais aussi au plan symbolique : par ses proportions comme par ses détails la maison énonce, dans la langue de l’esthétique, un rapport au monde, une position sociale, une filiation culturelle.

La maison nous fournit une métaphore des artefacts que fabrique l’être humain et en particulier des institutions, qu’il s’agisse de l’Église, de l’entreprise, du droit etc.

*  *

Toute institution répond à une intention et remplit donc une mission. Pour pouvoir le faire effectivement, elle doit se doter d’une organisation.

Nous appellerons incarnation la relation entre mission et organisation : il s’agit en effet de l’acte par lequel la mission prend chair et se dote du point d’appui physique nécessaire à sa réalisation (on pourrait, certes, utiliser pour décrire ce processus d'autres mots que mission, incarnation et organisation : que le lecteur se sente libre de les remplacer par les termes qui lui conviendront le mieux).

Une mission sans organisation n'est qu'une velléité : il faut une organisation pour concrétiser la mission, la mettre en œuvre, l’incarner dans le monde.

Ceux qui sont familiers de la culture chinoise reconnaissent ici le couple que forment le yáng 陽 (masculin, sud, soleil) et le yīn 陰 (féminin, nord, ombre), ou encore le ciel 天 tiān et la terre 地 dì : d’un côté l’impulsion, l’intention ; de l’autre la réalisation, la concrétisation[1]. On retrouve ce couple dans le judaïsme, avec la relation entre le créateur et sa création. L’islam et le christianisme en ont hérité, et l’incarnation de Dieu dans un être humain est le fait central du christianisme.

*  *

Parfois la mission reste implicite ou ambiguë. Quelle est la mission d'un transporteur aérien : faire voler des avions, transporter des passagers et du fret, ou fournir l'ensemble des services associés au transport aérien ? Quelle est la mission de l'ANPE : contribuer à l'intermédiation du marché du travail, apporter aux chômeurs une assistance psychologique, ou administrer le service public de l'emploi ? Quelle est la mission d'un opérateur télécoms : assurer la communication entre des téléphones, ou fournir l'ensemble des services qui assurent et exploitent l'ubiquité logique ? La formulation de la mission est ainsi souvent, dans l'institution, l'occasion de conflits souvent confus, mais d'autant plus violents, entre valeurs antagoniques.

L'organisation rassemble les moyens humains, matériels, financiers, et les procédures de travail nécessaires à la réalisation de la mission. Elle définit les biens et services finals qu'elle va fournir, le réseau de distribution qui les mettra à la disposition des utilisateurs, les services support et biens intermédiaires qu'elle produira pour son propre usage. Elle structure les sphères de décision légitime en directions et services. Elle recrute et forme son personnel, définit ses processus de travail, édicte des normes, élabore son système d'information. Elle finance son capital fixe et son besoin de fonds de roulement. Elle s'installe dans des immeubles. Elle s'insère ainsi dans le monde de la nature (nature physique, mais aussi sociale et humaine), où réside ce que nous appellerons pour faire court la physique de l'entreprise :

Cela donne à l'entreprise une consistance solide, parfois impressionnante, qui remplit tout comme le fait la maison une fonction à la fois pratique et symbolique. Dans l'agencement, dans le décor et jusque dans l'odeur de son hall d'entrée, de ses couloirs, bureaux et salles de réunion, dans la tenue vestimentaire et la tonalité des conversations, enfin et surtout (si on peut l'examiner) dans son système d'information, l'institution transcrit sa mission selon une personnalité qui, pour ne pas être celle d'un être humain, n'en est pas moins particulière et parfaitement reconnaissable.

*  *

Le fonctionnement quotidien de l'organisation est celui d'une machine obéissant à des règles pratiques et administratives : or ce mécanisme tend naturellement, nous verrons pourquoi, à s'émanciper de la mission.

Cependant l'incarnation se prolonge dans la durée, à travers l'action de personnes qui font leur travail avec soin, avec minutie même, mais sans perdre de vue la mission et en s'affranchissant, si nécessaire, du caractère machinal des procédures. Elles les interprètent en les respectant, tout comme le bon musicien interprète une partition.

En écrivant ces lignes, me reviennent à l'esprit les caractères admirables d'une secrétaire dans un ministère, d'un directeur à Air France, d'un autre à France Telecom, d'un conseiller d'éducation, d'un camarade de l'INSEE, d'une vendeuse de grand magasin, d'un chargé d'études dans une banque, de bien d'autres ! Ces personnes-là sont le sel de l'institution qu'elles animent au sens exact du terme, car elles lui apportent son âme. Ce sont elles, et non la hiérarchie, qui constituent la véritable élite de l'institution. Leur sérieux professionnel s'associe à une lucidité sans amertume et teintée d'humour.

Parmi les dirigeants, ceux qui méritent le titre de stratège conjuguent ce même réalisme pratique à la même conscience de la mission ; ils y ajoutent l'art de former l'équipe de personnes de confiance qui leur permettra de démultiplier leur action.

La fonction d'animation n'a pas de place dans l'organigramme et on ne sait aucun gré à ceux qui la remplissent, mais si elle est supprimée l'institution devient une machine aveugle ayant pour seule finalité la routine de ses procédures.

*  *

L’organisation est faite pour agir sur le monde dans lequel elle incarne la mission. Mais la réalisation de la mission rencontre la complexité du monde. Inévitablement, elle nécessitera des compromis : il faudra parfois agir sans avoir toutes les connaissances nécessaires, sans pouvoir anticiper les conséquences de l'action. Le mieux étant l'ennemi du bien, il faudra aussi tolérer des imperfections.

Il en résulte souvent une confusion des valeurs qui éveille des tentations, et celles-ci fraient la voie à la trahison. A la limite, l’organisation peut finir par agir d’une façon exactement contraire à une mission qu'elle a d'ailleurs oubliée. Il arrive ainsi que des dirigeants trahissent leur pays ou leur entreprise, que des salariés ou des syndicats agissent au rebours de l'efficacité, qu'une armée utilise ses armes pour opprimer son pays, que la justice soit plus formelle que soucieuse d'équité, que des médecins fassent passer leur corporation avant la santé des patients, que des entreprises soient indifférentes à leurs clients etc.

Ce risque de trahison est le prix dont il faut accepter de payer l’incarnation. La mission ne pourrait rester parfaitement pure que si elle n’était aucunement mise en œuvre, mais alors ce serait comme si elle était annulée.

*  *

La tentation de la trahison est d’autant plus forte pour une personne que celle-ci dispose de plus d’initiative et d’autorité dans l'organisation. Dans l’entreprise seront ainsi fidèles à la mission la plupart des agents opérationnels, à peu près la moitié des managers de la DG (l'autre moitié se consacrant aux délices de l'intrigue), mais seule une minorité parmi les dirigeants (voir A la recherche de la stratégie). Dans l’Église la trahison sera plus tentante, donc plus fréquente, parmi les prélats que parmi les religieux et parmi ces derniers que parmi les simples fidèles.

Cela provoque des scandales douloureux. Certains croient en effet que si la mission était juste, il devrait nécessairement en résulter une organisation impeccable : le fait que l'organisation trahisse leur semble invalider la mission elle-même. « Le gros de l'effort de recherche est orienté vers la conception des armes, le savoir-faire peut servir le mal, l’entreprise n’est pas rationnelle, l'administration est inefficace, le pape se trompe » : les dénonciateurs en déduisent, trop vite sans doute, que la science, la technique, l’économie, l'État, l’Évangile etc. ne valent rien ou sont même nuisibles.

D’autres personnes, que les dénonciateurs taxent de naïveté ou d’hypocrisie, préfèrent pour s’épargner les douleurs du scandale ignorer jusqu’au risque de trahison. Elles veulent croire l’agent économique rationnel, le pape infaillible, les dirigeants politiques capables, les magistrats équitables, les médecins dévoués etc. Elles énonceront des phrases comme « je suis fier de porter l’uniforme de notre armée » ou « je fais confiance à la justice de mon pays ».

Quand on a compris que la mission s’incarnait dans l’organisation et constaté les compromis et tentations dont se paie cette incarnation, quand on sait que dès qu’il y a tentation il existe une probabilité de trahison, on conçoit que pour évaluer une organisation il faudra dépasser son caractère mécanique pour se référer à la mission, sans se laisser impressionner par les prestiges de la hiérarchie des pouvoirs légitimes.

*  *

Ici cependant se rencontrent deux difficultés.

La première réside dans la définition de la mission elle-même qui, nous l'avons dit, est souvent sujette à discussion. J’ai par exemple défini l’entreprise comme « le lieu où le travail des êtres humains s’organise afin d'agir sur la nature pour en obtenir des résultats utiles » (voir Qu’est-ce qu’une entreprise ?) : cette définition-là implique celle de la mission. Mais d’autres diront que la mission de l'entreprise, c’est de croître, de faire croître le cours de ses actions, de « produire de l’argent », de distribuer des dividendes. Nous y reviendrons dans une autre fiche.

La deuxième difficulté est plus fondamentale. Beaucoup de personnes croient que pour être rigoureux, pour être scientifique, il faut se limiter à une description de l'organisation. Elles appellent cela objectivité. Se référer à la mission, qu'il est si difficile de définir, ce serait être normatif et pécher contre l’objectivité.

Certains pensent en effet que dans les choses humaines, tout comme dans le monde de la nature, ne jouent que des mécanismes aveugles. L'intelligence que l'on croit discerner dans l'agencement des institutions résulterait d'une sélection naturelle. Le courage, la loyauté, la lucidité, le discernement seraient illusoires et sans conséquences : c'est la thèse centrale de La guerre et la paix (1872) de Léon Tolstoï (1828-1910). Se référer à une intention, à un projet, serait aussi fallacieux que l'« intelligent design » que certains tentent d'opposer à la théorie de Darwin.

Cette représentation mécaniste et fataliste, que l'on déguise parfois en la qualifiant de « systémique », plaque abusivement, sur le délai de l'action humaine qui se mesure en jours ou en années, une théorie qui, concernant l'évolution de la nature, considère le délai nécessaire pour qu'une mutation génétique ait un effet significatif sur une population, soit une dizaine ou centaine de générations.

Il m’est arrivé de critiquer devant un sociologue célèbre l’organisation de l’entreprise pour laquelle je travaillais, et qu'il avait lui-même étudiée. « Qu’est-ce qui vous autorise, s’écria-t-il avec colère, à dire que cette entreprise marche mal ? Elle est comme elle est, elle fonctionne. Personne ne peut définir ce que c’est qu’une entreprise qui marche bien : une telle norme relèverait du Café du commerce ». Pourtant, lui ai-je répondu, si l’entreprise est un être vivant, ne peut-il pas arriver qu'elle soit malade ? Et pour diagnostiquer la maladie et prescrire un traitement, ne faut-il pas avoir quelque idée de ce qu’est la santé ?

S’il s’agit d'ailleurs d’observer et de décrire, pourquoi se limiter à l’organisation ? A l'échelle de temps de l'action humaine la mission est elle aussi réelle et observable, même si elle n’est pas physiquement manifeste. Elle est présente, fût-ce obscurément et en toute ambiguïté, dans les têtes des personnes que l’institution emploie comme dans les attentes de celles qui lui sont extérieures. Ces représentations orientent les intentions. Que la mission soit (ou semble) trahie, et il en résulte confusion, désarroi, désorientation ; l’édifice des valeurs est compromis, le chaos s’installe dans les esprits. Une description de l’institution qui se limite à l’organisation, qui évite toute référence à la mission, reste donc partielle. Et dès que la mission est évoquée, cela fournit une norme pour évaluer l'organisation.

*  *

Lorsque mon amie dit « je ne m’intéresse qu’à la réalité », je réponds : si la réalité que tu considères réside dans la seule mission, tu ne touches pas terre : une mission sans organisation, ce n’est rien. Si elle se réduit à l'organisation, tu rates l’intention qui la fonde et ne décris qu’une mécanique. Si elle désigne l’incarnation qui les relie toutes deux, à la bonne heure !

Mais alors admets, avec moi, que le risque de trahison dont se paie l’incarnation entraînera, statistiquement, des trahisons effectives et d’autant plus fréquentes que l’on se rapprochera du sommet de la hiérarchie, quel que soit le respect qui lui est dû.


[1] Zhong Yong, la Régulation à usage ordinaire, traduction, introduction et commentaire par François Jullien, Imprimerie Nationale 1993